Après les Pays-Bas et Hollywood, le cinéaste a choisi la France pour son nouveau film, espérant y pousser encore un peu plus loin son curseur (im)moral, avec la sublime Isabelle Huppert qui s’est imposée pour incarner Elle.
Auteur de son premier film français à 77 ans, Paul Verhoeven fut d’abord l’enfant terrible du cinéma néerlandais dans les années 70-80. Malgré le succès critique et commercial de Turkish Délices, Le Quatrième Homme ou La Chair et le Sang, il ne fut pas prophète en son pays, mal vu pour être trop porté sur le sexe, et dut s’exiler à Hollywood. Sous les palmiers californiens, il put donner libre cours à son humour sarcastique et à son irrévérence, signant des classiques retors comme Robocop, Showgirls ou Starship Troopers.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le fameux décroisement de jambes de Sharon Stone dans Basic Instinct, c’était lui. Repris en main par les multinationales et leur fondamentalisme économique, Hollywood se lassa ensuite de cette personnalité trop forte et trop peu consensuelle, l’incitant à revenir dans sa Hollande natale où il signa le remarquable Black Book, beau portrait de femme et livre noir des Pays-Bas sous l’Occupation, réglant quelques comptes avec la collaboration. C’est avec bonheur que cet esprit libre importe son sens critique et son ironie en France, signant le superbe et strident Elle, avec une géniale Isabelle Huppert, candidat de poids à la prochaine Palme d’or.
Paul Verhoeven – Je ne connaissais pas “Oh…”, le livre de Philippe Djian. C’est le producteur, Saïd Ben Saïd, qui m’a contacté et envoyé le roman en me demandant si je pouvais en faire un film. Je l’ai lu et, en effet, je l’ai trouvé très intéressant pour un film. Mais on a pris la mauvaise direction au départ en imaginant un film américain. Avec les Américains, on avait un scénario très structuré, ce qui est leur force par rapport aux Européens. Par contre, on a vite compris qu’on aurait des problèmes pour trouver l’actrice. De plus, je savais depuis longtemps qu’Isabelle voulait absolument ce rôle.
Quel était le problème avec les Américains et les actrices américaines ?
Le curseur moral. Si j’avais voulu faire un revenge movie, l’histoire d’une femme qui se venge de son violeur, ça aurait pu marcher avec les Américains, parce qu’ils comprennent ce genre d’histoire, ils les font très bien. Mais je ne voulais pas du tout faire ce type de film ! Je voulais aller dans une direction plus ambiguë, plus bizarre, si ce n’est immorale.
Qu’avez-vous ressenti à l’idée de faire votre premier film français ?J’étais mort de trouille. J’ai vécu trente-cinq ans dans la culture néerlandaise, puis vingt-cinq dans la culture américaine, j’ai tous mes repères culturels et professionnels de cinéaste dans ces deux pays, alors qu’en France, je découvrais tout comme un débutant. Evidemment, maintenant que le film est terminé, j’ai pu constater qu’on est très libre dans le système français et puis j’ai travaillé avec une actrice tout simplement fantastique.
Vous connaissiez Isabelle Huppert et son travail depuis longtemps ?Je l’avais rencontrée il y a six ou sept ans lors d’une minirétrospective qui m’était consacrée à la Cinémathèque française et Isabelle était venue présenter Turkish Délices. Elle avait déclaré au public que ce film, qu’elle avait vu très jeune, était l’un de ceux qui l’avaient décidée à devenir actrice.
Quelles sont ses qualités d’actrice qui vous fascinent en premier lieu ?
On ne sait jamais ce qu’elle pense. Elle a un mystère dans le regard qui laisse toutes les possibilités ouvertes. On voit qu’elle pense mais on ne sait jamais à quoi. Elle a aussi cette capacité à toujours surprendre, à dire la ligne suivante de façon neuve et jamais comme on s’y attend. La regarder jouer est tellement fascinant que j’en oubliais souvent de dire “coupez !”.
Quand on voit Elle, on pense à Buñuel, Hitchcock, De Palma, Chabrol… Que pensez-vous de ces comparaisons ?
Elles me vont très bien ! Tous ces cinéastes m’ont influencé, c’est sûr. J’ai vu presque tous les films de Buñuel, j’ai étudié Hitchcock encore plus assidûment. Chez Buñuel, l’aspect visuel est “normal”, sans aspérités particulières, sa personnalité passe par le récit, le ton, les situations. Au contraire, Hitchcock est très précis et singulier dans son montage, son storyboarding, ses cadrages, mais on ne sent pas tous ces efforts en regardant ses films. Du fait de son style plat, Buñuel est plus difficile à analyser. Sa singularité vient de sa vision surréaliste du monde, de son absence de psychologie. Buñuel n’explique pas, et c’est formidable.
