Alors qu’il s’apprêtait à apporter un terme à sa chronique quotidienne dans « Libération » et que paraissait en DVD sa trilogie « Les Cinéphiles »,nous rencontrions Louis Skorecki il y a quelques mois pour un entretien fleuve au cours duquel il évoquait tout à la fois son parcours de critique, son regard sur une cinéphilie qu’il juge morte, ce qui a pu le passionner à la télévision ou son amour pour la country. Depuis, Skorecki a quitté « Libération » avec plus de fracas que prévu et il s’est tourné vers la production de films. De cruelles contingences d’espace nous ayant empêchés de publier l’entretien à sa parution sans le réduire de moitié, nous nous devions de tirer parti des possibilités offertes nouvellement par le site Cinéma des Inrocks.com pour le restituer dans son intégralité. Bonne lecture, cinéphile ou pas.
Pourquoi vingt ans après vos deux films Les cinéphiles 1 et 2 avoir ajouté un troisième volet, Les cinéphiles 3 ?
C’est assez lié à ma rencontre avec Frédéric Beigbeder. Je ne le connaissais pas, mais il avait insisté pour que je participe à une émission de télévision qu’il anime, autour du cinéma. Je ne fais pas ce genre de choses, donc j’ai refusé. Mais sa drôlerie me plaisait et j’aimais bien ce qu’il faisait à la télévision. Même ses émissions ratées m’ont toujours semblé intéressantes. Lors de la rencontre, j’ai été extrêmement charmé par son côté féminin. Il m’a raconté une de ses relations, avec une jeune femme cinéphile. Il la draguait, mais elle ne lui parlait que de cinéma. Ca l’excitait terriblement, ça l’obsédait. J’y ai beaucoup repensé, et le lendemain, je me suis dit que c’était un petit scénario. Moi, je ne voulais plus faire de cinéma. Mon dernier projet était de faire un remake de L’Escalier de la haine, un de mes films, qui est un peu brouillon, et que j’avais envie de refaire en 35, avec de l’argent. Une fois que j’ai abandonné l’idée de ce film, j’ai abandonné toute vélleité de réalisation. Ce sont les gens de Cinécinéma, Karine Durance et Bruno Delhoye, qui m’ont encouragé à inclure ce petit scénario avec Beigbeder dans Les Cinéphiles, pour diffuser les trois en même temps sur leur chaine.
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Les deux premiers Cinéphiles n’avaient pas été très bien accueillis à l’époque ?
Ils n’avaient jamais été diffusés à la télévision. La productrice avait un peu enterré les films. Les films passaient au Studio 43, il n’y avait personne à la caisse… Les gens pouvaient entrer sans payer. Je pense que c’est le seul film qui a été vu par beaucoup plus de gens que n’en a comptabilisé Le Film français ! (rires). A l’époque la cinéphilie n’était plus du tout à la mode. C’est revenu très fort avec l’industrie du DVD. Le mot cinéphile est à nouveau porteur. C’est peut-être pour ça qu’en 2000, lorsque La Cinémathèque Française a diffusé mes deux premiers Cinéphiles, l’accueil a été plus favorable. Quand je tournais Les Cinéphiles, le cinéma commençait déjà à être derrière moi. Je pensais que ce n’était pas de très bons films. Je me suis rendu compte que j’étais fatigué par le cinéma, préparer un plan, poser la caméra : je pensais que jouer au metteur en scène n’était pas un truc très intéressant.
Les Cinéphiles 1 et 2 sont-ils le fruit de deux tournages différents ?
Longtemps je n’ai vu que les différences entre les deux films. Pour aller vite, je disais que le premier était du Rohmer et le second du Rivette. En plus le chef-opérateur n’est pas le même, les monteurs n’étaient pas les mêmes, le cadre est différent puisque le second a un format carré. Vladimir Léon m’a dit récemment que c’était les deux moitiés d’un même film, qu’ils parlent de la même chose.
Le second a été écrit avec Laurence Ferreira Barbosa, Pierre Trividic et Pascale Ferran ?
C’est un gag. Trividic était mon ami, Ferran sa meilleure copine. Dans le film jouent aussi Lucille Hadzilovic, Noemie Lvovsky, Pierre et Vladimir Léon.
En revoyant les films aujourd’hui, on a l’impression de voir tout le jeune cinéma français des années 90 à l’état d’enfance…Comment tu connaissais tous ces très jeunes gens ?
Le casting a été très rapide. Franchement j’aurais pu prendre n’importe qui. Alors j’ai pris des gens assez proche, des élèves de Joseph Morder, des étudiants de la FEMIS…
Quel était l’objectif en tournant un troisième ?
Je voulais seulement qu’il ne soit pas beaucoup moins bon que les deux premiers. Et encore une fois je ne trouve pas les deux premiers très bons. Mais je savais qu’il ne pouvait pas être meilleur, pour des raisons extérieures à moi, comme l’état général du cinéma, la qualité moyenne des films… La grande surprise pour moi c’est que le film est bon.
Pourquoi les films sont de moins en moins bons selon toi ?
Les cinéastes font les films que les gens attendent d’eux. Donc si les films sont mauvais c’est que les cinéphiles sont mauvais. Ça c’est un truc que j’ai mis quarante ans à pouvoir dire sous une forme aussi simple. Je le crois profondément : les films sont mauvais si les spectateurs sont mauvais. Je me souviens d’une projection d’un film de ce type qui a fait un film un peu à la mode sur deux junkies, c’était adapté de Selby… Darren Aronofsky ! (Requiem for a dream, ndrl). J’avais vu ça au MK2 Quai de seine. Dans la salle, il y avait cinquante couples et c’était cinquante fois le même. Comment veux-tu faire un bon film après ça ! C’est très facile de voir des films aujourd’hui. Autour de moi, il y a des gens qui ont à peu près le même salaire, qui disent ne pas acheter le câble parce que c’est cher. Mais ils vont voir des nouveautés au cinéma, mangent au restaurant, généralement des trucs dégueulasses. Ce sont ces gens qui font que les films sont mauvais. Moi je vois de moins en moins de films au cinéma, j’en vois un ou deux ou trois par an. Et je ne me force pas à ne pas en voir. Mais même chez moi, je ne regarde pas de DVD. A la télé je préfère le direct, la téléréalité, les séries aussi. Même si les séries m’intéressent aussi moins qu’avant, ça reste quand même plus vivant que le cinéma.
