Espoir du cinéma français il y a une dizaine d’années, la comédienne Sophie Guillemin avait disparu. Convertie à l’islam, elle avait choisi de quitter le métier. A 31 ans, elle revient dans la comédie Un chat un chat.
Elle a le regard légèrement défiant, un brin amusé de nous voir marquer une hésitation au moment de la reconnaître. Silhouette menue et moulée dans un col roulé blanc, pommettes hautes, rire de cristal et langue bien pendue : Sophie Guillemin, 31 ans, n’a plus grand-chose à voir avec la jeune fille qu’elle était en arrêtant le cinéma en 2002. On tente de raccorder les deux images : de la jeune femme actuelle – mince, alerte, vivante – à celle, plus lointaine, presque figée comme un portrait, d’une actrice de 20 ans, mutique et encore inconnue, dont l’irruption eut quelque chose d’irréel dans le paysage des jeunes actrices françaises de la fin des années 90.
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Sophie Guillemin est devenue actrice par accident. C’est “par hasard” qu’elle s’est retrouvée au casting de L’Ennui, “une chance” si elle a été choisie par Cédric Kahn pour incarner à l’écran l’héroïne d’Alberto Moravia. Le réalisateur se souvient avoir vu “plus d’une centaine de filles. La première fois que je l’ai vue, elle m’a fait penser à Jodie Foster quand elle avait 15 ans, quand elle était encore très ronde, avec ce visage de chat. Puis très vite, je n’ai pensé à personne d’autre qu’elle : elle était très singulière, particulière”.
Le personnage qu’elle interprète dans le film, sorti en 1998 – et pour lequel elle sera nominée au César du meilleur espoir féminin l’année suivante –, est une jeune femme simple et avide de sexe dont va s’éprendre un prof de philo joué par Charles Berling. Son apparition tranche résolument avec les corps neufs de l’époque, venus des films d’auteur, représentés par Virginie Ledoyen, Elodie Bouchez, Sandrine Kiberlain, ou encore Clotilde Courau.
On parle alors beaucoup de la “rondeur” de l’actrice, de ses formes généreuses qui viennent rompre avec le modèle en vogue de la brune anguleuse et cérébrale : “J’ai été surprise de voir à quel point ma “rondeur” intriguait les gens. On ne me parlait que de ça. Les articles sur moi titraient : “Sophie, ronde et carrée”, ou “Sophie, ronde mais bien dans ses baskets !”
La désinvolture dont fait preuve la comédienne dans les scènes de nu rappelle celle de Bardot, qui donna également corps – et ce n’est évidemment pas un hasard – à une héroïne d’un autre roman de Moravia. “Je n’avais pas peur de me mettre nue. Je viens d’une famille de peintres, mon grand-père était architecte, mes oncles ont fait les Beaux-Arts. Très jeune, j’ai intégré cette idée que la nudité rentre dans le cadre de l’art. Les scènes de nu ne me semblaient ni intrusives, ni illégitimes.” Sur le tournage des scènes d’amour, en revanche, l’actrice dit avoir “un trou noir” : “A chaque début de prise, je me disais “Pense à rentrer ton ventre”, ce que j’oubliais systématiquement de faire. Je m’abandonnais complètement.”
Déesse impavide dans L’Ennui, approchée à la manière d’un modèle d’Ingres, Sophie Guillemin revient deux ans plus tard dans le rôle de Prune, aux côtés de Sergi López et de Laurent Lucas dans Harry, un ami qui vous veut du bien, de Dominik Moll. Ce rôle de fille “bébête” lui vaut une nouvelle nomination aux César. Après ce film, les rôles qu’on lui propose se ressemblent tous : “Il ne s’agissait que de jolies filles, ou de faire-valoir. J’avais l’impression de ne jouer que des situations, mais rien de vraiment profond.”
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En 2002, elle décide d’arrêter le cinéma, comme on quitterait un homme qui nous aime pour de mauvaises raisons. “Je me suis installée dans une maison près de Melun, au bord d’un lac. Ma vie ressemblait à celle des “Desperate Housewives”. Pendant cinq années, je n’ai rien fait, à part élever ma fille.” Comment cesse-t-on d’être actrice ? Chez Sophie Guillemin, ce mouvement de fuite, de soustraction aux regards, s’est doublé d’un autre geste, visant plus ou moins consciemment à estomper son identité de comédienne. De quelle manière ? En gommant le plus visible, et selon elle le plus “superficiel” d’elle-même : “Je me suis convertie à l’islam à 22 ans. J’ai arrêté aussi le cinéma pour cette raison : dans mon cheminement spirituel, j’ai eu à un moment donné besoin de porter le voile. Et ce besoin n’était plus compatible avec ma vie d’actrice.”
Avant de faire ce choix, elle a déjà commencé à refuser des scènes de nu, ou les rôles de femmes “simplement séduisantes” qu’on lui proposait. “Le fait que je me mette à porter le foulard a provoqué des réactions violentes autour de moi, surtout dans le milieu du cinéma. Il y a eu des tas de ragots. On a dit que c’était le père de ma fille qui m’empêchait de travailler, ou que j’étais partie vivre en Arabie Saoudite, que j’allais aux castings en foulard, etc. Dans la rue, le regard des gens était très dur.”
Plus tard, elle abandonne le voile, devenu pour elle une contrainte physique : “Je me sentais enfermée, je ne sentais plus le soleil, le vent. J’ai préféré l’enlever pour ne pas égratigner ma foi, la garder intacte.” C’est peu après qu’elle songe à refaire du cinéma : “J’ai commencé à me voir en rêve dans des rôles sublimes, genre Scarlett O’Hara.” Ces six années d’absence, dit-elle, c’était le temps nécessaire pour que le désir de jouer lui appartienne vraiment.
L’actrice qu’on redécouvre aujourd’hui a changé physiquement : elle a perdu du poids, son visage est plus allongé. La garçonne plutôt vacharde affublée d’une salopette en jean qu’elle incarne dans Un chat un chat est à mille années-lumière de la créature languide de L’Ennui. Pour Sophie Fillières, “c’est une comédienne qui est encore vierge de dialogues. Ce n’est plus seulement un corps qu’on veut voir, mais qu’on a envie de faire parler”.
En disparaissant aussi subitement qu’elle est apparue, en nous surprenant par son retour six ans après, l’actrice aurait donc déjoué une fatalité : celle de l’acteur soumis à l’arbitraire désir du cinéma pour ses corps. Le sien s’est volatilisé avant que le monde du cinéma n’ait le temps de l’épuiser, et a choisi, après d’étonnants détours, d’attribuer à lui-même le pouvoir de se réinventer.
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