« The Witch », un premier film fantastique américain impressionnant de maîtrise, et « Belladonna », un film d’animation seventies exhumé, font de la sorcière le personnage le plus prisé des nouveautés de la semaine. Petite histoire des jeteuses de sort sur grand écran.
Blanche-neige et les 7 nains (1937) : la sorcière-mère
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La sorcière, c’est la Reine, femme puissante engloutie par l’hubris, et cette caricature n’est qu’une ruse pour ne pas être identifiée. Le ressort de sa puissance mythologique : une bonne dose de stéréotypes sexistes (la sorcellerie comme bras armé d’une supposée vanité féminine et son désir d’inentamable beauté – un classique) et une grosse louche de psychanalyse des contes de fée (la sorcière, c’est la mauvaise mère, la mère-ogre, qui a volé le phallus à son époux et veut manger sa progéniture parce qu’elle ne supporte pas qu’elle lui succède).
Le magicien d’Oz (1939) : la sorcière capitaliste
https://www.youtube.com/watch?v=WnXAl1ntt_4
Les deux premiers blockbusters du cinéma à destination du marché enfantin sont deux films à sorcières. Aussi stéréotypées l’une que l’autre. Deux ans après Blanche-neige et sa sorcière toute crochue (nez, doigts, dos), Le magicien d’Oz impose une sorcière toute en pointes (nez, menton, chapeau). Mais comme dans Blanche-neige, cet attirail de sorcière n’est qu’un moment dans l’être-sorcière du personnage. La sorcière ici, ce n’est plus la mauvaise mère, mais le capitalisme. Et ce, à travers une horrible voisine richissime, qui incarne la domination économique en période de Grande Dépression et pourrait expulser de leurs terres l’oncle et la tante fermiers de la petite Dorothy. Suprême sadisme, elle va jusqu’à lui confisquer son chien.
Dans ses rêves en couleurs, l’adolescente métamorphose l’affreuse mégère en sorcière de contes de fée. Le vélo qu’elle enfourche devient un balai. Seule bizarrerie dans cette panoplie très codée : sa peau est verte, attribut généralement réservé par la littérature SF aux extra-terrestres. Probablement pour mieux exalter les possibilités chromatiques d’un technicolor encore à ses tous débuts.
Les sorcières de Salem (1956) : la sorcière politique
https://www.youtube.com/watch?v=s7xtJ6OCmYk
Dans le Massachusetts, à la fin du XVIIeme siècle, dans le petit village de Salem, une vingtaine de jeunes femmes se voient accusés par la communauté de sorcellerie. Chaque procès se solde par une accusation de mort. Accès de puritanisme délirant (tuer tous les objets du désir), épidémie de la dénonciation, le fait historique (hystérique ?) est devenu le symbole de la capacité d’une société, d’un système judiciaire de se métamorphoser en machine folle et criminelle. Dans les années 1950, le mot « sorcière » a pris un sens particulier dans la langue courante américaine. Il renvoie à la politique répressive du sénateur McCarthy visant à « purifier » Hollywood de ses artisans communistes.
« Chasse aux sorcières », c’est ainsi que l’opinion publique qualifie l’impitoyable procédure de pénalisation de toute personnalité un peu trop à gauche. C’est de ce glissement du mot « sorcière » dont s’empare le dramaturge Arthur Miller dans sa pièce contestataire Les sorcières de Salem, qui sous couvert de raconter la chasse aux sorcières dans le Massachusetts au XVIIeme siècle fait le procès de la répression anticommuniste. La pièce donne lieu à une adaptation cinématographique en France, mise en scène par Raymond Rouleau et interprétée par deux stars connues pour leurs affinités avec le milieu intellectuel communiste, Simone Signoret et Yves Montand.