Moonfleet de Fritz Lang, sur lequel tu écris régulièrement dans ta chronique, tu ne l’as pas vu depuis vingt, trente, quarante ans ?
Je dirais plutôt une vingtaine d’années. La plupart des films sur lesquels j’écris très souvent, je ne les ai jamais revus depuis plus de vingt ans. Je ne revois pas les films pour écrire. J’ai trouvé ça très lentement. Dans les années 90, j’écrivais des choses très mauvaises. Frédéric Bonnaud qui me remplaçait le week-end à l’époque écrivait des choses beaucoup plus brillantes et j’avais honte. A l’époque je pensais encore qu’il fallait revoir les films pour écrire. Je prenais des tonnes de notes et je n’arrivais pas à décoller du film. Au bout du moment je ne voulais plus les revoir. Le dictionnaire de Lourcelles m’a beaucoup aidé parce que les résumés y sont remarquables. Les textes critiques aussi bien sûr, mais les résumés sont très précieux. A moment donné cette chronique a pris, je me suis mis à avoir beaucoup de fans. Le premier recueil de mes textes, Les violons…, contient des textes ou je parle encore beaucoup des films, même si je n’écrivais que sur des souvenirs. Un peu plus tard, j’ai décidé que dans cette chronique, je ne parlerais plus non plus des films. J’avais envie de décourager mes lecteurs, que cette chronique qui avait désormais trop de lecteurs en ait de moins en moins.
Et tu n’as pas envie de revoir des films pour d’autres raisons qu’écrire dessus ?
Non, vraiment. Le cinéma de maintenant ne m’intéresse plus. Mais le cinéma que j’ai adoré plus vraiment non plus. Quand je me suis à écrire dans ma chronique sur les Powers Rangers plutôt que sur des films, beaucoup de gens n’ont pas compris. Après certains ont regretté que j’arrête d’en parler. Pour moi, cette chronique a toujours été une façon de jouer avec les films. Parce que fondamentalement pour moi le cinéma c’est juste un truc de gamin qui rêve. Quand on le dit à des cinéphiles, ou des gens qui écrivent sur les films, des critiques, ils répondent « Mais oui, on le sait que le cinéma c’est régressif ». Mais je ne crois pas qu’ils le sachent vraiment.
Le savoir voudrait dire quoi ?
Savoir que ce n’est que ça. Ce n’est pas ça et autre chose, ce n’est que ça. Depuis Godard, l’idée que le cinéma ce n’est pas de l’image mais aussi du son est un peu passée. Moi je le pense absolument. Le cinéma, on le croit ou on le croit pas, mais c’est plus du son, on peut fermer les yeux, s’endormir, on entend encore. Donc déjà ce n’est pas seulement ce qui a sur le cadre. Et ce n’est sûrement pas le cadre. Ce n’est surtout pas la photo. Ce n’est même pas la mise en scène. Une fois qu’on a enlevé tout ça, il reste quoi ? Quelqu’un dans le noir qui est un enfant. Il rêve un film et il commence déjà à le rêver pendant le film.
Ça c’est le spectateur, mais le cinéphile ?
Philippe Azoury m’a indiqué un blog où un cinéphile écrit tous les jours sur le cinéma et tous les jours il s’adresse à moi, m’appelle « Mon Louis », dit que je n’ai rien compris, que je dis n’importe quoi, il m’insulte. Il fait un peu peur, il est un peu fou. Je reçois beaucoup de mails depuis que j’ai annoncé mon départ de Libération. Des gens qui voudraient prendre un verre avec moi, me disent que la lecture quotidienne de ma chronique va leur manquer. Bien sûr y a aussi plein de gens qui sont bien content que je parte. Les cinéphiles ont un rapport compliqué avec moi, parce que je ne suis pas cinéphile. Je l’ai été, beaucoup. Mais si mes papiers ont quelqu’intérêt c’est que je suis hors. Je parle d’ailleurs. Je ne vois pas de films. Je ne vois pas de gens avec qui je parle de films. Ou c’est très rare. Jacques Lourcelles est venu me voir quelque fois, on a parlé deux ou trois heures de films et après j’avais une tête comme ça. Vraiment je n’aime pas ça.
Au début des années 2000, dans ta chronique, tu es intervenu sur le cinéma contemporain. Pourquoi avoir arrêté ?
Oui j’ai eu beaucoup de retours quand j’ai écrit sur In the mood for love que je n’aimais pas. Même des gens qui avaient adoré le film m’ont dit bravo pour avoir dit que c’était mauvais. Alors je me suis dit qu’il fallait régulièrement que j’intervienne sur des cinéastes très prisés. Je l’ai refait sur Lynch. Mais j’ai eu la flemme de continuer. Je manquais d’envie. Inland Empire, il y a ceux qui aiment, ceux qui n’aiment pas. Moi c’est simple je n’aime pas Lynch. J’aimais bien les premiers épisodes de Twin Peaks. Mais le reste ne m’a jamais intéressé.
Comment es-tu devenu critique ?
