Afin de décrypter les fameuses méthodes de travail de Stanley Kubrick, de démêler légendes et réalité, nous avons rencontré à Londres trois de ses plus proches et plus anciens collaborateurs : Leon Vitali, Jan Harlan et Julian Senior. Une percée dans le système Kubrick pour dessiner un portrait éclaté du génie en artisan à l’ancienne, pédagogue inlassable à la méticulosité plus empirique que glacée, grand communicateur curieux de tout. Et ami des bêtes plus que dévoué.
Leon Vitali, l’assistant personnel
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Pour démarrer cette journée d’entretiens avec des proches collaborateurs de Stanley Kubrick, nous rencontrons un rouage essentiel du mythique « système Kubrick », Leon Vitali. Avec Brian W. Cook et Anthony Frewin, Vitali fait partie du premier cercle des assistants, tout dévoués à leur grand homme, rompus à ses méthodes, prêts à satisfaire et même à anticiper ses demandes les plus extravagantes.
Enfermé dans une salle de projection d’un laboratoire de la banlieue de Londres pour vérifier inlassablement la qualité de toutes les copies d’exploitation pour l’Europe, les versions doublées comme les versions sous-titrées, Vitali a les traits tirés de l’héritier en maniaquerie qui accomplit une tâche répétitive avec tout le soin nécessaire. Son temps est donc compté mais il nous le fera sentir le moins possible, avec une courtoisie toute british.
Comme Brian Cook, Vitali travaille avec Kubrick depuis Barry Lyndon. Mais lui a commencé comme acteur : il était l’interprète de lord Bullingdon adolescent, celui qui traitait Barry comme un usurpateur infidèle et avide, avant de le blesser à la jambe lors du duel final dans le pigeonnier. « J’avais suivi les cours d’une école d’art dramatique à Londres pendant deux ans et demi. J’en suis sorti en 1972. Je n’avais travaillé comme acteur professionnel que pendant deux ans et demi avant le rôle dans Barry Lyndon. Surtout de la télévision, un peu de théâtre et seule- ment deux films. Je n’étais donc pas l’acteur le plus professionnel du casting. » Repéré par Kubrick grâce à des photos envoyées par son agent, Vitali reçoit quelques pages du scénario avant d’être convoqué à un essai en vidéo. Il est retenu pour le rôle, sans avoir jamais rencontré Kubrick : « Je l’ai vu pour la première fois dans le hall de l’hôtel, le soir de mon arrivée sur le tournage. J’ai senti une tape sur l’épaule et me suis retourné : c’était Stanley. C’était très étrange parce qu’il n’était pas comme je l’imaginais. Il avait une voix douce. »
Sur ce tournage déjà très long, il va commencer par rester deux mois et demi sans travailler. Moins pressé qu’Harvey Keitel sur Eyes wide shut, qui finira par quitter le plateau sans même avoir commencé à tourner, appelé par d’autres projets, Vitali en profite pour s’intéresser à la technique et bombarde Kubrick de questions. Celui-ci ne tarde pas à s’attacher à ce jeune homme curieux de tout et qui connaît son texte « au rasoir », même s’il sait qu’il ne tournera pas le lendemain. « Comme je suis resté très longtemps sur place, j’ai commencé à beaucoup m’intéresser à la technique. Je posais des questions sur les fameux objectifs Zeiss avec une ouverture de 0,7 F, qui permettaient les éclairages à la bougie. A chaque fois que je lui posais une question, il me donnait beaucoup d’explications et ça ne le gênait jamais que je sois présent sur le plateau, même quand je ne tournais pas, ce qui était un privilège très rare. Ce que j’adorais, c’était qu’il fasse beaucoup de prises. Pour moi, c’était une grande chance de pouvoir tenter quelque chose de différent à chaque fois, de pouvoir s’améliorer. Mais il ne vous disait jamais comment faire. J’ai appris avec lui à me recharger avant une prise pour tout donner quand j’entendais « Action ! ».
