La ressortie de “Sois belle et tais-toi”, le chef d’œuvre de Delphine Seyrig, a constitué l’un des temps forts de ce début d’année. Cependant, Toby Gilbert, traductrice et doubleuse du film, remet en question certains choix de la restauration.
La version restaurée de Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig, menée par la BnF (Bibliothèque nationale de France) et le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir et distribuée par Splendor Films, a marqué l’un des temps forts de l’actualité cinéma de ce début d’année. D’abord parce que cette diffusion vient combler un manque : le film tourné en vidéo n’avait jusqu’alors jamais connu de sortie traditionnelle en salle. Son exploitation prolonge donc pleinement le geste esthétique et politique de Seyrig qui consistait à faire entendre les voix des actrices, trop longtemps muselées par le système patriarcal de la production cinématographique.
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Ensuite, car elle permet de remettre en perspective la valeur historique de ce document et d’en examiner toute sa contemporanéité, à l’heure des luttes féministes post-MeToo. Il va sans dire que le travail conjoint effectué par la BnF et le Centre Simone de Beauvoir sur ces images vidéo des années 1970 a une valeur inestimable, et on ne peut que se réjouir du succès important de cette ressortie.
La voix manquante
Pourtant, ceux qui connaissaient déjà le film de Seyrig se sont très certainement interrogés devant cette nouvelle version diffusée en salle, qui diffère de la version éditée en DVD il y a quelques années par le Centre Simone de Beauvoir. Pour rappel, le film donne la parole à 23 actrices françaises (Juliet Berto, Anne Wiazemsky…) ou américaines (Ellen Burstyn, Jane Fonda…), interrogées face caméra par Delphine Seyrig sur leurs conditions de femmes dans l’industrie cinématographique et leurs rapports avec les producteurs et réalisateurs.
En plus de la 24ème voix, celle de Delphine Seyrig, une 25ème, celle de Toby Gilbert, venait alors se superposer aux voix anglophones afin de traduire leurs propos en français. Or, dans la version restaurée, cette 25ème voix est coupée dans la première partie du film et remplacée par des sous-titres traditionnels, avant de réapparaître dans la deuxième partie du film. Ce choix soulève plusieurs questions : le procédé du doublage répondait-il uniquement à une contrainte technique de l’époque, que la restauration se devait de retirer ? Comment expliquer le choix de diffuser un film hybride, qui associe deux logiques de traduction distinctes ? Comment déterminer ce qui relève d’un choix artistique mûrement réfléchi ou non ?
Une contingence technique ?
Nicole Fernández Ferrer, co-présidente du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, nous en a dit plus sur cette version restaurée. Le Centre a fourni les éléments issus de ses collections et a décidé des orientations de cette nouvelle version, tandis que la BnF a financé la restauration, menée pendant plusieurs mois par les techniciens vidéo et son de la BnF au département Son, vidéo et multimédia.
Pour le Centre, l’objectif était de restaurer le film de Seyrig en supprimant complètement la voix de Toby Gilbert : “C’est un choix de notre part et de Duncan Youngerman [le fils de Delphine Seyrig, ndlr], le co-ayant-droit du film avec Sami Frey.” Le doublage de l’époque a été jugé comme une pure contingence technique, une décision prise à l’époque par manque de moyens. Nicole Fernández Ferrer s’explique : “Connaissant la vidéo de cette époque-là, je pense que c’est pour une question de coût que ce doublage a été fait. Pour un film de deux heures, le sous-titrage représente un budget assez énorme. L’objectif était de restituer au plus près ce qui avait été fait lors du tournage et du montage.” Elle ajoute que les versions doublées ne font pas partie de nos habitudes de spectateurs en France : “Contrairement aux Italiens, qui doublent toujours leurs films, en France – dans le cinéma indépendant – on ne double pas, on a la volonté de montrer les films dans la version originale avec des sous-titres. Il est important que l’on puisse pleinement entendre les propos de chaque actrice, en respectant la singularité de leurs intonations.”