Je ne me suis jamais tout à fait senti un critique comme les autres. Serge Daney aux Cahiers dans les années 70 me disait toujours que je n’étais pas un vrai critique, c’est-à-dire un théoricien, mais plutôt un journaliste. Evidemment dans sa bouche, c’était une insulte. Puis quand il est parti à Libération, en 1981, ce n’est pas lui qui m’a fait venir, mais Gérard Lefort, qui dirigeait à l’époque les pages Télé. C’est vrai que je me sens plutôt un journaliste qu’un critique. Je n’ai écrit qu’un seul papier un peu théorique : Contre la nouvelle cinéphile. Il a mis presqu’un an à paraître tellement certains rédacteurs, comme Kané ou Bonitzer, étaient opposés au contenu du texte. Daney me disait « Je me bats pour que ça passe, ne t’inquiète pas ». Sauf qu’il était rédacteur en chef, donc je ne vois pas pourquoi il avait à se battre ! Finalement le texte est passé mais avec une réponse de Pascal Kané, qui réfutait le texte. Serge trouvait le papier bien, mais n’aimait pas la fin, sur la télévision comme lieu véritable où peut s’élaborer une cinéphilie d’aujourd’hui. On s’est fâché dans les dernières années de sa vie. Mais je suis allé le voir deux fois quand il était vraiment très malade. Il était devenu très dur avec tout le monde, dans un truc genre « Je dis la vérité ». Il m’a dit que j’avais raté ma vie, que je n’avais rien accompli. Alors je lui ai dit : « Ecoute, depuis des années, tu n’écris plus que sur la télé, de dire que tout est intéressant à la télé… La télé, c’était d’abord moi quand même… ». Il a eu du mal à déglutir, il était très orgueilleux – moi aussi mais pas de la même manière-, et il a dit : « Bon, là oui, c’est vrai, t’avais un peu d’avance ». Pour moi, Contre la cinéphilie était juste une hypothèse, pas une déclaration d’intention ou une affirmation théorique. A l’époque j’étais vautré toute la journée devant ma télévision, je n’avais même pas la couleur, elle était floue. Le rapport que j’avais eu adolescent avec le cinéma je commençais à l’avoir avec la télé. Je ne savais pas l’expliquer, j’étais perdu, mais perdu devant la télévision comme avant devant les films, quand j’en voyais à peu près six par jours. Parce que c’est ça des cinéphiles, des gens qui ont envie de se perdre. Dans les salles, ils ne savent plus ou est la droite ou la gauche, si c’est la vie ou un rêve. Ni Daney, ni Oudart, ni moi ne savions où était le réel quand nous étions cinéphiles. On ne savait même pas vraiment ce que disait un film. Les cinéphiles sont nés du désir de donner une forme à ce qu’il vivait sur le mode de l’hallucination. Après j’ai pensé que c’était fini. Quand j’ai tourné Les Cinéphiles, je pensais que ces jeunes gens qui regardaient des films toute la journée et en parlaient était dans le mimétisme de quelque chose de mort. J’ai choisi de ne pas montrer que la cinéphilie n’existait plus mais de faire comme si.
Est-ce que comme pour beaucoup de gens de ta génération la sortie de la cinéphilie se fait avec 68 ?
En 68, j’étais un peu excité, j’étais à l’Odéon… Je commençais à m’interroger sr la possibilité d’articuler la politique et le cinéma. Je ne m’étais jamais posé cette question avant, puisque pour nous le faux n’existait pas. On entrait totalement dans les films, toujours au troisième rang. Comme Rivette encore. Je me souviens d’un cinéclub étudiant qui continuait ses projections en pleines barricades ; ça me rendait malade. Avec une ou deux personnes, on a choisi d’arrêter la projection et de dire aux gens : « Maintenant, il faut parler à la place ». Deux mecs se sont levés et ils voulaient nous tuer. Après, j’ai essayé de faire en sorte que les projections du ciné-club se fassent dehors dans la rue. Sur une idée bêtement Mao qui veut que dehors ce n’est pas pareil que dedans, il se passe des choses. Ça n’a jamais été possible.
Tu as accompagné les Cahiers dans le Maoïsme ?
Non j’étais en voyage. Mon ami Jean-Pierre Oudart m’a raconté à quel point c’était la terreur. Quand tu relis les lettres de salutations de Mao de Bonitzer, tu te dis que vraiment… Moi j’ai fait des conneries dans ma vie, mais là… Quand j’avais 16-17 ans j’ai eu déjà une première expérience politique aux JSU, qui était noyautées par les trotskistes. J’ai vu des morts dans le métro au moment de Charonne. Mais je pense beaucoup de mal des trotskistes. Pour moi c’est les pire, parce qu’ils n’ont jamais eu le pouvoir et qu’ils continuent à croire que le monde irait mieux si Trotski avait eu le pouvoir. J’avais déjà été vacciné quand est arrivé 68. Donc je n’ai pas adhéré au maoïsme avec les Cahiers. Et puis j’ai voyagé. Serge lui n’a jamais vraiment décroché, il a gardé un fil même pendant ses voyages. Moi, après la publication de mes entretiens d’Hollywood, je me suis éloigné des Cahiers et je n’y suis revenu qu’en 75.
Mais tu faisais quoi pendant ces voyages ?
Rien. C’était une époque où les gens voyageaient plus facilement, ça coutait très cher, mais les gens n’étaient pas terrorisés par le chômage. Aujourd’hui même les gens les moins désireux de s’intégrer à la société doivent composer avec l’absence de travail subie. A l’époque si on ne travaillait pas on pouvait se dire qu’il suffisait de le décider pour se mettre au travail. Moi je n’ai eu ni fiches de paie ni sécu avant l’âge de quarante ans. Avant 40 ans, je prenais mon temps.
Pourquoi es-tu en train de fonder une société de production ?
