Suite à un procès bâclé, Odell Barnes a été exécuté par la justice texane. Retraçant son histoire, Sólveig Anspach et Cindy Babski décortiquent les failles du système judiciaire américain dans Made in the USA. Accompagnant les cinéastes, Jérôme Brézillon a posé son regard de photographe sur les lieux hantés par l’affaire Barnes.
Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis d’Amérique sont plus que jamais au centre des regards planétaires. Et les deux visions réductrices qui font de l’unique superpuissance mondiale, soit le phare et le garant du monde libre soit l’oppresseur en chef de tous les opprimés de la terre, se sont exacerbées jusqu’à la caricature. Tourné bien avant les attentats et n’ayant a priori aucun rapport avec eux, le Made in the USA de Sólveig Anspach et Cindy Babski tombe néanmoins à pic. Prenant appui sur l’affaire Odell Barnes, ce jeune Noir américain exécuté pour meurtre à la suite d’un procès bâclé, Made in the USA met à nu les vices du système judiciaire américain, vices bien embêtants puisqu’un bon appareil judiciaire est l’un des piliers fondamentaux de toute démocratie digne de ce nom. A l’heure où les Etats-Unis lancent des opérations au nom de « justice sans limites », ce film prend une résonance étrange et décuplée. Made in the USA n’est pourtant pas un film anti-américain (les admirables avocats texans de Barnes y ont largement la parole), au contraire : il considère fondamentalement l’Amérique comme un pays ami, cousin, une démocratie, et c’est au nom de cette proximité qu’il ne lui pardonne pas ses manques et défauts, qu’il se permet de lui dire franchement « là, tu déconnes ». C’est bien ce rapport d’amitié vigilante, sans complaisance, qui tombe fort à propos dans le climat général actuel.
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Dans un premier temps, Anspach et Babski suivent de près l’affaire Odell Barnes, campent leurs micros et caméras devant le pénitencier d’Huntsville, Texas, jusqu’aux derniers instants fatals. Puis elles remontent la chronologie des événements ayant abouti à l’injection létale selon un montage parallèle classique (mais toujours efficace sur le plan dramatique), montrant alternativement le point de vue de l’accusation et celui de la contre-enquête. Rapidement, il apparaît évident que certains points de l’enquête n’ont pas été creusés, que de nombreux indices ne concordent pas et que, si ni les enquêtes ni le film ne tranchent définitivement sur l’innocence de Barnes, sa culpabilité est à tout le moins entachée de très sérieux doutes. Le spectateur doute aussi à ce stade du film : certes, il importe de sauver la mémoire d’Odell Barnes et de savoir si l’Etat du Texas n’aurait pas assassiné un innocent. Mais d’un autre côté, si l’on est fermement opposé à la peine capitale, si l’on est convaincu qu’elle n’honore pas une démocratie, qu’elle ne ramène pas les victimes à la vie et qu’elle n’a jamais fait baisser les taux de criminalité, bref qu’elle ne sert à rien sauf à ajouter de la violence à la violence et du chagrin au chagrin, pourquoi s’entêter à rechercher l’éventuelle innocence d’un condamné ? Car même si toutes les preuves les plus indiscutables étaient réunies contre Barnes, même s’il avait froidement assassiné trois vieilles dames et six gamines, on resterait intangiblement opposé à ce qu’un appareil d’Etat lui ôte la vie.
Mais le film avançant, on se rend compte que Anspach et Babski ne cherchent pas tant à prouver l’innocence de Barnes qu’à dévoiler certains défauts inacceptables du système judiciaire américain. Dont on retient ceci pour l’essentiel : les juges et procureurs sont désignés par élection, ce qui est déjà problématique. Une fois acquise cette position stratégique, ils se lancent souvent dans la carrière politique. Bref, procureurs, sénateurs et gouverneurs marchent de concert et orientent les grands tournants de leurs carrières sous le sceau de la démagogie électoraliste. Dans le cas d’Odell Barnes, le gouverneur Bush Junior (tiens, tiens, comme on se retrouve !), alors en pleine campagne présidentielle, avait besoin de quelques exécutions capitales pour appuyer ses discours sécuritaires. Le voir lors d’un talk-show assurer le public de sa conviction de la culpabilité de Barnes est à la fois comique (car Bush n’a aucun argument fors la méthode Coué) et glaçant (car Barnes est mort de cette conception électoraliste de la justice) : avocats commis d’office et procureurs carriéristes et droitistes ont fait le reste. Bref, si tu es noir, pauvre et que tu as un début de casier judiciaire, ne bouge surtout pas de chez toi en période électorale, car tu n’auras pas droit à un procès équitable et tu risques fort d’être victime d’une chaise électrique perdue…
Loin de se cantonner à une simple approche journalistique, Anspach a parsemé son enquête de superbes plans de friches urbaines, de rues à l’abandon, de ces déserts architecturaux et sociaux que connaît quiconque s’est un jour aventuré dans les villes américaines en dehors des axes touristiques. Ces natures mortes, ces plans muets en disent aussi long que les entretiens sur les manques criants du système américain, ils les complètent dans un beau mouvement dialectique qui est aussi un infernal cercle vicieux. Car ce sont ces zones abandonnées par l’Amérique dominante qui fabriquent les gamins que la société envoie plus tard dans les couloirs de la mort ; et en nourrissant un légitime sentiment d’injustice chez les classes les plus démunies, la machine judiciaro-politique ensemence les problèmes qu’elle prétend combattre (problématique que l’on retrouve à une autre échelle dans le cas des bombardements de l’Afghanistan). Derrière la façade de société prospère et parfaite que l’Amérique aime à présenter au monde extérieur, il y a du boulot pour assainir l’arrière-cour purulente. Made in the USA contribue modestement à cet effort. C’est un beau film politique. Mais c’est aussi, surtout, un beau film, qui dit à l’Amérique « On veut bien t’aimer, mais bordel, fais un effort. »
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Made in the USA de Sólveig Anspach et Cindy Babski.
Jérôme Brézillon expose à la galerie de la Fnac Forum des Halles (Paris ier) du 6 novembre au 19 janvier, ainsi qu’à la Galerie 779 (19, rue de Poitou, Paris iiie) du 8 novembre au 30 décembre.
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