Après Barry Lyndon, Vitali part vivre à Stockholm. Au moment de la préparation de Shining, Kubrick se souvient de lui et lui assigne une tâche bien précise : « En 1976, j’ai reçu un livre par la poste, avec juste une petite note disant « Lis ça. Stanley. » C’était Shining. Il m’a appelé deux jours après. La première chose qu’il m’a dite n’était pas « Bonjour, Leon » ou « Bonjour, c’est Stanley », mais « Est-ce que tu l’as lu ? » J’ai répondu « Oui. » Je l’avais lu d’une traite. Il m’a alors proposé de travailler sur le projet, me demandant si je voulais aller en Amérique pour trouver le petit garçon du film. Parce que sur Barry Lyndon, lors de la scène du concert et des chaussures trop grandes, quand mon personnage interrompt la musique en tenant le petit garçon par la main, le petit garçon était très distrait, il n’arrivait pas à se concentrer. Les gens le pressaient, lui demandaient de faire un effort. Et moi, je l’ai juste pris par les épaules et lui ai simplement dit « Concentre-toi. » Et Stanley a dit « Laissez faire Leon, il a trouvé le truc. » Il avait dû garder ça à l’esprit et y a repensé quand il s’est demandé comment il allait trouver le petit garçon pour Shining. En Amérique, nous avons vu quelque chose comme quatre mille enfants pour le rôle. On discutait une dizaine de minutes avec chacun et on faisait un Polaroid. Et ensuite, je rappelais tous ceux qui me semblaient convenir, et je travaillais avec eux en improvisant pendant dix, vingt minutes. C’est comme ça que nous avons fait la sélection. Le fait que je sois moi-même acteur et que je sache communiquer avec eux devait sembler très utile à Stanley. Et quand nous avons trouvé le garçon, Danny Loyd, Stanley m’a demandé de travailler avec lui pendant le tournage. »
Coach personnel de Danny Loyd et répétiteur de dialogues pour tous les autres comédiens pendant les quinze mois de tournage de Shining, Vitali se souvient que Kubrick s’enfermait souvent seul avec Jack Nicholson pour le faire travailler et recueillir ses suggestions de jeu et de dialogue. Mais il dément que Nicholson ait eu de gros problèmes de mémorisation. En revanche, il confirme que Kubrick détestait par-dessus tout les acteurs qui arrivent sur le plateau sans savoir leur texte à la perfection : « Selon Stanley, les acteurs ne doivent pas avoir à réfléchir à leur texte quand ils sont en train de jouer. Le dialogue doit devenir une seconde nature. Mais il était très ouvert aux changements et aux idées. Il travaillait à la manière d’un metteur en scène de théâtre. Il avait lu tout Stanislavski. On en parlait beaucoup parce que mon apprentissage de la comédie avait été très inspiré de Stanislavski, le naturalisme plutôt que le réalisme. Stanley s’intéressait beaucoup à ça. Il était fasciné par le jeu d’acteur. »
Shining enfin achevé, Vitali retourne à Stockholm et accepte tout ce qu’on lui propose dans le cinéma, même les plus petits jobs, bref, il galère. Mais il reste en contact téléphonique avec Kubrick. « Quand j’ai entendu dire qu’il préparait Full metal jacket, je me trouvais en Angleterre au chevet de ma mère mourante. Je l’ai appelé, il m’a parlé de son nouveau film. Je lui ai demandé « Pourrais-je y participer ? », « Bien sûr que oui, m’a-t-il répondu, à condition que tu restes ici entre huit mois et un an. » Il m’a recontacté à peu près deux mois plus tard. Je devais visionner environ 4 000 cassettes d’auditions d’acteurs. On avait fait une campagne dans la presse de tous les Etats-Unis. La réponse avait été incroyable. Il y avait une pièce entière remplie de cassettes. J’ai failli mourir quand j’ai vu ça ! Certaines cassettes étaient envoyées par des agents et il y avait dix, quinze acteurs par cassette. Ça a pris des siècles… Quand j’en trouvais qui me semblaient convenir, je les montrais à Stanley. Val Kilmer avait envoyé une cassette absolument fantastique. Il disait un monologue tiré du livre, Short timers. Mais Stanley avait déjà engagé Matthew Modine. Nous avons cherché désespérément un rôle pour Val Kilmer, mais on n’arrivait pas à équilibrer le casting avec lui. » Pour Kubrick, le casting fonctionnait comme une partition, pas question d’introduire un instrument dissonant dans l’ensemble. Et que faisait-il de ces milliers de cassettes ? « Il les réutilisait pour enregistrer des émissions de sport, des matchs de foot. Stanley adorait regarder à la télé les retransmissions sportives. »