J’ai eu l’occasion d’avoir un peu d’argent grâce à mon départ de Libération. J’ai donc décidé de créer ma boite et de produire sept films pendant sept ans. Ce sont des films dont je réaliserai certains. J’ai probablement la possibilité de les diffuser sur une chaine de télé qui va les coproduire et je les présenterai, comme Hitchcock présentait ses courts-métrages. Tout ce que j’ai refusé pendant des années comme utiliser mon nom, parce que je pense qu’un journaliste n’a pas à le faire, je ne vais pas me priver de le faire parce que maintenant c’est pour produire des films. Il faut que je le fasse vite, parce que je sais que je suis connu, aimé, ou détesté dans une toute petite frange de la population parisienne et ça peut se dissiper très vite. Ma société s’appelle Les films d’occasion. Ce sera des films de fiction. Le premier sera un western dans l’esprit d’Une aventure de Billy the kid de Luc Moullet réalisé par une fille que j’aime beaucoup. L’idée est de s’inspirer du système de Rohmer, à ses comédies sexy, catho-sexy disons. Des trucs légers. J’ai envie de partir de ce que je n’aime pas dans le cinéma pour faire le contraire. A savoir le côté trop pensé, trop écrit, qui est le défaut de beaucoup de films, comme si le cinéma était une question de vie ou de mort. Pour moi ça doit rester léger de faire des films. Un film, ça n’est pas si important, on n’a pas à passer des années dessus, ni à s’exciter sur le cadre ou la direction d’acteurs, qui sont deux choses qui ne me semblent plus avoir le moindre intérêt. N’importe qui peut faire un cadre et la direction d’acteurs c’est une blague. Les acteurs se dirigent eux-mêmes. Si Pialat est un cinéaste surestimé, disons un grand cinéaste surestimé, c’est qu’il a passé trop de temps à chercher un peu de vérité dans des dérapages avec les acteurs. Comme chez Renoir, mais entre temps le cinéma s’est rétréci et Pialat a accompli des efforts de titans pour attraper de toutes petites choses. Mon désir aussi est de commander des scénarios, de ne surtout pas accepter des scénarios qu’on me propose. Je préfère faire travailler des cinéastes qui n’ont surtout pas envie de faire des films. C’est à moi de les convaincre qu’ils peuvent faire un film. C’est trop pesant d’avoir envie de faire du cinéma pour faire des films.
C’est quoi un bon critique ?
C’est quelqu’un qui ne se trompe pas sur les films. On s’en rend compte quelques années après. Moi je me suis moins trompé que d’autres. Dans Visage du cinéma, dans mes 10 listes de films de l’année, il y avait Lolita et à l’époque personne aux Cahiers n’aimait ça. Après on peut écrire des textes moyens, ou même ne pas écrire, un bon critique ne se trompe pas. Aujourd’hui, quand on lit les dix films de l’année des critiques c’est toutes les mêmes listes. Et les listes différentes sont pire parce qu’on y sent une envie folle d’être différent, de se faire remarquer. On envie de dire « Fais juste ton travail, trouve les bons films ». Mais je n’aimerais pas être à votre place ou à celle de Philippe Azoury de Libé, je ne sais pas où trouver les bons films. Le pire dans la critique c’est la méchanceté, l’envie de nuire.
Tu as été pourtant un critique très violent, maniant l’insulte.
Mais la violence n’a rien à voir avec la méchanceté. Pialat ou Cassavetes si tu enlèves la violence il ne reste plus grand chose. Mais je n’ai pas de haine. Je ne connais pas de ressentiment, d’envie de nuire personnellement. Et l’amour, c’est pas violent ? Et puis en général, je dis aux gens ce que je pense en face. Quand je montrais mes films dans les festivals, j’adorais les discussions. Mais les seules qui m’intéressaient étaient celles avec les spectateurs qui partaient avant la fin. Quand on écrit des articles, quand on fait des films, il faut être en paix avec le fait de ne pas être aimé. Ca ne veut pas dire, comme a voulu me le faire dire un journaliste très con, que j’ai envie d’être l’homme qu’on aime détester. Ce serait ridicule. Mais il faut pouvoir être un peu calme par rapport à l’amour ou la haine qu’on suscite.
La vague d’idolâtrie que tu as pu susciter t’a laissé indifférent…
L’admiration, c’est toujours très facilement réversible. Prenons Godard. On m’avait dit qu’il appréciait beaucoup ma chronique. Et lorsque Libération a voulu l’interviewer pour la sortie de ces livres de merde chez Gallimard à partir des Histoire(s) du cinéma, il a fait savoir qu’il tenait à ce que je sois présent à l’entretien. J’y suis donc allé avec Lindon, Lefort et Armanet. Mais je n’ai pas dit un mot. Pourtant, il me posait des questions sur le journalisme. Mais je ne savais pas quoi lui répondre. Pour moi, Godard était un Dieu. Mais je ne savais pas quoi faire de son admiration récente. C’était trop bizarre. Ensuite, j’ai écrit: « Godard est mort ». L’admiration s’est alors retournée en haine. Le grand truc à savoir avec Godard, c’est qu’il sait exactement ce qu’il faut savoir sur lui. Et il est plus cruel et juste sur lui que n’importe qui. Mais évidemment il ne faut surtout pas lui dire ce qu’il sait déjà. Il est quand même incroyable. Il y a des années, il a dit la seule phrase qui explique l’échec de ses films : « Je ne peux pas faire des bons films si les autres n’en font pas ». Evidemment que ce qui compte c’est l’émulation. Comment tu veux faire du bon cinéma, si tout le monde fait du mauvais. Personne ne pourrait être le seul bon cinéaste. Moi c’est pareil. Depuis des années, dans mes articles, je donne dans le maniérisme. Je le sais. Mais si je m’en sors mieux que d’autres c’est que j’écris du dehors, que je ne suis pas piégé par le milieu, par cette petite société de gens qui se connaissent tous. Mais le problème de la critique c’est aussi le problème du cinéma. Ce qui rend les Cahiers aujourd’hui aussi mauvais, ce ne sont pas seulement ses journalistes, c’est aussi les films. C’est dur d’écrire. Sur qui on écrit ? Pour quel lecteur ? Dans quelle perspective ?
Tu penses que c’est plus intéressant encore aujourd’hui d’écrire sur la télévision ?
