Afin de décrypter les fameuses méthodes de travail de Stanley Kubrick, de démêler légendes et réalité, nous avons rencontré à Londres trois de ses plus proches et plus anciens collaborateurs : Leon Vitali, Jan Harlan et Julian Senior. Une percée dans le système Kubrick pour dessiner un portrait éclaté du génie en artisan à l’ancienne, pédagogue inlassable à la méticulosité plus empirique que glacée, grand communicateur curieux de tout. Et ami des bêtes plus que dévoué.
Jan Harlan, producteur et beau-frère
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Jan Harlan ressemble à ce qu’il est : un très distingué et très courtois homme d’affaires suisse. Frère de Christiane Harlan, et donc beau-frère de Kubrick, Jan Harlan avait de florissantes affaires et une vie agréable entre Zurich, Vienne et New York. Il s’entendait bien avec son beau-frère et venait souvent visiter la famille Kubrick, d’abord à New York puis à Londres. Spécialiste financier, il n’avait rien à voir avec le cinéma, serait-ce celui de Kubrick. « En 1970, quand je vivais à Zurich, il m’a appelé en me disant « J’ai un grand projet qui pourrait t’intéresser. » C’était son Napoléon. Il devait être tourné en Roumanie parce qu’il avait obtenu 5 000 cavaliers de l’armée roumaine. Et comme je parlais un peu français et bien sûr allemand, langues plus parlées en Roumanie que l’anglais, et à cause de mon métier et de mon habitude à négocier avec des gouvernements, il m’a proposé de travailler pour lui. Mais ça ne s’est pas fait, à cause de l’échec complet de la coproduction italo-soviéto-américaine de Dino de Laurentiis et Sergueï Bondartchouk, Waterloo. Nos financiers de United Artists et MGM se désistèrent. Stanley était un grand expert en Napoléon. Il avait une immense bibliothèque sur le sujet. Il était fasciné par le personnage, qui était si talentueux, qui avait si bien réussi et qui avait fait des erreurs de jugement à la fin, au moment crucial. J’ai quand même décidé de rester en Angleterre et d’apprendre le métier avec lui ce qui a pris plusieurs années. J’étais juste assistant de production sur Orange mécanique. Je n’avais aucune vraie responsabilité, mais je m’intéressais à plein de domaines, structurels, fiscaux, assurances, etc. A partir de Barry Lyndon, je suis devenu producteur exécutif. Je faisais toutes les négociations et les accords financiers. C’est ce que je faisais avant dans le domaine des affaires. »
« Le projet d’adapter la nouvelle de Schnitzler remonte à 1968-69. On a acheté les droits en 1970-71. Stanley avait lu cette nouvelle dans une édition américaine de 1932, intitulée Viennese novelettes. Et la nouvelle s’appelait Rhapsody. Il m’avait demandé de la lui retraduire pour qu’il compare les traductions. Et puis il a trouvé que c’était trop compliqué, trop sérieux pour lui à cette époque, et il l’a mise de côté. Il n’était pas non plus très sûr de la fin. Il a repris le projet à l’époque de Shining. Il a eu une idée qui l’emballait : il voulait faire le film avec Woody Allen, en docteur juif de New York. Entre-temps, j’ai été contacté par plusieurs personnes qui voulaient racheter les droits, mais Kubrick refusait de les vendre. »
S’il reste discret sur le coût final d’Eyes wide shut (« Les journaux parlent toujours de 65 millions de dollars. Ce n’est pas exactement ça, mais ça va comme ça »), Jan Harlan ne se conduit pas en gardien du temple et se refuse à manier la langue de bois. Il a surtout à coeur de couper court aux rumeurs. De ce point de vue, son « ennemi » s’appelle Frederic Raphael, le scénariste du film qui s’est dépêché de publier un livre relatant son expérience (Eyes wide open, sortie française en septembre), juste après la mort de Kubrick. « Il a écrit un livre détestable. Il a abusé de la confiance de Kubrick d’une manière honteuse. Il est allé chez lui, ce dont très peu de gens peuvent se vanter. C’est un très bon écrivain et il a certainement participé de manière importante au scénario d’ Eyes wide shut. Il n’aime pas Kubrick, d’accord. Nous sommes dans un pays libre. Il cite aussi Kubrick disant que presque tout ce qu’avait fait Hitler était juste. Quand quelqu’un écrit des choses pareilles, on a envie de lui demander « Eh, d’où ça vient tout ça ? »
Ce qui exaspère visiblement le plus Jan Harlan, c’est que Raphael fasse dire à Kubrick du mal de Spielberg et de La Liste de Schindler : démenti sincère d’une affabulation d’écrivain ou solidarité bien comprise d’homme d’affaires avec l’homme le plus puissant de la planète Cinéma ? Il nous confirme pourtant que c’est bien à cause du film de Spielberg que Kubrick a abandonné définitivement le projet Aryan papers. « On a dépensé beaucoup d’argent pour ce projet. On avait eu la permission du musée des Trams de Brno, en Moravie, de faire sortir les trams dans la ville, et de fermer le centre de la ville pendant un week-end pour le redécorer avec des drapeaux nazis. Il y avait aussi un casting de fait, avec l’actrice hollandaise Johanna Ter Steege dans le rôle principal. Kubrick la voulait elle et personne d’autre. » Ceci pour démentir les rumeurs lancinantes autour de Julia Roberts, Uma Thurman ou Jodie Foster. Une comédienne