De Full metal jacket, le monde entier a retenu l’extraordinaire composition de Lee Ermey en sergent-instructeur qui hurle sur ses marines des insultes ordurières et très imagées. Vrai instructeur de Parris Island, ancien du Vietnam, Ermey avait été repéré par Vitali dans un précédent « Viet-movie », où il avait un tout petit rôle : « Quand on a cherché des figurants, on a travaillé avec ce qu’on appelle l’armée territoriale. Ce sont en quelque sorte des soldats du dimanche. Mais des gens bien entraînés. Nous avons mis une annonce pour en recruter et nous avons eu des centaines de réponses. Et au lieu de les mettre devant une caméra et de leur demander leur nom comme dans un casting classique, j’ai eu l’idée de les faire aligner en groupe comme ça aurait été le cas s’ils étaient vraiment arrivés à Parris Island. Et Lee Ermey a fait son numéro. Comme ça, on a trié ceux dont Lee Ermey pensait qu’ils conviendraient comme recrues de Parris Island. J’étais là avec une caméra vidéo et tout ce qu’on voyait, c’était des images bougées, parce que son dialogue était à mourir de rire. Exactement comme dans le film. On avait déjà trouvé un acteur pour le rôle qui avait été aussi marine. Lee Ermey n’était que notre troisième choix. Mais il était si parfait ! Stanley a pris toutes les bandes vidéo avec Lee Ermey, il y en avait des heures et des heures, et nous avons noté tous ses dialogues, les chansons, etc. Et Stanley a écrit le dialogue à partir de ces auditions. » L’aspect documentaire de Full metal jacket doit donc beaucoup à Vitali et Ermey. Le rôle de celui-ci était devenu si essentiel que Kubrick dut se résoudre à interrompre le tournage pendant de longs mois pour attendre qu’il se remette d’un accident de voiture. « Pendant ce temps d’interruption, Stanley m’a mis au travail dans la salle de montage pour travailler à la synchro des rushes. Je me suis de plus en plus investi dans divers domaines. Nous avons fait tous les bruitages. Il n’y avait que moi et un ingénieur du son pour faire les bruits de pas. Avec Stanley, il fallait apprendre tout le temps des choses nouvelles. Il commençait en vous disant comment vous y prendre mais après des jours, des mois à faire la même chose, on s’adapte et on trouve sa propre méthode. Seul le résultat lui importait. »
Acteur guère demandé, puis répétiteur, puis directeur de casting avant de devenir bruiteur et superviseur technique en chef, le trajet de Leon Vitali est un parfait exemple de la méthode Kubrick, basée à la fois sur la méfiance envers les « étrangers » et la totale confiance en une poignée de collaborateurs dont il élargissait sans cesse les domaines de compétence. Kubrick n’aimait pas la nouveauté : quand il « tenait » quelqu’un qui lui donnait toute satisfaction, il ne le lâchait plus, quitte à lui confier des responsabilités toujours plus grandes, sur le principe de l’atelier de l’artisan.
Ce côté artisanal, évidemment plus proche de la souplesse d’une petite structure secrète que du modèle industriel hollywoodien, n’allait pas sans ses cafouillages et errements burlesques, loin du mythe de l’organisation froide et sans faille. Vitali nous confirmera à demi-mot la rumeur selon laquelle le casting sur photos des mannequins pour la cérémonie-partouze d’Eyes wide shut avait tourné au gigantesque gag quand Kubrick et ses fidèles lieutenants s’étaient aperçus que les photos et les numéros de téléphone avaient été mélangés, et que plus personne ne savait à qui appartenaient les fesses ou les seins que Stanley avait choisis si méticuleusement. Pour s’en sortir, il a fallu tout reprendre du début.
