Une coming of age story balnéaire hyper-sensible doublée d’un conte moral affûté sur la puissance du désir et le pouvoir de l’argent.
C’est un film dont l’existence s’est dévoilée cet hiver sur un mode d’abord un peu plaisantin, rumeur d’un pari peut-être trop gros pour être vrai. Une rumeur propagée par le bouche-à-oreille cinéphile comme une cerise sur le gâteau des premiers pronostics cannois, et volontiers rapportée au format Kamoulox : “Zloto fait un remake de La Collectionneuse avec Zahia”. Hein ?
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Une fille facile n’est pourtant pas vraiment un remake du film d’Eric Rohmer, et d’ailleurs pas une blague, ni même un film qui ferait semblant d’en être une. Certes, un peu un pari, un “coup” avant de devenir un film, mais pas un coup tellement étonnant de la part de sa réalisatrice. Car Zloto, à bien y réfléchir, a fondé tous ses films sur des figures féminines à la réputation fortement musquée, mal-aimées souvent parce que bien nées, objets malgré elles d’un mélange de fascination et de misogynie, et que la réalisatrice s’employait à libérer de cette entrave.
Ce fut Léa Seydoux (Belle Epine, Grand Central), ce fut Lily-Rose Depp (Planétarium), et c’est maintenant Zahia, nom d’une affaire presque avant d’être celui d’une fille. Une fille jetée en pâture à la prostitution de luxe, aux stars de l’équipe de France de football et au slut shaming national, puis immédiatement reconvertie dans les affaires (elle crée sa marque de lingerie à 19 ans), et désormais dans le cinéma.
Poupée mélancolique
Dans cette coming of age story balnéaire qui lui offre son premier rôle d’importance et où elle joue Sofia, l’initiatrice d’une cousine plus jeune, Zahia intéresse tellement Zlotowski en tant que Zahia qu’elle n’est, en fait, pas tout à fait un personnage. Il s’agit d’une apparition fantasmatique et éphémère (“elle est partie comme elle était venue : presque sans prévenir”), sans nom de famille, sans racines claires, littéralement sans bagage (elle sort en ville sans sac à main ni argent, presque nue), qui visite la Côte d’Azur comme tombée du ciel, et plus probablement apportée par les flots.
Aux côtés de sa cousine (l’inconnue Mina Farid, qu’on croirait évadée d’un Kechiche), dans les bras des millionnaires à yachts, sur les plages cannoises, Sofia n’est jamais que Zahia, amie de personne et venue de nulle part : un corps insaisissable, à la fois complètement déformé, refait et impur, et néanmoins tiré par là même vers sa pureté dans la sublimation, vers une espèce de féminin transfiguré.
Sofia est une expérience théorique sur la forme la plus stéréotypale du féminin, quelque chose qui vient de Bardot (à laquelle, à Cannes, on a copieusement comparé Zahia, qui tient d’ailleurs plus de la statuaire et de la mélancolie du Mépris que de la pétillance de Et Dieu… créa la femme). Une expérience que l’actrice pousse à un point de rupture, à la fois dans l’impudeur (Sofia offre sa poitrine aux regards prédateurs à tout bout de champ) et dans l’effacement (“oh, moi je ne sais pas faire la conversation”).
Elle est ainsi plus libre que toutes – ou du moins le souhaiterait-elle –, n’habitant aucun lieu, sinon celui de sa promenade perpétuelle, son aspiration lapidaire à « l’aventure », jouant comme elle respire de sa toute-puissance sur les hommes qui la convoitent, mais condamnée aussi à ne rien posséder, hormis ce qu’ils veulent bien lui offrir, et toujours pour un temps seulement.
Femme-objet, femme-sujet
Libre ou prisonnière : c’est toute la dialectique sur laquelle repose le film. Tandis que la cousine aînée s’adonne à ses habitudes de coucheuse entretenue, la cadette contemple dans un coin, hésitant à embrasser cette vie de luxe et d’apparences, prenant la mesure des privilèges qu’elle offre en même temps que de ce qu’il en coûte d’y entrer.
Et cette dialectique, le film ne la résout pas. C’est toute sa réussite que d’échapper aux dualités de son temps. Il plaira, pour le dire schématiquement, autant au public d’Abdellatif Kechiche qu’à celui de Céline Sciamma (qui a d’ailleurs elle-même récusé cette opposition, et tant mieux) ; il épouse un gaze insituable, il mène à son point de fusion la chronique d’une femme-objet, la rend à la fois complètement chose, complètement déesse et complètement sujet – en coupant pourtant tout accès à son intériorité, tant pour les autres personnages que pour nous, spectateurs.
C’est tout à la fois le drame existentiel (elle sera toujours seule) et l’armure immarcescible de cette fille facile et cependant compliquée qui, contre toutes les estocades masculines, et feignant de leur céder l’entrée, demeure impénétrable.
Une Fille facile de Rebecca Zlotowski avec Mina Farid, Zahia Dehar (Fr., 2019, 1 h 31)
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