Toujours en avance sur le public, l’industrie et les critiques, Kubrick fut pourtant adoubé dès ses débuts par Orson Welles et laisse aujourd’hui une empreinte géante dans l’histoire du cinéma. Une oeuvre singulière, sans ascendance ni descendance : celle d’un artiste qui aura toute sa vie tenu tête à la norme hollywoodienne et à ce qu’on attendait de lui.
Stanley Kubrick a été reconnu très tôt. Et par Orson Welles lui-même. « Parmi les jeunes metteurs en scène américains, je ne vois guère que Kubrick », déclare Welles dès 1958. Six ans plus tard, il persiste et signe : « Kubrick me paraît un géant. Je n’ai pas vu Lolita, mais je crois que Kubrick peut tout faire. C’est un grand director et qui n’a pas encore fait son grand film. Ce que je vois en lui, c’est le talent que ne possèdent pas les grands metteurs en scène de la génération précédant immédiatement la mienne, je veux dire Ray, Aldrich, etc. C’est peut-être parce que son tempérament correspond davantage au mien. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En mai 56, quand sort L’Ultime razzia (The Killing), son troisième film, Time Magazine comparait déjà Kubrick à Welles. Depuis, ce rapprochement a fait florès, certains allant jusqu’à voir en Kubrick le vengeur de Welles, celui qui a su faire plier les studios pour acquérir cette totale liberté dont Welles n’a joui que le temps d’un premier film, Citizen Kane. Pendant que l’un errait à travers l’Europe à la recherche d’improbables financements et faisait l’acteur pour survivre, l’autre s’établissait définitivement en Angleterre et, après le succès commercial de Lolita, jetait les bases de son système de coopération lointain et méfiant avec Hollywood : un film comme je veux, quand je veux.
Les deux trajectoires ne font donc que se croiser. Celle de Welles part de la toute-puissance créatrice du wonderboy pour aboutir à l’impuissance rageuse du banni définitif, celle de Kubrick va du bricolage fauché des premiers essais pour arriver à l’omniscience d’un démiurge craint autant qu’admiré. Tous deux sont morts dans leur soixante et onzième année, tous deux ont réalisé leur premier film à 25 ans, tous deux ont fait moins de quinze films (achevés et signés, dans le cas de Welles), tous deux sont devenus des mythes artistiques. Welles et Kubrick constituent les deux faces de l’Auteur de films, sa légende noire et sa légende dorée.
Dans l’histoire du cinéma, Stanley Kubrick restera donc comme la figure de l’Auteur triomphant, du cinéaste-artiste complet. On oubliera que la plupart de ses films ont d’abord été accueillis par une volée de bois vert critique et que peu d’entre eux ont remporté un triomphe public immédiat. Comme on oubliera que les formules « beaucoup de bruit pour rien », « tout ça pour ça » ou « la montagne a accouché d’une souris » ont systématiquement accompagné les sorties de 2001, Barry Lyndon, Shining et Full metal jacket surtout dans la presse anglo-saxonne, comme si Kubrick n’avait fait que décevoir tous les espoirs placés en lui. Mais, à chaque fois, le public a fini par venir en masse à son secours, en attendant que la critique revienne à de meilleurs sentiments. On oubliera aussi que Kubrick n’a jamais remporté le moindre Oscar et que l’establishment hollywoodien s’est toujours défié du reclus d’Angleterre, jusqu’à ce que la génération des années 70 (de Coppola à Lucas/Spielberg) s’en empare comme héros et modèle à suivre. Peut-être parce que Kubrick était seul, qu’il l’avait toujours été, et que son destin de cinéaste américain trace une figure aussi étrange que le célèbre raccord os-satellite de 2001.
Né en 1928, Kubrick a un an de plus que John Cassavetes, deux de moins que Jerry Lewis, Sam Peckinpah et Roger Corman, un an de moins qu’Andy Warhol. Constituée de grands cinéastes inégaux (comme Blake Edwards ou Robert Altman) et de faiseurs plus ou moins habiles venus de la télévision qui ne feront illusion que par à-coups (Arthur Penn, Sidney Lumet), la génération des années 20 qui éclate du milieu à la fin des fifties ne contient que trois génies incontestables : Kubrick, Cassavetes et Lewis.
Kubrick sera celui qui aura finalement le moins d’ennuis avec Hollywood. Tout de suite, il se situe ailleurs, dans l’apprentissage solitaire et l’expérimentation personnelle. Le cinéma le passionne, pas une carrière hollywoodienne. Devenu invisible par la seule volonté de son auteur, Fear and desire (53) reste un des très rares exemples de film américain entièrement autoproduit et exploité commercialement. Pour son second essai, Le Baiser du tueur (Killer’s kiss, 55), Kubrick continue de tout faire tout seul et parvient à faire encore un peu plus parler de lui. Loin de « l’usine à rêves », dans les rues et les entrepôts de New York, il réalise un assez mauvais film (doté du seul happy-end de toute son oeuvre) mais apprend à faire du cinéma de façon empirique, sans passer par les cases « grouillot » et « cinquième assistant » que lui auraient réservées les studios.
Si l’on peut s’amuser à y dénicher les germes des thèmes à venir (le piège du spectacle, les mannequins comme simulacres d’humanité) et la hache de Shining, Le Baiser du tueur est trop conventionnel pour être convaincant et peine à être autre chose qu’une « auto-série B », comme si Kubrick décortiquait la machine spectaculaire pour apprendre comment elle fonctionne, mais en laissant les pièces étalées sur le plancher, sans en proposer un autre assemblage, faute d’intérêt et de moyens. On est loin du « train électrique » de Welles. Deux coups pour apprendre le jeu, deux coups pour (presque) rien. Le premier tournant, c’est L’Ultime razzia. Welles, lui, ne va pas s’y tromper.
Sous ses allures de Quand la ville dort sec, car dénué de tout sentimentalisme poisseux, L’Ultime razzia échappe aisément au film noir, dont il décline pourtant toutes les figures connues par coeur, pour se transformer en un programme cinématographique cohérent. Comme ses héros, Kubrick a un plan : pousser le parallèle film/tournage et montrer comment une organisation secrète peut subvertir la réalité jusqu’à prendre sa place, comment le puzzle caché se met en place. Montrer aussi son économie, ses forces et ses faiblesses, ce qu’il peut digérer et ce qui peut le faire dérailler. Le programme, c’est le film lui-même, son accomplissement, bien plus que son récit ou ses personnages. Il s’agit de tout prévoir pour qu’apparaisse un genre nouveau, niché dans les plis des anciens et prêts à les réduire en véhicules tout juste utiles : « le film de Kubrick ».
Si Hollywood avait refusé « le film de Welles », trop risqué car trop voyant, il avait bien accepté « le film d’Hitchcock », animé de pulsions douteuses mais source de revenus infinis. La brèche était béante. Kubrick s’y engouffre et ne résiste pas à parsemer son film-théorème de signaux peu discrets, comme le club d’échecs ou la discussion avec le catcheur philosophe quant à la proximité ontologique gangster/artiste. Il tend vers le « zéro défaut » tout en sachant, déjà, qu’un caniche jappeur peut suffire à faire tomber la valise pleine de billets et anéantir ainsi la perfection de la figure, comme un projectionniste peu scrupuleux peut rayer la copie, en bout de course, par inadvertance. Le facteur humain, donc animal, est l’ennemi à maîtriser. Et la diversion idéale reste encore le spectacle et ses règles d’or, comme son fatum final et moral, bien utile pour camoufler l’essentiel. La machine est lancée, elle ne s’arrêtera plus.
{"type":"Banniere-Basse"}