Oui bien sûr. Parce qu’il y a des téléspectateurs, qui sont nombreux, mais surtout divers, donc intéressants. Et en même temps, peu de gens ont vraiment envie de faire de la critique de télévision. Ce sont souvent des gens qui n’ont aucune compétence, qui parfois ne regardent jamais la télé mais voit tout sur des cassettes, méprisent au fond ce qu’ils font et dès qu’ils peuvent vont dans un autre service. Des journalistes écrivent sur des séries, alors qu’ils ont vu les deux premiers épisodes. Peu d’entre eux ne font ça vraiment sérieusement. Pour beaucoup de gens, la télé c’est un frigo, dont on peut extraire des trucs, les voir à froid. C’est le contraire, ça n’a de sens d’écrire sur une émission que si on la voit dans ses conditions d’apparition, avec le programme d’avant et celui d’après.
Ne crois-tu pas qu’aujourd’hui, contrairement à l’époque où tu écrivais Contre la nouvelle cinéphilie, la télé a rejoint la consommation culturelle haut de gamme et a ses séries d’auteur, ses objets nobles ? Les Sopranos par exemple, ce n’est pas Kung-fu, que tu défendais en 78 ?
C’est vrai, Les Sopranos, c’est nul. Oz aussi. Nip/Tuck aussi. Je n’y peux rien mais toutes celles qui plaisent sont nulles. Celles qui sont intéressantes sont moins exposées ou ne viennent pas en France. J’ai beaucoup aimé The Practice, et tout ce qu’a fait Kelley. Il y a vraiment des auteurs intéressants dans la série. Bosco a du mal aujourd’hui. Mais le cas le plus fou est Chris Carter. Il a été le Hitchcock de la télé au moment de X-Files, il donnait des interviews où il parlait de lui comme un génie, il pouvait tout faire. Et après il a fait Millenium, dont on a vu que la première saison et qui a été éclipsé par une série par ailleurs pas mal, Profiler. C’est terrifiant Millenium, tu ne sais pas où t’es, c’est très très fort. Ca n’a pas marché, parce qu’il a été trop loin, et il a disparu. Même des spécialistes comme Olivier Joyard ne savent pas ce qu’il fait aujourd’hui. Ca te glisse entre les doigts la télé.
Et pourquoi Six Feet Under ou Les Sopranos, ça ne te plait pas ?
La série est devenue une industrie culturelle. Elle fabrique son académisme. Et puis il y en a trop et elles sont moins variées. On peut, en cherchant, trouver cinq ou six séries très bien sur la grille du câble, mais globalement c’est moins intéressant qu’il y a cinq ou dix ans. Chez Kelley ou Bosco (Hillstreet Blues, Capitaine Furillo), la multiplication des héros, parfois douze personnages, avait quelque chose de vraiment fascinant. D’ailleurs Kelley fait toujours la même chose. Dans son cabinet d’avocats, tous les personnages sont aussi importants. Aujourd’hui on est revenu à des séries avec un angle, super-visible, un seul concept : genre deux frères en prison et comment vont-ils s’en sortir qui me semble plus pauvre. J’aimais beaucoup la façon dont Bosco montrait des éclopés de la vie, des gens qui n’ont pas le droit à l’image, et c’était aussi humain, émouvant, que du Preminger. La dernière série qui m’a bien plu, c’est Bones, qui n’est pas génial, mais pas mal. J’aime bien Monk, qui est une série qui reprend des trucs de Columbo, et qui est parfois aussi bien que Columbo. Le héros a des T.O.C, c’est un flic qu’on a viré de la police parce qu’il a pété les plombes. Mais il résout tout. Alors qu’il ne peut pas serrer la main de quelqu’un, il a peur des microbes. C’est vachement bien, c’est sur TF1 tous les jours, mais personne n’en parle. Dans les séries à angles, il y en a une que j’aime bien, c’est Dead Like Me. Ce sont des gens qui sont morts, ou plutôt mi-morts, car ils peuvent avoir une vie sexuelle. Et ils posent des post-it sur les gens qui vont mourir. Et alors une créature, une sorte de gremlin, leur saute dessus, et il y a plein d’aventures autour de ça, ils travaillent, ont une vie sentimentale. C’est une série à une idée, mais l’idée est compliquée, pas simple à résumer. C’est ça qui est pas mal. Et aussi le casting est très réussi, avec une fille remarquable avec sa tête de vieille petite fille. Bon, je trouve ça bien, agréable, mais je ne battrais pas non plus pour ça. Je me souviens que le créateur de Buffy, qui était vraiment une grande série, avait déclaré que le cinéma ne l’avait jamais fait rêver, qu’il avait toujours voulu exploiter ses idées à la télévision. Ca m’avait paru très nouveau à l’époque mais depuis j’ai fini par me méfier de ce type de déclarations car, finalement, grâce au succès de Buffy, ce mec a fini par réaliser un film, qui n’a pas du tout marché. Mais Buffy c’était génial. Je suivais ça de loin et un jour j’ai lu dans un supplément de l’Observer un papier de deux pages sur Buffy. Le journaliste, au fil du texte, dit : « C’est simple, les vampires c’est la sexualité. Ces filles vont passer à l’âge adulte. Elles ont peur. Y’a du sang ». Je me suis dit : « Putain, c’est gros comme une maison et je ne l’avais pas vu ». Je me suis mis à regarder assidûment et j’ai beaucoup aimé. L’idée des vampires à l’université, de mélanger film de campus et film d’horreur, a ensuite été décalqué partout au cinéma. Une des actrices des Cinéphiles 3 qui a vingt-quatre ans est folle de séries. Je l’ai interrogé sur ce qu’elle aimait plus jeune, elle m’a parlé de Buffy, je lui ai demandé pour elle de quoi ça parlait et elle m’a répondu avec évidence : « Bah, de la peur de la sexualité ». C’est ça un spectateur, quelqu’un n’a aucune arme pour comprendre et qui comprend. La télé fonctionne comme ça, avec des enfants, des étrangers, des vieux… Le spectateur ne sait pas forcément dire pourquoi il aime, mais il a un rapport vraiment fort à ce qu’il a vu.