Contrairement à sa légende, Kubrick n’était pas un modèle d’ordre, et sa table de travail ressemblait plus à un amas inextricable de papiers qu’à la surface nette et rationnellement rangée du général avant la bataille. Grand cinéaste du dérèglement des organisations humaines, Kubrick savait aussi introduire le grain de sable dans son patient travail de préparation. Mais la légende a aussi ses vérifications concrètes. Par exemple, il suffit que notre magnétophone donne des signes de faiblesse pour que Vitali envoie un collaborateur chercher des piles neuves, Dieu seul sait où. Dix minutes après, les piles sont là : « Stanley vous aurait tué si vous lui aviez fait un coup pareil… »
« Il y a beaucoup de mythes à propos de Stanley. Il sortait, il allait au théâtre, comme quand il est allé voir Nicole Kidman dans The Blue room, la pièce tirée de Schnitzler. Parfois, il allait faire ses courses lui-même. Mais c’est vrai qu’il aimait par-dessus tout rester chez lui. Stanley était casanier, voilà tout. Mais on ne peut pas faire du cinéma si on est un ermite. On doit être en contact avec des milliers de gens, et c’était le cas de Stanley. » Autre mythe qui s’effondre, le gigantisme des équipes : « Quand on a commencé à tourner, Nicole Kidman a dit qu’on avait une équipe de film d’étudiant. C’était une très petite équipe. C’était sa manière à lui de garder le contrôle. Il ne fallait pas que les choses aient une telle magnitude qu’il ne sache pas ce qui se passait. En revanche, c’est vrai qu’il faisait énormément de prises. Et il les tirait toutes. Au montage, il regardait tout, chaque prise une par une. La première semaine, il n’a pas demandé de tout tirer, et puis ensuite, il est revenu à ses habitudes. C’était plus sûr ainsi. »
Informé du projet Eyes wide shut il y a quatre ans, Vitali savait que Kubrick portait ce film depuis près de trente ans, que le réaliser enfin atténuait la déception d’avoir dû abandonner le projet sur la Seconde Guerre mondiale (Aryan papers, d’après Wartime lies de Louis Begley) pour cause de concurrence spielbergienne (La Liste de Schindler). Quant à A.I. (Artificial Intelligence), Vitali confirme que Kubrick le considérait comme prêt à être tourné juste après Eyes wide shut, rassuré par l’évolution des effets numériques depuis qu’il avait vu Jurassic Park. « Je n’aurais jamais pensé qu’il allait faire de cette nouvelle de Schnitzler quelque chose d’aussi imposant. En fait, pour vous montrer à quel point j’étais idiot, après avoir lu l’histoire, je lui ai dit que je pensais que ça ferait un très joli film, mais un petit film pour un cinéaste débutant, sans beaucoup d’argent. Il m’a regardé et m’a dit « Tu ne vois pas les choses en grand. » Il avait déjà son idée. Mais il ne m’a jamais expliqué ce qu’il pensait de l’histoire. »
Pressé de questions sur le remplacement d’Harvey Keitel par Sydney Pollack, puis celui de Jennifer Jason Leigh par Marie Richardson (« Il a tourné la scène, il l’a visionnée plus tard et il a compris qu’il voulait la retourner d’une manière tout à fait différente. Si elle avait été libre, c’est elle qui aurait retourné la scène. Stanley ne changeait pas d’acteur à la légère »), Vitali se contente de confirmer les versions connues. Comme il affirme que le film était bien terminé le 7 mars, quelques détails de mixage mis à part, et que c’est Kubrick lui-même qui avait prévu le système des caches numériques pour calmer les ardeurs d’interdiction aux moins de 17 ans de la toute-puissante MPAA.
Avant de laisser Leon Vitali à ses copies et à son destin indécis de fervent apprenti tout à coup privé de Maître, on lui demande comment le cinéaste Kubrick supportait sa légende de docteur Mabuse du cinéma mondial : « Il était bien obligé de lire des choses ici et là. On s’en amusait beaucoup ensemble. « Ah, je suis un vrai mystère ! », disait-il, ou bien « Ça va leur donner à penser ! » Il était très ironique sur tout ça. Ce n’était pas le genre à se gargariser de toute cette publicité. C’était un homme très simple. Si l’on regarde le dernier film, sa simplicité… Ce ne sont que des gens qui parlent. Et il n’y a rien de plus compliqué que cela. »
Dans Eyes wide shut, Leon Vitali joue le rôle masqué et capé d’un rouge pontifical du « maître de cérémonie » qui expulse Tom Cruise de la « partouze ». Ce rôle lui va comme un gant, comme une cape, c’était le sien dans le « système Kubrick ». « C’était son idée. Pour moi, c’était presque une récréation. » Stanley Kubrick avait aussi de l’humour.
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