J’ai vu un film de Stanley Kubrick pour la première fois à 12 ans, le jour où ma mère m’a emmené voir 2001 : l’odyssée de l’espace au Kinopanorama. Kubrick a ainsi sorti des nombreux gamins de l’enfance du cinéma, fasciné une génération d’ados et accompagne aujourd’hui des vies de cinéphiles.
Al’époque, je n’étais pas critique de cinéma : le septième art était ce pays magique du mercredi après-midi et du samedi soir (parfois aussi du dimanche après-midi), un territoire dont je ne connaissais pas du tout la riche cartographie et dans lequel je me déplaçais à l’aune unique des plaisirs enfantins, un monde qui me procurait une seule certitude, jouissive : le héros qu’il soit cowboy, mousquetaire, enfant ou commandant de vaisseau spatial finissait toujours par triompher des méchants après de multiples tracas et par embrasser la fille.
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2001, ce fut autre chose : le film m’a fasciné de la première à la dernière minute, alors que je n’y avais rien compris. Et d’abord, pourquoi ne nous expliquait-on pas ce que c’était que ce satané monolithe ? Et puis pourquoi changeait-on de personnage toutes les vingt minutes, laissant en plan ceux qu’on croyait être les héros de l’histoire ? Et alors la fin, bonjour !
C’était très beau, très étrange, ce trip psychédélique, cette chambre blanche meublée Louis XVI, cet astronaute qui vieillissait en cinq minutes et qui renaissait en foetus/planète, mais qu’est-ce que ça voulait dire, bon sang ?! C’est sûr que ce film hautain, glacé et ne fonctionnant pas avec les processus de narration et d’identification habituels changeait de Vingt mille lieues sous les mers ou des Trois mousquetaires. N’empêche que malgré tout, malgré l’absence de réponses aux questions soulevées par le film (même ma maman était incapable de tout m’expliquer), 2001 me hantait.
Depuis, je l’ai revu régulièrement dix fois ? quinze fois ? , chaque nouvelle vision permettant de gratter une couche de compréhension supplémentaire, de prendre le film par un angle différent : les lois permanentes animant l’humanité depuis les primates de son aube jusqu’aux hommes pions de l’ère spatiale, le rapport non dénué d’ironie entre des hommes machinaux (et machiniques) et des machines sentimentales ; mais aussi le paradoxe d’un film entièrement fabriqué en studio mais ouvrant sur l’infini, d’un objet à la fois hautement commercial et rigoureusement expérimental, les symboles organiques et sexuels omniprésents, les rimes numérologiques (alignement du soleil, de la terre et de la lune + le monolithe, construction en trois parties + une aussi indéchiffrable que le susdit monolithe, 2001 = 2 + 0 + 0 + 1 = 3, etc.), la solitude glaciale de l’homme dans la nuit infinie des confins galactiques…
Aujourd’hui, on pourrait même ajouter une jolie fibre optique au génie visionnaire de Kubrick : en situant en 2001 un film sur le dérèglement d’un ordinateur, le bougre avait anticipé le bug de l’an 2000.
Mais on a beau avoir raclé les nombreuses couches de sens de 2001, on a beau avoir épuisé toutes ses pelures théologiques ou scientifiques, toute sa pulpe métaphysique, en son coeur demeure un noyau non fissible : le fameux monolithe. Doigt de Dieu ? Pierre philosophale ? Hallucination récurrente ? Porte de la perception ? Matérialisation du sens ou de la pensée ? Sans doute tout cela et plus, si affinités.
Avec sa forme parfaite, son opacité infranchissable, sa nature de pure surface, le monolithe est devenu le plus beau Kubrick’s cube, la figure parfaite de 2001, grand monolithe de l’histoire du cinéma. Le seul film du monde garanti absolument inépuisable puisqu’il ne deviendra obsolète que le jour où l’on aura prouvé l’existence de Dieu ou alors répondu au grand triptyque « qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où allons-nous ? ». On conviendra que ce n’est pas demain la veille.
« Orange mécanique », un film rock
Deux ou trois ans après 2001, à 14 ou 15 ans, j’ai vu mon second Kubrick, Orange mécanique c’était peu avant la sortie de Barry Lindon. Ma perception du cinéma se précisait, je savais cette fois qui était Stanley Kubrick : un maître mondialement reconnu, un cinéaste jupitérien dont on attendait désormais chaque nouvel opus (ça se produisait en moyenne tous les quatre ans) en retenant son souffle.
Pour nous, lycéens des mid-seventies, Orange mécanique ne fut pas un chef-d’oeuvre coulé dans le bronze massif, mais mieux que ça : un film culte, un film rock, un objet à nous. Un film dont nous avons fait le même usage intensif qu’un disque, le revoyant cinq ou six fois dans la même année, par pur plaisir physique. Il faut peut-être replanter le contexte de l’époque pour comprendre pareille addiction : en 74-75, la génération Lucas/Spielberg est encore embryonnaire, les blockbusters pour ados n’existent pas encore et la gent lycéenne brûle son énergie aux riffs des Stones et de Led Zep.
C’est pour cela qu’Orange mécanique était notre grand film rock, même si sa musique est signée Walter Carlos et Ludwig Van : Alex/McDowell a des airs de Mick Jagger, les Droogs ressemblent à un groupe de rock et pratiquent la baston comme d’autres la Stratocaster. Le film parle même une étrange langue vernaculaire, argot poétique que l’on s’approprie dans la cour de récré dix ans avant le verlan, quinze ans avant le rap même si les lycéens inscrits en russe seconde langue savaient bien que les mots « inventés » par Anthony Burgess étaient simplement prélevés dans la langue de Tolstoï.
C’était donc ça, Orange mécanique, pour les lycéens de 75 : un objet de reconnaissance, un artefact codé, une arme contre les parents (qui n’aimaient pas ce déchaînement de violence esthétisée), un défouloir hormonal… Ce n’est qu’un peu plus tard qu’on pensera un peu le film, qu’on s’intéressera à la misanthropie (ou à l’extralucidité) de Kubrick renvoyant dos à dos, en un triptyque rigoureusement symétrique, les dualités flics et loubards, violence urbaine et violence d’Etat, politiciens libéraux et politiciens répressifs, intellectuels de gauche et prolos silencieux.
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