La mise en place du service cinéma de Libération dans les années 80 était-elle la tentative de faire une revue de cinéma infiltrée dans un quotidien ?
J’ai écrit six ou sept ans dans les pages Cinéma. C’est vrai que pour moi publier les textes de Serge Daney publiés dans Libé seuls, c’est une connerie. Les textes prennent un sens dans l’ensemble de ce que le quotidien publiait à l’époque et qui constituait la meilleure revue de cinéma au monde. Daney n’était pas seul, et l’équipe comptait vraiment : Séguret, Louella Interim, moi… Et surtout Lefort. Lefort et Daney constituait un équilibre formidable. Daney a appris à devenir journaliste et Lefort est devenu critique. C’était très bien ce qu’il écrivait sur le cinéma. Et il y avait quelque chose d’incroyablement neuf et vivant qui s’inventait entre nous dans la façon de parler du cinéma. Isoler les textes de Serge, c’est de l’idolâtrie. Et pourquoi pas bientôt ses cartes postales ?
Ecrire dans un quotidien t’a permis de trouver une autre vitesse à ton écriture ?
Aux Cahiers, je n’avais connu que l’horreur de l’écriture. J’écrivais dans l’anxiété et je n’avais aucun plaisir à relire. La personne qui m’a appris à écrire, c’est Brigitte Ollier, qui écrit aujourd’hui sur la photo de Libé et à l’époque s’occupait de l’édition. A l’époque j’écrivais sur les émissions de télévision, plutôt celles de l’après-midi, comme Aujourd’hui madame, les émissions religieuses du dimanche matin, que j’adore et regarde toujours. D’ailleurs, pour ceux que ça intéresse, la meilleure, c’est l’émission juive. La première chose qu’a faite Brigitte, c’est d’enlever les italiques à mes textes. Un rédacteur des Cahiers, tu lui supprimes ses ital’, il meurt ! (rires) Je marchandais pour en garder deux…un… Elle était inflexible, mais elle m’a appris à écrire, à être sec, à tout enlever.
A l’adolescence, l’écriture est venue comment ?
Moi je n’avais aucune envie d’écrire. C’étaient mes amis Daney et Claude Depeche qui voulaient. Ce sont eux qui ont façonné mes gouts. Avant, j’aimais des conneries : Bergman, Fellini, ce que le moindre imbécile un peu cultivé aimait à l’époque. Ils m’ont fait découvrir un autre rapport aux films, qui pouvait inclure des trucs moins nobles, la cinéphilie. Moi, j’ai créé ma revue Visages du cinéma pour placer des interviews que j’allais faire. Mais j’écrivais comme un cochon. Mes articles étaient nuls. Et puis en échange des interviews réalisées aux USA, j’ai reçu un mot de Jacques Rivette affirmant que désormais Louis Skorecki appartenait aux Cahiers du cinéma. Pour moi les Cahiers ne représentaient pas la même chose que pour Serge et Depeche qui connaissaient tout par cœur. Je ne comprenais pas les textes. Sauf ceux de Douchet. A l’époque, je rêvais déjà de faire des films. Mais mes films n’ont eu aucun écho : L’escalier de la haine, Eugénie de Franval… Heureusement l’écriture a fini par s’intéresser à moi, alors que je ne m’intéressais pas particulièrement à elle.
Qu’est-ce qui fait qu’un parisien de vingt ans part à Hollywood pour rencontrer Walsh, Cukor, Keaton, Dylan…
Je ne sais pas comment ça s’est fait. L’argent je ne l’avais pas. Le support je ne l’avais pas. Je me suis dit simplement que comme personne ne l’avait fait, donc j’allais le faire. J’étais à la fois assez inconscient et assez courageux. Et puis j’ai eu de la chance : Walsh tournait et j’ai pu y aller, Hawks aussi, Dylan enregistrait Highway 61 et j’ai pu être là pour la moitié de l’enregistrement. Certains entretiens n’ont jamais été publiés, comme Walt Disney, Ray Bradbury. J’ai pu passer une interview de Sonny and Cher dans Salut les copains.
Tu étais un des rares cinéphiles à avoir aussi une vraie culture rock, jazz, et pour aller vite à avoir cette sensibilité pop, qui a fait t’intéresser à des objets toujours très divers…
Adolescent, j’allais souvent en Angleterre dans des familles. Mes premiers 45t c’est les Everly Brothers. Et puis j’ai découvert Elvis Presley, que j’ai trouvé génial. A 14, 15 ans, j’étais chasseur d’autographes. C’était différent d’aujourd’hui. Ca ne veut pas dire que c’était mieux… En fait si je pense que c’était mieux, et qu’on a souvent raison de dire que c’était mieux avant. Les gens qui par principe pensent qu’on tort de croire que c’était mieux avant sont en général des crétins. Moi je crois que j’ai une chance folle d’avoir eu 15 ans en 58. Objectivement, pour découvrir le rock et le cinéma, c’est un moment assez fabuleux. Et encore, à l’époque je ne connaissais pas Sinatra. J’ai su que Presley venait à Paris pendant son service militaire. Mon copain me prenait en photo avec lui, j’allais immédiatement développer la photo, je retournais voir la personne et je lui faisais signer la photo et les disques. Une photo avec Presley c’est rare mais signée par Presley c’est encore plus rare. Ensuite j’ai découvert le jazz. D’abord Ray Charles. Et j’ai échangé mes 5 disques signés de Presley pour un Ray Charles ! D’ailleurs je ne l’ai plu.
Sur la photo avec Presley, tu as presqu’une banane. Tu étais dans la fascination du look américain comme beaucoup de jeunes français de l’époque ?