Elle s’inscrit dans la continuité de Robocop, de Basic Instinct, de Showgirls, de Starship Troopers ou de Black Book, au sens où vous retournez les conventions politiques, morales ou dramaturgiques avec beaucoup d’humour, d’ironie…
Dans un film comme Starship Troopers, l’humour me permettait de passer une sous-couche de critique sociale, en l’occurrence de l’Amérique reaganienne. Je montrais que, sous couvert de patriotisme, la politique reaganienne contenait des germes de fascisme. Dans Elle, je ne crois pas que la charge ironique soit aussi nette et intentionnelle. Je dirais plutôt que je regarde ces personnages avec une bienveillance amusée. Je m’amuse de ce fils qui ne se rend pas compte que son bébé noir ne peut pas être de lui. Ça reste léger, il ne s’agit pas de provoquer de gros éclats de rire aux dépens des personnages.
Quand même, sur les conventions bourgeoises de la famille, la filiation, les rapports générationnels, les repas de Noël, votre humour est très corrosif !
Peut-être que le spectateur français y voit plus de brutalité que moi parce que cette famille est française. Je vous assure que j’ai essayé de ne pas trop charger la barque, de privilégier la légèreté et l’humour sur la noirceur et le pathos.
Vous êtes néerlandais, vous avez débuté aux Pays-Bas où vous avez tourné cinq films. Pourquoi êtes-vous parti travailler à Hollywood ? Parce que je me suis senti expulsé de mon pays. Je recevais beaucoup de critiques de la presse néerlandaise et j’avais de plus en plus de mal à obtenir des fonds de la part des organismes publics qui aident à financer le cinéma. Mes films avaient du succès mais étaient considérés comme un déshonneur pour le pays. Les gens qui tenaient ces organismes étaient à l’époque de cette vieille gauche archaïque et moraliste qui considère le succès comme suspect. A leurs yeux, l’absence de succès était la garantie des qualités artistiques d’un film. Plus j’avais de succès, moins j’obtenais d’argent ! De plus, on m’accusait d’être un pervers sexuel, de montrer une mauvaise image du pays…
Pourtant, les Pays-Bas sont très libéraux sur le plan des mœurs ?
Oui, mais pas les fascistes de gauche ! Je les appelle “fascistes” pour pousser un peu mais il existe vraiment une gauche qui croit détenir la vertu et la vérité. Or, que ce soit en politique, en religion ou en d’autres domaines, dès lors qu’on est persuadé avoir raison et que l’autre a tort, c’est le premier pas vers le fascisme. Je comprends qu’on ait des opinions différentes mais il faut toujours avoir un doute, intégrer l’idée que l’autre n’a pas forcément tort, accepter que votre adversaire soit susceptible de défendre des positions intéressantes. Je crois qu’il est fondamental dans la culture d’être capable de se regarder soi à travers le regard de son ennemi.
N’est-ce pas ce que vous avez fait avec Starship Troopers ?Absolument, j’ai regardé les Américains avec les yeux de leurs adversaires. Mais ce déplacement du regard ne concerne pas que les Américains. Prenez actuellement l’Europe et la Russie : on voit la Russie comme un pays agressif, dangereux, mais essayons de nous mettre à la place des Russes et de voir comment ils nous voient. Moi, je suis certain qu’ils perçoivent l’Europe de l’Ouest comme un danger pour eux. Souvenez-vous de ce que les Allemands ont fait aux Russes pendant la Seconde Guerre mondiale, l’envahissement, l’occupation, les 20 millions de morts. Comment voulez-vous qu’ils oublient ça ? Pour digérer ce type d’événement historique, pour retrouver la confiance en l’autre pays, ça prend du temps.
Dans vos films américains, vous critiquez divers aspects de la culture et de la politique américaines. Comment avez-vous concilié cette position critique avec le fait que ce pays vous a accueilli et donné tous les moyens de développer votre travail ?
J’ai pu faire mes films avec cette liberté parce que j’étais produit par des “petits” studios indépendants comme Carolco ou Orion. Je pouvais discuter directement de mes projets avec les patrons, il n’y avait pas ces comités que l’on connaît aujourd’hui. Mike Medavoy (Orion) ou Mario Kassar (Carolco) étaient des personnalités ouvertes. Une fois qu’ils avaient choisi le réalisateur, ils lui laissaient carte blanche. C’était très simple : “Voilà le scénario de Basic Instinct, ce sera avec Michael Douglas, vous voulez le faire ?” Une fois qu’on s’était mis d’accord sur le script, la star, on ne discutait plus, on tournait.
Pour Basic Instinct, ironiquement, la star s’avérera être Sharon Stone plutôt que Michael Douglas…
Exact, mais c’était imprévisible. Avant ce film, Sharon Stone était quasi inconnue et la star était Michael. D’ailleurs, il a longtemps refusé ce rôle à cause du sujet, de la sexualité, de la nudité et parce que Sharon n’était pas assez célèbre. Il craignait pour son image et aurait aimé partager l’affiche, et le fardeau, avec une star, au cas où… Il aurait aimé que j’engage une Michelle Pfeiffer ou une Kim Basinger mais aucune des stars de cette catégorie ne voulait de ce rôle. Isabelle aurait dit oui tout de suite ! Mais je ne la connaissais pas à l’époque.
Alors que vous y avez trouvé la liberté et des moyens, pourquoi avoir cessé de travailler à Hollywood ?