aurait donc pu se vanter d’avoir tourné avec Kubrick et… Philippe Garrel ! « Mais Stanley aimait beaucoup La Liste de Schindler et Steven Spielberg. Ils se parlaient souvent au téléphone. Kubrick disait même que le meilleur réalisateur pour réaliser Artificial Intelligence serait Spielberg, pas lui. On avait aussi beaucoup avancé sur ce projet en préproduction. Nous avions 600 dessins préparatoires. C’est une belle histoire, un vrai conte de fées situé dans le futur, dans un New York englouti. Il y a une politique de contrôle des naissances très stricte. On ne peut pas avoir d’enfant si on n’a pas une autorisation du gouvernement. Il y a donc un gros marché d’enfants artificiels. Des enfants robots… Je ne veux pas vous en dire plus. Je pense que ça sera tourné un jour… »
Proche d’entre les proches, Harlan explique bien comment le côté reclus volontaire de Kubrick s’accompagnait d’une frénésie de moyens de communication. Cet homme qui détestait tellement quitter sa maison voulait tout le temps être en contact avec le monde entier : « Il ne voyageait jamais et se servait beaucoup du téléphone, du télex, puis du fax, puis du Net. Il a eu la toute première génération du Net. Comme il avait le premier fax que j’aie vu, un objet énorme qui coûtait une fortune et ne marchait pas très bien. Je lui ai demandé ce qu’il voulait en faire. « Oh, Warner Brothers à Burbank en ont un aussi. Je peux leur envoyer des fax. » « Et alors ? La belle affaire ! » « Tu verras, un jour, beaucoup de sociétés en auront un. »
Quand on signale à Jan Harlan qu’on retrouve beaucoup d’Harlan au générique d’Eyes wide shut, il admet que Kubrick aimait certes s’entourer de proches, mais seulement s’il pouvait utiliser leurs compétences professionnelles, plus par esprit pratique et facilité à faire confiance à des membres de sa famille que par favoritisme éhonté. C’est ainsi que Christiane a naturellement peint les tableaux du dernier film de son mari, avec la collaboration de Katharina Hobbs, sa propre fille née d’un premier lit. « Et mon fils aîné, qui est photographe de théâtre, a fait des repérages en Angleterre pour le film. Comme Stanley aimait bien Manuel, qu’il connaît depuis qu’il est né, il lui a demandé de participer au tournage comme photographe de plateau. Mon autre fils n’a rien à voir avec le cinéma. C’est un pianiste classique. Quand Stanley a trouvé ce morceau de Ligeti pour Eyes wide shut, il a demandé à Dominic de l’enregistrer, mais un peu plus lentement que sur le seul enregistrement disponible sur le marché. C’est à ce propos que j’ai eu ma dernière conversation avec Stanley, le 6 mars : j’étais à Los Angeles et l’une des choses dont nous avons parlé était la musique de Ligeti. « Qui va l’enregistrer ? » Il ne voulait pas un ingénieur du son de cinéma, mais un ingénieur du son spécialisé en musique classique. Il voulait une salle d’enregistrement avec une bonne acoustique naturelle. »
Mais est-ce que la légendaire minutie kubrickienne et ses tournages interminables ne donnaient pas des migraines au producteur Jan Harlan ? Après plus d’un an de tournage, n’y avait-il pas de quoi être un peu inquiet ? « Il y avait peu de gens sur le tournage. Et nous dépensions en une semaine ce que d’autres films dépensent en un jour. Alors on pouvait se le permettre. Il aimait prendre son temps, même s’il préférait de beaucoup la préparation et le montage au tournage proprement dit. A propos de la durée prévisible du tournage, il était merveilleusement optimiste. Je lui ai dit « Prévoyons 24 semaines de tournage. » Il m’a répondu « 24 semaines, tu es fou ! C’est l’histoire de deux personnes qui se parlent entre elles. » Il voulait 16 semaines. On s’est finalement mis d’accord pour 18 semaines. Mais il y croyait. Il pensait vraiment le faire en 16 semaines. Il s’est trompé, mais qu’est-ce que ça peut faire ? Personne ne s’est jamais inquiété. Warner n’a pas donné un coup de fil pour savoir ce qui se passait. Il n’y a eu aucune interférence. Au début, il ne voulait pas construire New York en studio fermé. Mais il ne voulait pas aller à New York non plus. On devait le faire dans l’est de Londres. Il disait que comme il avait reconstitué le Vietnam à l’est de Londres, ça ne devait pas poser de problèmes. Mais c’était impossible de reconstituer New York à Londres. Alors nous avons décidé d’utiliser des décors. »
Reste les deux sujets qui risquent de fâcher : le degré d’achèvement du film à la mort de Kubrick et le problème des caches numériques sur le marché américain. Il se murmure que Kubrick n’avait pas prévu ce problème de censure et que la décision d’incruster numériquement des personnages de dos pour dissimuler quelques ébats coupables revient au seul Harlan, désireux avant tout de sauver la carrière commerciale du film aux Etats-Unis et de ne pas froisser la Warner. « Quand Stanley est mort, il restait à faire le mixage et l’enregistrement d’une partie de la musique. Mais tous les morceaux avaient déjà été choisis. Ensuite, il y a eu toutes ces négociations stupides en Amérique avec la commission de censure. Stanley avait sous-estimé cet aspect. »
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