Non, j’étais plutôt un blouson noir. J’étais en rébellion, je pouvais me faire virer du lycée à tout moment. J’ai beaucoup trainé ado avec une bande. Mon meilleur copain a d’ailleurs tué un mec et fait de la prison. J’ai grandi dans le XXème arrondissement. Mais je ne suis pas né à Paris. Je suis né dans un camp de concentration en 43, un des rares camps en France, à Gurz. Mais je n’en sais pratiquement rien de tout ça. Mes parents ne m’en parlaient pas. Le film que je n’ai pas réussi à faire, Le Juif de Lascaux, j’ai mis des années à comprendre qu’il parlait des fantômes de ma famille. J’ai compris qu’une centaine de personnes de ma famille était morte au détour d’une phrase prononcée par mon père. J’ai un rapport religieux très compliqué. Je n’ai aucune éducation religieuse. Je suis venu à la religion par la musique. La musique des cantors que j’ai découverts tout seul. J’ai appris plus tard que mon père avait chanté dans les synagogues. Mais je ne connais même pas le nom des fêtes religieuses. Il faut dire que mes parents étaient communistes, mon père a quitté la Pologne pour faire la guerre d’Espagne. Mais même ça je l’ai su après sa mort. Ce sont des gens qui ne parlaient de rien. La seule phrase sur les camps que j’ai sue, c’est qu’on prenait des bébés et les jetait contre les murs comme des ballons. Quand t’es gamin, t’as pas envie d’en savoir plus. J’ai longtemps cherché à comprendre mon passé, le rapport amnésique à ma propre histoire. J’aurais pu rechercher les noms des disparus de ma famille, mais maintenant c’est trop tard, ça ne m’intéresse plus.
Tu en es où dans ton rapport à la musique ?
Vraiment c’est ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui. Je me suis un peu calmé mais j’ai claqué beaucoup d’argent sur le net pour acheter des disques. Brisseau, qui est quelqu’un de sourd, c’est-à-dire qu’il ne peut écouter du Sinatra, et que quand on lui fait connaître un truc, il met à peu près douze ans à l’entendre et dire « Ah oui c’est pas mal ça ! », Brisseau donc ne cesse de me dire que je dois faire une émission de radio. J’écoute toujours ce qui est lié à l’actualité. La différence entre les trucs nouveaux et les trucs anciens, c’est que les trucs nouveaux, je les écoute moins longtemps. Une des seules choses que j’ai écouté beaucoup c’est Will Oldham, Palace. Mais je n’aime pas le dernier disque, que tout le monde trouve magnifique. Pour moi, c’est du folk. Ca ne m’intéresse pas
Pourquoi le folk ne t’intéresse pas ?
C’est une musique qui ne m’a jamais intéressée, qui pour moi n’existe pas, emprunte un peu partout. J’écoutais ça avant de découvrir la country. Aujourd’hui tout le monde adore Nick Drake… C’est pas que je n’aime pas, c’est parfait, c’est léger, aérien, plus blanc que blanc – tellement blanc que même les gens qui n’écoutent que de la musique noire arrivent à l’écouter. Bon, j’ai tous ses disques, même les inédits, à la fois en vinyles et en CD, c’est pas mal, mais on en fait trop. Comme on en fait trop sur Léonard Cohen.
Et la pop ? Tu as aimé qui ?
J’adorais The Move, dont l’un des membres a créé Electric Light Orchestra. C’était pop, un peu psychédélique. J’adorais Soft Machine, Syd Barrett que j’ai vu en club. Je crois avoir vu Hendrix jouer de la basse avec Soft Machine. Je n’aime pas trop Van Morrison, mais son avant-dernier disque, qui est de la country, est une merveille. La seule musique vers laquelle je reviens toujours, à part la musique de crooner, c’est la country. Ce n’est pas facile d’écrire sur la musique. Ce qui est le plus juste c’est de raconter, ne pas théoriser. Récemment un type a écrit : « Les interviews de Dylan n’ont aucun interet ». C’est amusant parce que c’est le contraire de ce que tout le monde pense. Si malgré tout elles sont bien les interviews de Dylan, c’est que les journalistes l’adorent tellement qu’ils sortent les quelques trucs biens qu’il peut dire pour les mettre en valeur. Quand c’est lui qui écrit, comme par exemple son bouquin, on voit à quel point c’est mal écrit, réac, souvent totalement nul. Sauf quand il parle de musique où là tout à coup c’est intéressant. Au fond ce qui l’intéresse vraiment, ce n’est pas les idées, ce n’est pas les paroles de ses chansons, c’est vraiment la musique. C’est un plouc, qui ne connaissait rien, a tout appris avec Ginsberg parce qu’il cherchait à l’épater… Mais quand il parle de sa musique, ça peut donner des trucs aussi beau que cette formule, que j’ai lue je crois dans son livre, et qui décrit des enregistrements de Presley : « This Thin Mercurial Sound ». « Ce son mercurial mince ! » Ca ne veut rien dire, sauf que le son est maigre, mais tout à coup en lisant ça, on a le son dans l’oreille. Dylan court après des sons. Après avoir décrit, il faut pouvoir raconter. Raconter que Sam Cooke est aussi important sinon plus important que Presley. Et que pour aimer Sam Cooke, il faut passer outre que son type de voix peut paraître désagréable au début. Toutes les choses que j’ai vraiment aimées dans la musique, je ne les ai pas aimées à la première écoute. Il y a toujours un effort à faire.
C’est le contraire du cinéma donc, puisque tu as théorisé qu’il ne fallait pas revoir les films ?
J’ai écrit ça contre les gens qui réévaluent tout le temps. Je sais qu’à chaque fois que je vois un film, je change d’avis. Mais c’est parfois aussi intéressant d’être fidèle au souvenir, de n’écrire que sur la première fois. Après certains films commerciaux américains sont vraiment construits comme des chansons, avec des refrains qui reviennent régulièrement. C’est souvent des films de filles. Pretty Woman par exemple je peux le revoir vingt fois, parce que c’est comme une chanson, c’est fait pour. Mais revoir un film pour vérifier ce qu’on en pense, c’est sordide.