Parce qu’au fil des années, c’est devenu de plus en plus difficile de faire mes films, tant du point de vue de la liberté que du point de vue financier. Il faut dire qu’avec Showgirls et Starship Troopers, je ne me suis pas fait beaucoup d’amis là-bas ! Showgirls a été un échec commercial, il a été démoli par la critique et la presse a propagé l’idée qu’Elizabeth Berkley, l’actrice principale, avait été détruite par le film. Le cinéma et la presse peuvent être dangereux. Vous vous souvenez de L’Empire des sens ? L’acteur a fait une belle carrière mais l’actrice a été détruite par la presse et le milieu du cinéma de son pays. Elle était fantastique dans le film, mais on ne l’acceptait plus. Il est arrivé la même mésaventure à Elizabeth Berkeley. Ce n’est pas mon film qui l’a détruite mais le milieu, qui pardonne aux hommes mais pas aux femmes. C’est une pensée machiste, puritaine, qui est encore dominante aujourd’hui.
Et comment ça s’est passé avec Starship Troopers ?
Ça a mieux marché, mais pas suffisamment parce que c’était un film cher. Et le Wall Street Journal l’a accusé d’être fasciste. En France, les critiques furent plutôt bonnes, mais en Allemagne et en Italie, ça ne s’est pas très bien passé non plus, vu leur passé, le film était trop près de l’os ! A partir de là, le milieu hollywoodien a commencé à me regarder de travers. J’ai encore fait un film là-bas, L’Homme sans ombre, mais ça ne correspondait plus du tout à ce que je souhaitais : tout était dirigé par le studio, je n’avais plus de contrôle et le film ressemble à un film de studio, sans personnalité, prévisible. J’avais perdu la possibilité d’imprimer ma signature, ce n’était plus possible de continuer.
Vous avez fini par revenir aux Pays-Bas où vous avez signé l’excellent Black Book. Les “fascistes” de gauche du CNC hollandais avaient disparu, ou bien ont-ils fini par mieux vous accepter ?
(rires)… Black Book était un projet ancien que je gardais depuis le début des années 1980. Originellement, le personnage central était un homme. Ce n’est qu’en 2002 ou 2003 que mon coscénariste m’a appelé et que nous avons décidé de changer pour un personnage féminin. Ça fonctionnait beaucoup mieux et Black Book est devenu un film de guerre et un portrait de femme. Le type qui dirigeait alors le fonds de soutien était beaucoup mieux disposé à mon égard et pensait aussi que j’avais été mal traité par ses prédécesseurs.
Entre les Pays-Bas, les Etats-Unis et la France, où vous êtes-vous senti le plus libre comme cinéaste ?
C’est plus ou moins pareil partout. Il y a sans doute un peu plus de liberté en Europe pour tout ce qui touche au sexe mais j’ai quand même pu faire mes films librement aux Etats-Unis, du moins pendant une certaine période.
Dans Black Book, votre personnage féminin se teint le pubis pour passer pour une vraie blonde auprès du SS avec qui elle couche. Auriez-vous pu tourner une telle scène à Hollywood ?
Non ! Là, c’est vrai, j’aurais eu un sérieux problème (rires)…
On assiste en ce moment à une remontée de l’ordre moral, venant le plus souvent des religions. Comment vivez-vous ce retour de la bigoterie et de la pudibonderie ?
Il y a dix ou quinze ans, je pensais que la religion disparaissait progressivement. Aujourd’hui, je constate qu’elle fait son grand retour. Il y a les fondamentalistes de l’islam et ceux de la chrétienté… Que puis-je dire ? Je suis contre ! Toutes les injonctions religieuses sont fausses à mes yeux, je n’y crois pas. Cette évolution m’inquiète, pas tant pour moi que pour mes petits-enfants. A mon âge, je ne subirai pas les conséquences de cette montée obscurantiste. D’ici dix ou quinze ans, je ne sais pas à quoi ressemblera le monde de mes descendants devenus adultes mais ce qui mijote actuellement est inquiétant.
Face à l’islamisme, on assiste à un autre phénomène tout aussi inquiétant : la montée des partis populistes et xénophobes. Deux dangers symétriques pour des cinéastes libertaires… ?
Le mouvement populiste de Geert Wilders m’inquiète en effet beaucoup. Cela dit, il me semble que les Néerlandais sont trop libéraux et raisonnables pour laisser un tel parti prendre le pouvoir. Il y a aussi des raisons historiques : les Hollandais n’ont jamais eu de parti fasciste au pouvoir, contrairement aux Allemands, aux Italiens, aux Espagnols ou aux Français. Plus globalement, on vit une époque trouble et j’espère qu’on pourra continuer à pouvoir faire des films libres. J’ai lu un entretien récent avec David Cronenberg et il semble baisser les bras face aux rétrécissements de la liberté. Il écrit des romans maintenant, parce qu’il a de plus en plus de difficultés à financer ses films. Il dit que la solution serait de trouver ses financements en Europe. Pour les cinéastes comme nous, l’Europe est en ce moment plus accueillante que l’Amérique du Nord.
Elle de Paul Verhoeven (Sélection officielle, en compétition)
{"type":"Banniere-Basse"}