C’est le moment politique de la sorcière. Elle n’est plus ce démon qui menace les gens honnêtes. Elle devient une victime accusée à tort. Le martyre des atrocités collectives et des pétages de plomb de l’histoire. Mais la plus belle sorcière sacrifiée de l’histoire du cinéma, c’est au grand cinéaste danois Carl Theodor Dreyer qu’on la doit. Dans Dies Irae (1949), la vieille dame soupçonnée d’envoûtement pousse un hurlement hors-champ sous les coups de son bourreau. Le cri le plus terrassant de l’Histoire du cinéma.
https://www.youtube.com/watch?v=YR24ovoqg_0
L’adorable voisine (1958) : la witch next door
Avec Ma femme est une sorcière (1942), le français René Clair, en exil hollywoodien pour cause de Seconde Guerre Mondiale, introduit la sorcière dans le biotope inattendu de la comédie romantique. La sorcière désormais est une bombe, en l’occurrence la monoculaire (pour cause de mèche blonde tombante) et néanmoins sublime Veronika Lake. Dans cette filiation de sorcières infiltrées dans l’American Way of Life de du milieu du XXeme siècle, une autre bombe donne du fil sentimental à retordre au mâle américain un peu benêt : Kim Novak dans L’adorable voisine, délicieuse comédie signée Richard Quine.
La gageure pour ces sorcières amoureuses : séduire l’homme convoité non pas grâce aux charmes de la magie mais ceux de leur simple féminité. Bien sûr, Kim Novak n’a pas guère besoin de sortilège pour tomber James Stewart. Mais par un drôle de télescopage intertextuel, cette radieuse comédie est désormais contaminée par l’autre film que tournait Kim Novak et James Stewart la même année : l’autrement plus inquiétant Vertigo d’Alfred Hitchcock, dont les ondes morbides irradient désormais sur les scènes entre ces comédiens dans L’adorable voisine. Conclusion du face-à-face entre les deux films : il est moins nocif de s’éprendre d’une sorcière que d’un fantôme.
Ma sorcière bien-aimée (1964-1972) : la sorcière housewife
Dans son ouvrage de référence La sorcière (1862), l’historien Jules Michelet raconte que les sorcières sont au départ des femmes délaissées par leur mari, parti à la guerre. Désœuvrées, elles se mettent à parler seules. Puis aux arbres, aux animaux. Puis, toutes à leur progressif délire, se sentent investies de pouvoirs magiques.
La sorcière, c’est le devenir de la femme seule dans son foyer. Une série US de l’Amérique sixties inverse alors la proposition. La femme au foyer, c’est le devenir, l’idéal rêvé même, de la sorcière. Sous ses airs souriants de soap fantaisiste, Ma sorcière bien-aimée joue de façon ambiguë du motif de la domination masculine. Samantha doit sans cesse dissimuler, mettre en veilleuse, ne pas utiliser, ses pouvoirs magiques. Jouer quotidiennement la comédie de la femme soumise à un mari chef de famille. Mais chaque épisode met à mal cette illusoire domination masculine. Et Samantha résout toutes les difficultés qui s’abattent sur son ménage en invoquant à nouveau sa puissance innée.
La figure de l’épouse soumise est un leurre. C’est la part timidement féministe de la série. Mais ce leurre est indispensable au maintien de l’ordre conjugal : c’est sa part fortement réactionnaire. Heureusement, il y a Endora, la belle-mère trimbalant avec elle des siècles de négativité associée à la sorcellerie et incarnant toute la colère refoulée de sa fille. Excentrique, violente, outrancière, elle est la part la plus aimable du programme.
Suspiria (1977) : la sorcière baroque
https://www.youtube.com/watch?v=4FfPa0m6WMo
Bava, Romero, Argento : les trois plus grands rénovateurs des années 60/70 en matière de cinéma de genre à vocation horrifique ont tous trois livré leurs films de sorcière. Dans La sorcière sanglante (1964), Mario Bava confie à son égérie sexy Barbara Steele un double rôle ambivalent, entre ingénue et Cruella. Dans The season of the witch (1972), Georges Romero prolonge la veine de la sorcière/femme au foyer. En 1977, dans Suspiria, Dario Argento déploie des trésors de raffinement plastique et baroque (rouge, rouge, rouge) pour raconter les déboires de quelques danseuses junior, dont l’école fut autrefois le domaine d’une redoutable sorcière.
La sorcière sadique (presque) invisible et omnipotente qui se repaît à faire hurler ces jeunes filles est évidemment le double d’un cinéaste, au sommet de son érotique sadique. Trois ans après Suspiria, Argento, pas rassasié, en prolonge les turpitudes enluminées dans Inferno (1980).