Pour parler de ta façon délibérée de te contredire, tu a inventé la notion de « schizo-critique ». Un temps, tu as beaucoup utilisé le concept lacanien de « l’objet petit a ». Deleuze et Guattari, Lacan, ce que des critiques de ta génération, comme Daney, Bonitzer, se sont approprié de façon très studieuse, tu l’as utilisé de façon décomplexée et un peu bouffonne…
Lacan, c’est Oudart surtout, avant Bonitzer. Moi j’aime bien les choses que je ne comprends pas. Un peu comme Ruiz qui raconte qu’il a lu les écrivains français sans maitriser la langue et que du coup il les a délirés. C’est toujours fascinant ce qu’on ne comprend pas. J’ai eu la chance de suivre deux séminaires de Lacan, dont un des moins incompréhensibles, L’amour, qui m’a vraiment parlé. Sur « l’objet petit a », Patrice Rollet m’a dit que la formule désignait le contraire de ce que je voulais dire. Mais je m’en fous, je le réutilise de la même façon trois jours après. Ce sont des mots, on en fait ce qu’on en veut
Que faisaient tes parents ?
Mon père était tailleur pour dames, comme beaucoup de juifs de Pologne ou d’Ukraine, et ma mère l’aidait. Mes parents ne faisaient rien à part leur travail. Ils ne sortaient jamais. Je ne les ai jamais vu dans un café. Ils avaient deux ou trois amis, qui étaient d’anciens déportés. Mon père cassait toutes ses cigarettes en deux lorsqu’il voulait fumer, pour pouvoir fumer deux cigarettes. Il écoutait la radio, aimait Rika Zaraï, une chanteuse, parce qu’il aimait les voix de femmes. Ca devait lui rappelait des trucs d’enfances.
Tu étais fils unique ?
Non j’ai une sœur. Je crois qu’on a déçu tous les deux nos parents pour des raisons différentes.
Tu as déçu tes parents ?
Oui bien sûr. Mes parents sont morts quand j’avais 27 ou 28 et ils étaient persuadés que j’aurais jamais de femme, jamais d’enfant – d’ailleurs je n’en ai pas, mais peut-être un jour -, jamais de travail, jamais d’argent, que je serais toujours un va-nu-pieds, un SDF. Les Cahiers, pour eux ça n’existait pas du tout, ça n’avait aucune signification que j’y écrive puisque je ne pouvais pas en vivre. La seule fois qu’ils ont vu un truc que j’ai fait, c’était un de mes courts-métrages. Ils n’allaient jamais au cinéma, n’avaient pas la télé, ne savaient pas qu’on pouvait faire des films courts… Ils ont vu le film avec un de leurs deux ou trois amis. Il se targuait de connaître le cinéma, et en sortant il a dit à mes parents que mon film était quand même moins bien filmé que du Lelouch, qui pour lui était l’étalon du talent. Du coup, j’ai vu sur le visage de mon père, qui lui n’avait aucune référence, qu’il se disait que même ça je l’avais loupé. Donc mes parents sont morts en pensant que j’avais tout raté. Ma sœur, en fait, ils ont pensé qu’elle s’en était sorti parce qu’elle est secrétaire. Mais elle, elle croit qu’elle a tout loupé. C’est deux formes d’échec (rires).
Tu avais le sentiment d’être un jeune Français ou de venir d’ailleurs ?
Je me sentais complètement français. Ce n’est que plus tard que j’ai changé d’avis, que j’ai compris que c’était plus compliqué. Mes parents avaient un accent, parfois j’ai pu enfant en avoir honte, puisque moi je n’en avais pas. A l’époque, il n’y avait aucune raison de se sentir fier d’être juif. Les français ne parlaient jamais de ce qui venait se passer. Mes parents non plus. Donc contrairement à mes parents, je me sentais français. Et alors que j’étais vraiment un cancre, j’ai eu la chance d’être bon en anglais. Ca m’a sauvé à plusieurs reprises dans ma vie. A quinze ans j’ai commencé à lire le Melody Maker, et à m’intéresser à la musique anglo-saxonne. Et puis j’étais copain d’un vendeur de Vida musique, un disquaire près de Saint-Germain. Il me faisait écouter toutes les nouveautés. C’est là que j’ai acheté mes premiers albums de blues du Mississipi, parce que le blues électrique, même Melody Water ça ne m’intéressait pas beaucoup. Très vite, mes passions ont été le blues et les crooners. J’en écoute moins, parce que la country aussi a ses crooners. Le moindre ringard qui chante une ballade country peut faire un truc plus émouvant que Sinatra.
Quel rapport as-tu aux jeux-vidéo ?
Je regarde beaucoup les enfants jouer. Moi je ne joue pas. Mais je ne supporte pas les jeux pour adultes. Le trivial pursuit, le Monopoly, ça me rend malade. Mais j’adore le jeu d’enfant. J’ai écrit quelques temps dans Libération sur les jouets et les jeux. Quand tu commences à réfléchir sur la façon dont sont faits les Lego, c’est vraiment génial. J’ai fait aussi une story sur le mec qui a inventé les fraises Tagada, c’était passionnant. J’ai eu envie d’arrêter ma chronique pour ne plus écrire que sur les jeux d’enfants mais Libé n’a pas voulu. Je regrette. Je pensais que la seule idée que j’ai depuis mon texte Contre la nouvelle cinéphilie, c’est celle-là. Puisque le cinéma n’est plus ce truc à faire rêver dans lequel le spectateur est un enfant, pourquoi ne pas prendre la part d’enfance des jeux et voir ça fonctionne, réfléchir par exemple sur la façon dont la Game boy s’est substituée à la bille.
[Entretien réalisé en février 2007 par Jean-Marc Lalanne et Patrice Blouin, publié dans sa version raccourcie dans le numéro N°589]
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