Afin de décrypter les fameuses méthodes de travail de Stanley Kubrick, de démêler légendes et réalité, nous avons rencontré à Londres trois de ses plus proches et plus anciens collaborateurs : Leon Vitali, Jan Harlan et Julian Senior. Une percée dans le système Kubrick pour dessiner un portrait éclaté du génie en artisan à l’ancienne, pédagogue inlassable à la méticulosité plus empirique que glacée, grand communicateur curieux de tout. Et ami des bêtes plus que dévoué.
Julian Senior, haut responsable Warner et contact de Kubrick auprès de la major
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Sur tous ces points litigieux, le témoignage de Julian Senior sera d’une clarté roborative. Directeur de la publicité, du marketing et des relations avec la presse à la Warner pour toute l’Europe, Julian Senior parle clair, franc et drôle. Grand conteur d’histoires, son répertoire d’anecdotes sur Kubrick paraît inépuisable, à la mesure de son admiration pour le cinéaste, doublée d’une affection profonde. S’il se permet d’être parfois irrévérencieux avec le Maître, ne cache pas son peu d’admiration pour Shining (« Shelley Duvall, je l’aurais tabassée avec une batte de baseball dès la première bobine ! ») et trouve insupportable la voix de Ryan O’Neal dans Barry Lyndon, il parle de Kubrick sans jamais se lasser, souvent avec les larmes aux yeux. Lui explique l’affaire des caches sans aucune ambiguïté : « Son contrat avec la compagnie était de livrer un film classé R, autorisé à tout le monde, sous contrôle parental pour les adolescents. Mais il ne savait pas comment les gens de la commission de censure allaient réagir. Ils virent le film dix jours après la mort de Stanley et déclarèrent que selon la loi américaine, toute relation sexuelle montrée à l’écran entraîne une interdiction automatique aux moins de 17 ans (NC-17). Stanley disait que si certaines scènes posaient des problèmes de censure, il y ajouterait des caches numériques. Ce qui a été fait après sa mort. »
Attaché de presse stagiaire sur 2001, Julian Senior rencontre Kubrick en 1968. « Il m’a dit tout de suite « Je vais agrandir ton horizon. Tu pourras voir plus loin. » En 1969, quand il a amené Orange mécanique chez Warner, je suis entré chez Warner en même temps. Ce n’était pas une compagnie américaine comme les autres. Ils ont signé Martin Scorsese pour Mean streets, Terrence Malick pour Badlands, Clint Eastwood. C’était une compagnie différente et je voulais en faire partie. Stanley faisait confiance à tout le monde a priori. S’il a travaillé avec moi, c’est, je pense, parce qu’il a réalisé que traiter avec une grosse compagnie, c’était comme avoir affaire à un dinosaure. Un gros corps, très puissant, mais un petit cerveau. Et qui reste à se dorer longtemps au soleil avant de se décider à bouger. Donc il ne parlait pas aux directeurs de la compagnie, mais appelait le responsable du développement à Hong-Kong par exemple. Comme il appelait lui-même le traducteur japonais. Parce que dans n’importe quelle société structurée, quand des ordres sont transmis en anglais, on appelle ça des « chuchotements chinois » , et qu’ils arrivent au bout d’une longue chaîne d’intermédiaires, ils sont complètement déformés. Le grand plaisir de Kubrick, c’était de travailler comme un cinéaste indépendant à l’intérieur d’une grande compagnie. »
Grâce au dévouement d’une poignée de fidèles comme Julian Senior qui lui servaient de courroies de transmission vers les hautes sphères embrumées de direction et les basses sphères prosaïques de diffusion, Kubrick jouissait des avantages de la puissance financière d’une major sans en supporter les lourds inconvénients bureaucratiques. Comme Vitali et Harlan, Senior affirme que le charme irrésistible de Kubrick résidait autant dans son génie de cinéaste que dans sa fibre pédagogique : quand il avait mis la main sur quelqu’un, il n’avait de cesse de le faire progresser en lui transmettant son savoir-faire. « Kubrick était comme un professeur. Si je ne comprenais pas quelque chose, il passait une heure à me l’expliquer. Comme le fait que le son soit en avance de 20 images. La projection se fait ici et la tête de lecture du son est là : il y a donc 20 images de différence entre les deux. Alors tous les films de Kubrick ont au début un bip de synchronisation, qui permet au projectionniste de savoir qu’il y a précisément 20 images entre l’image et le son. C’est pourquoi cet homme était un génie : il faisait la même chose pour n’importe quelle chose infime. »
Kubrick a sans doute été le premier cinéaste à comprendre que la diffusion d’un film sur tous les supports était devenue aussi importante que sa production, que le suivi d’une création artistique était capital pour en assurer l’impact et la pérennité. Et Julian Senior d’égrener en jubilant quelques exemples édifiants :
« A propos d’ Orange mécanique, il a reçu un jour un appel d’un de ses techniciens du son, qui se trouvait en vacances en Espagne et qui avait vu le film là-bas en version espagnole. Au milieu du film, il y avait une bobine en français. Je lui ai dit : « Stanley, c’est arrangé, on envoie une nouvelle bobine en espagnol. » Et lui : « Non, ce n’est pas réglé, parce que quelque part il y a une copie française avec une bobine espagnole. »