Les sorcières d’Eastwick (1987) : les sorcières émancipées
Au sortir de sa première trilogie Mad Max, Georges Miller prend la tangente et se lance dans une comédie de mœurs mâtinée de fantastique. La guerre entre les hommes, ces prédateurs, et les femmes, ce gibier pas si dupe, prend un tour hyperbolique. Le vilain séducteur est cette fois rien moins que le diable, incarné dans les traits de Jack Nicholson (qui en matière de cabotinage satanique en a vu d’autres). Et les trois femmes séduites puis rebelles sont des sorcières, qui en unissant leurs pouvoirs vont donner du fil à retordre à Satan. A l’opposé de Ma sorcière bien-aimée, c’est en assumant son devenir-sorcière que la desperate housewife américaine trouve le chemin de l’émancipation.
Dangereuse alliance (1996) : la sorcière teen
Depuis longtemps déjà, les sorcières ont intégré les banlieues pavillonnaires et la middle class US. Mais généralement à la place de la mère de famille. L’originalité de Dangereuse alliance est de projeter les rites du film de sorcellerie dans une high school américaine. La sorcière investit donc le teen movie sur une B.O gavée d’indie pop d’époque (Morrissey en tête). Selon une thématique propre au teen movie croisé avec le cinéma de genre (cf Buffy et les vampires, exact contemporain de Dangereuse alliance), le super pouvoir est toujours une métaphore de l’éveil à la sexualité et son apprentissage l’épreuve de la puberté.
Ces jeunes filles qui se découvrent sorcières se découvrent sexuées. L’enjeu dramatique porte moins alors sur le développement de cet ascendant sur leurs partenaires masculins que sur la rivalité vacharde entre filles qui en découle (pas très féministe donc comme issue). Les crêpages de chignon entre sorcières prennent une dimension cataclysmique. A noter, la première rencontre deux éphémères wannabe stars d’époque, qu’on retrouvera en couple l’année suivante dans le Scream de Wes Craven : Neve Campbell (incontournable icône teen ninenties) et Skeet Ulrich.
Un amour de sorcière (1997) : la sorcière frenchie
Un jeune scientifique américain surdoué, spécialiste des pouvoirs inexplorés du cerveau humain, tombe amoureux d’une ravissante sorcière française (Vanessa Paradis). Le scénario est inepte, massacré à la réalisation par René Manzor (le frère de Francis Lalanne, responsable d’un joli chapelet de navets) et à la musique par Jean-Felix Lalanne (autre frère de Francis). A noter la présence par éclipses de Jeanne Moreau en matrone sorcière, refaisant avec Vanessa Paradis le même numéro de passation qu’avec Anne Parillaud dans Nikita (Luc Besson, 1990). Et celle de Jean Reno, qui fut, on l’a oublié, pendant presqu’une décennie (90) l’acteur le plus bankable du cinéma français. Probablement un sort jeté par une sorcière très puissante et très farceuse.
Charmed (1998-2006) : soeurs et sorcières
Dans la foulée de Dangereuse alliance, l’hybridation film de sorcières et teen-movie se décline désormais en série. Cette fois, les nymphettes ne sont pas copines de lycée mais soeurs. Chaque soeur a son petit pouvoir spécififique (déplacer les objets pour l’une, stopper le temps pour l’autre…). Comme dans Ma sorcière bien-aimée, ces sorcières intégrées au mode de vie des mortels désirent plus que tout garder le secret sur leurs pouvoirs. La sorcellerie devient la métaphore du complexe de la différence propre à l’adolescence. Au fil des saisons, la cadette devient mère de famille. L’actrice qui l’interprète n’est autre qu’Alyssa Milano, star dès l’enfance grâce à Madame est servie. Rien des étapes de sa croissance n’aura échappé aux caméras de télévision.
Le projet Blair Witch (1999) : la sorcière pixelisée
Trois étudiants en cinéma partent tourner un documentaire dans la forêt de Blair, réputée pour être le terrain de jeu d’une mystérieuse sorcière. Le tournage débute dans un esprit franchement potache, les auteurs ne croyant guère aux mystères sur lesquels ils enquêtent. Puis vire au cauchemar horrifique. Avec son budget dérisoire (moins de 100 000 dollars) et ses recettes pharaoniques (140 millions), le film est en pourcentage le plus rentable de l’histoire du cinéma. Des sortilèges dont sont victimes les personnages, on ne verra rien sinon une caméra qui tremble frénétiquement et des visages hurlant dévorés par les pixels d’une vidéo à basse définition.