Par ailleurs, Duncan Youngerman nous a expliqué qu’il était favorable à la version sans doublage : “Personnellement je trouve que c’est plus lisible et agréable avec les sous-titres. Il est important que l’on puisse entendre la voix des intervenantes, d’autant plus lorsqu’il s’agit de comédiennes : leurs voix font partie de ce qu’elles sont et de leurs identités. Je crois que le souhait de Delphine, c’était que le message passe et, à mes yeux, la version sous-titrée est plus favorable au film que la version doublée.”
… Ou un choix artistique ?
Cette interprétation “technique” du doublage est cependant vivement contestée, notamment par la première concernée : Toby Gilbert. Avec Ioana Wieder (monteuse du film avec Carole Roussopoulos et co-fondatrice en 1982 du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir avec Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos), elle fait partie des collaboratrices de Seyrig qui auraient pu témoigner des choix artistiques de la réalisatrice, mais qui n’ont pas été consultées lors du travail de restauration. Selon elle, la nouvelle version sortie en salle est “amputée”, car le doublage constituait un choix conscient, pleinement inscrit dans l’entreprise esthétique et politique de la réalisatrice. La traductrice et doubleuse est revenue pour nous sur les conditions d’enregistrement de cette 25ème voix : “Lorsque Ioana termine le montage, Delphine me demande de faire les traductions du français à l’anglais et de l’anglais au français. Elle me donne une K7 audio, et pendant plusieurs semaines j’écris à la main les paroles et je traduis chaque séquence.” Une fois ce premier travail de traduction effectué, Delphine Seyrig lui demande de faire la voice-over. Toby Gilbert se remémore ainsi les paroles de Seyrig : “Je veux ta voix. Parce que quand tu vas parler en français par-dessus les voix américaines, il y aura une harmonie entre ton accent et leurs voix [Toby Gilbert est anglophone et a un accent lorsqu’elle parle français, ndlr]. Il y aura les mêmes sonorités, le même souffle, car tu as dans l’oreille leur manière de parler.”
Loin d’un simple pis-aller, le doublage constituerait un élément important du projet, en composant une polyphonie mélodique entre les voix : “Delphine a posé ses questions à 23 actrices, qui parlaient seules et en leurs noms mais qui parlaient ensemble. Les voix ne se mélangent pas, mais elles s’assemblent et deviennent un chœur. La 24ème voix, c’est celle de Delphine, la 25ème, la mienne. Elle aurait pu faire des sous-titres avec mes textes. Mais ce qu’elle voulait, c’est avoir deux voix de femmes, l’une qui avance, l’autre qui la suit, elles parlent ensemble, chantent ensemble.”
“Un projet politique et esthétique”
Toby Gilbert précise par ailleurs que les conditions de l’enregistrement de la voix obéissaient à des logiques singulières : au lieu de synchroniser très précisément la voix de l’interprète sur celles des actrices, Seyrig a souhaité l’enregistrer en une seule et unique prise. Créant des micro-modulations entre les différents rythmes de voix, ce choix dynamise les paroles et rend sensible auditivement le caractère d’urgence du film. L’interprète et traductrice mentionne même qu’à l’origine Delphine Seyrig lui aurait demandé de doubler en anglais les voix françaises pour diffuser le film dans des pays anglophones (mais celui-ci n’a jamais été retrouvé par le Centre Simone de Beauvoir).
Hélène Fleckinger, historienne du cinéma et maîtresse de conférences à Paris VIII, spécialiste des débuts de la vidéo et autrice d’une thèse de doctorat sur “Cinéma et vidéo saisis par le féminisme (France, 1968-1981)”, soutient le témoignage et l’interprétation de Toby Gilbert. À ses yeux, le sous-titrage appauvrit la puissance de l’œuvre : “Le sous-titrage transforme profondément l’œuvre de Delphine Seyrig, qui a été réalisée dans le contexte particulier de la vidéo militante des années 1970, un secteur de production et de diffusion distinct des circuits cinématographiques. Delphine Seyrig s’est emparée de la vidéo légère car c’était un médium sans modèle, dont elle appréciait l’esprit de liberté. Sous-titrer le film aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’un documentaire classique, c’est lui faire perdre une dimension essentielle de son originalité. Cela conduit aussi à lisser et aplanir les paroles des femmes, qui se retrouvent juxtaposées, et non plus tissées, tressées, reliées les unes aux autres par la voix de Toby Gilbert. Derrière cette voix, qui portait celles d’autres femmes, il y avait un véritable projet politique et esthétique. Elle construisait un continuum dans une même langue, une sorte de voix commune et distanciée, en résonance avec le principe féministe «le personnel est politique».” Elle souligne également que le témoignage de Tony Gilbert est corroboré par Ioana Wieder et Vicky Colombet, artiste franco-américaine qui s’est occupée du lettrage du générique du film.