« Quand nous avons montré Barry Lyndon à la presse, Stanley m’a demandé « A quelle heure est la projection ? » « A 10 h du matin. » Le lendemain : « Julian, je ne suis pas satisfait à propos de cette projection du matin. » « Qu’est-ce qui ne va pas ? » « Si les journalistes n’ont pas pris de petit déjeuner, le taux de sucre dans le sang est bas et il est difficile de se concentrer. Je vais te dire ce qu’on va faire : on servira du café et des biscuits avant. » Alors il m’a fait un croquis de la tasse et de la soucoupe en me disant « Il faut utiliser des soucoupes assez grandes pour qu’on puisse y poser son biscuit. » Ensuite, il m’a demandé des détails sur la salle, sur l’endroit où entraient les journalistes, sur le lieu où ils prendraient le café. »
« En janvier de cette année, deux mois avant sa mort, Kubrick m’a appelé un matin : « Julian, je suis très inquiet. » « Quel est ton problème ? » « Lolita. » « Lolita !? » « J’ai vu Lolita hier soir à 2 h du matin sur une chaîne allemande par satellite. Quelle mauvaise copie ! S’il te plaît, appelle le type là-bas, je lui enverrai une copie décente qu’il pourra diffuser. » J’ai appelé le type de la chaîne à Hambourg. Stanley et Leon lui ont fourni une nouvelle bande vidéo, avec un bon contraste. Il n’arrêtait jamais. Ce qui est légitime. Ça devrait toujours être comme ça. »
« Nous avons regardé le premier spot publicitaire de Full metal jacket dans la cuisine de Stanley, au moment du journal télévisé de 22 h. C’était parfait. Mais Stanley dit « Je ne suis pas content, il y a quelque chose qui cloche. » On est montés dans son bureau où il avait un magnétoscope. Il a passé le spot image par image. Il avait raison. Au milieu, il y avait deux images grises. Stanley avait vu ces deux images, à 25 images/seconde ! Je lui ai dit qu’en tant que spectateur moyen j’avais trouvé ça parfait, je n’avais rien remarqué. Il a dit « Non, il faut changer ça. » Il a appelé son monteur et Leon Vitali. A 22 h 30, on est retournés à la salle de montage et on a remonté le spot. Le lendemain matin, on a été à Birmingham, à Glasgow, à Southampton, pour fournir de nouvelles bobines aux chaînes de télévision. Quand on est perfectionniste, il n’y a pas de limite. Et c’est contagieux. »
C’est tellement contagieux que Senior s’est mis à préférer la précision au secret le mieux gardé, l’histoire authentique plutôt que la rumeur. Il nous apprend ainsi que non seulement le projet Aryan papers s’est arrêté à cause de La Liste de Schindler, mais que Kubrick avait lu le roman dont sera tiré le film de Spielberg et lui avait demandé d’en acquérir les droits. Mais trop tard, l’auteur s’était déjà engagé avec Spielberg. « Il a relancé le projet Schnitzler à ce moment-là. Un jour, il m’a appelé en me parlant de Tom Cruise et Nicole Kidman, qu’il avait rencontrés par l’intermédiaire de Sydney Pollack. Le lendemain, il m’a dit qu’il leur avait raconté l’histoire et qu’ils avaient dit oui, sans même lire le livre. Le 2 mars, cinq jours avant sa mort, quand le monteur a porté une copie du film à New York pour la projeter au président de la compagnie et à Tom et Nicole, qui n’avaient jamais vu de rushes, la projection a commencé à 11 h du soir. Il était donc près de 2 h du matin quand ils sont sortis. Le matin du 3, à 8 h, Stanley m’a appelé en me disant qu’il n’avait pas eu de nouvelles de New York. Je lui ai dit qu’il était 3 h du matin à New York. Ensuite tout le monde a appelé, Tom et les autres. Tout le monde était très content. » Julian Senior tient aussi beaucoup à « humaniser » Kubrick, à nous convaincre que ce génie omniscient ne faisait pas que travailler : « Il prenait du temps pour les choses qui étaient importantes dans sa vie : lire, regarder la télévision, beaucoup d’émissions de sport. Il était fasciné par le Tour de France. Il trouvait incroyable que ces hommes soient surentraînés à ne faire qu’une seule chose : du vélo et rien d’autre. Stanley était fasciné par le comportement humain. Il pensait que l’homme était le plus violent prédateur que la terre ait connu. Quelques jours avant sa mort, il me parlait de football, me disant que l’équipe hollandaise d’Ajax avait beaucoup de supporters juifs et que quand elle jouait à l’extérieur, les fans de l’autre équipe imitaient le bruit du gaz pour rappeler les chambres à gaz. « Peux-tu croire, me disait-il, que des gens se comportent encore comme ça aujourd’hui ? » Il pensait que l’homme était un animal dangereux. Je crois que, loin d’être un misanthrope, il aimait le genre humain. Mais avec tristesse. »
Grand observateur de l’espèce humaine, Kubrick s’intéressait aussi beaucoup aux animaux, passait son temps à enregistrer des documentaires animaliers et vivait entouré de chiens et de chats. Julian Senior raconte avec délectation comment, en plein tournage d’Eyes wide shut, Kubrick l’a appelé un jour en lui posant une unique question : « Julian, connais-tu les canards ? » « Une famille de canards s’était nichée près du lac de sa propriété. En les observant, il s’était aperçu qu’un caneton était blessé à la patte, il boitait. Il m’a fait venir, on a attrapé l’animal, on l’a mis dans une boîte en carton, et je l’ai emmené chez le vétérinaire. Plus rien n’était plus important pour lui que ce petit canard. Le film, Tom Cruise, Nicole Kidman, tout passait après. » Ainsi était Stanley Kubrick.
Frédéric Bonnaud
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