Contemporain du développement d’internet, qui permis à la production d’orchestrer un marketing viral très efficace (visant à semer le doute sur la réalité documentaire du film et la vraie disparition des protagonistes), le film a créé un genre. Celui du fantastique en found-footage, qui de Rec à Cloverfield, n’a cessé de créer de nouveaux avatars.
Le voyage de Chihiro (2001) : la sorcière démiurge
Et soudain une sorcière transforme vos parents en une paire de porcins goulus. Tel est le début de la trépidante odyssée initiatrice de la petite Chihiro. La toute-puissante Yubaba n’est pas à véritablement une méchante sorcière. Elle en reproduit certains attributs (nez crochu, vilaine vérue au milieu du visage, fard a paupière violet comme Endora), mais adoucis avec ceux d’une gentille grand-mère (chignon de cheveux blancs soigné). Yubaba est moins un personnage de méchante qu’une intensification des épreuves de la vie.
Confrontée à ses sorts, dans une condensation inouïe du temps, Chihiro éprouve toutes les émotions d’une vie humaine (deuil, perte, découverte du travail, puis de l’amour). Yububa intensifie la vie, mais aussi la figuration. Le plus précieux enseignement qu’elle lègue à Chihiro est que dans la vie rien n’a de forme fixe. Tout se transforme. Ce qui est une chance pour Miyazaki. Chaque sort jeté par Yubaba permet aux magiciens de l’animation du studio Ghibli de laisser cours à leur invraisemblable imagination visuelle et la puissance d’enchantement graphique.
A la croisée des mondes : la boussole d’or (2007) : la sorcière Kidman
La sorcière, c’est la figure qui rode en sous-main dans toute l’oeuvre de la star absolue du cinéma américaine des années 95/05. Dès Prête à tout (1995), où Nicole Kidman campe une bimbo psychotique aveuglée par son arrivisme, Gus Van Sant multiplie les signes qui tirent le personnage vers la sorcellerie (Season of the witch de Donovan sur la BO, un extrait de L’adorable voisine…).
En 1998, Kidman interprète son premier véritable rôle de sorcière dans Les ensorcelleuses, où elle est la soeur excentrique d’une Sandra Bullock toute sage. Un emploi qu’elle retrouve en 2005 dans Ma sorcière bien-aimée, adaptée de l’antique série TV, où Nicole reprend le rôle de Samantha. Des Autres d’Amenabar (où elle est mère infanticide et fantome) à Eyes wide shut (de façon plus métaphorique), quelque chose du mythe primitif de la sorcière, l’envoûteuse, la tireuse de sort satanique chemine dans toute dans filmographie. Dans le blockbuster enfantin La boussole d’or (2007), elle use une fois encore de ses charmes maléfiques avec pour acolyte un petit singe diablotin.
Maléfique (2014) : la sorcière drag-queen
La seule façon pour une star hollywoodienne des années 2010 de dominer le box-office, gagner royalement sa vie, c’est de se caser dans une franchise de super-héros ou à destination du marché jeune et gagner tous les deux ou trois ans suffisamment d’argent pour enchaîner sur trois films d’auteur fauchés avec des choses intéressantes à jouer. Et pour une star féminine middle-age les emplois de sorcière sont particulièrement prisée.
Outre Nicole Kidman, Tilda Swinton l’a été dans Le monde de Narnia, Julianne Moore dans Le septième fils, et Angelina Jolie doit à une sorcière son dernier triomphe au box-office. Maléfique place au centre du récit la méchante de La belle au bois dormant et permet à l’actrice une composition de vamp machiavélique d’un kitsch gothique limite drag-queen crânement assumé.
The witch (2015) : la sorcière vintage
Premier film du jeune Robert Eggers, The witch a séduit le jury du dernier festival de Sundance et décroché le prix de la mise en scène. Un trophée vraiment mérité tant le film déploie une maîtrise de l’espace, de la lumière, du tempo de chaque plan, assez bluffante. Le film tourne le dos à toute tentation parodique (on est donc très loin du kitsch queer de Maléfique). Le ton est aussi solennel et grave que le style est majestueux. On pense au Shyamalam du Village, voire au Bergman de La source. Dans cette transfusion, où le premier degré se substitue au second, la figure de la sorcière retrouve toute sa puissance d’effroi.
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