Une version hybride
Au-delà de cette interprétation sur la valeur esthétique du doublage, Hélène Fleckinger s’interroge également sur la forme hybride née de cette nouvelle version (une première partie non-doublée et une deuxième doublée). Nicole Fernández Ferrer nous explique ainsi ce choix : “Il y a quelques années, Sami Frey [compagnon de Seyrig et co-ayant-droit du film, ndlr] nous a appelées car il avait retrouvé une bande de Sois belle et tais-toi : c’était la version originale sans le doublage. On a alors choisi de faire quelque chose qui ne se fait pas trop au cinéma : monter la version sans doublage, sous-titrée par un professionnel, avec la deuxième partie doublée. On n’a jamais retrouvé la deuxième partie sans doublage, mais je ne perds pas espoir et espère la retrouver un jour.”
Julie Guillaumot, cheffe du service vidéo au département Son, vidéo et multimédia de la BnF, souligne que l’opération de restauration a été déclenchée par la redécouverte de cette bande : “Cette bande retrouvée par Sami Frey a plusieurs vertus. Il s’agit d’une version vidéo antérieure à celle qui était disponible, avec une recopie en moins : elle permet donc de retrouver un peu plus de matière vidéo et offre une qualité d’image supérieure. Au niveau sonore, l’absence de la voice over a permis au restaurateur son de travailler précisément sur les accidents sonores environnementaux, qui gênaient l’écoute du film. Ce travail homogénéise et fait ressortir les voix des actrices, ce qui permet de poursuivre le geste de Delphine Seyrig en faisant pleinement entendre ces voix féminines.”
“Une restauration dépourvue de cohérence”
Si Hélène Fleckinger se réjouit de la ressortie du film et salue le travail technique effectué dans les studios de la BnF, l’historienne regrette la bipartition du film, qui donne lieu “à une restauration dépourvue de cohérence” : “Les logiques de restauration sont très différentes et la création artificielle de deux parties provoque une impression d’hétérogénéité fâcheuse. Je ne comprends pas ce choix qui dénature l’œuvre de Delphine Seyrig, et j’espère qu’une version rétablissant la voix de Toby Gilbert dans la première moitié du film verra prochainement le jour.”
Le débat suscité par cette nouvelle version du film révèle toute la complexité du travail de restauration, qui lie de nombreux acteurs et différentes logiques, à la croisée de l’esthétique, de la technique, et de l’éthique. Comment rendre accessible des objets qui sont inscrits dans un contexte politique, esthétique et technique ? La restauration a-t-elle vocation à compenser les défauts techniques de l’époque avec les technologies actuelles ? Comment restituer une œuvre au plus près de la volonté de l’artiste et sur quels critères s’assurer du bien-fondé de ces interprétations ? À ce titre, Toby Gilbert ainsi qu’Hélène Fleckinger, regrettent que les choix de restauration du Centre Simone de Beauvoir n’aient pas été pris en concertation avec les collaboratrices de Seyrig. À ce propos, l’historienne du cinéma déclare : “C’est dommage, cela aurait pu éviter des interventions trop intrusives. Car restaurer une œuvre, ce n’est pas la récréer, c’est essayer de la rétablir autant que possible dans son historicité. Heureusement, une restauration est toujours le produit d’un moment et d’un contexte donnés, elle n’est jamais définitive, mais toujours réversible.”
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