A la lecture des notices biographiques des disques, souvent l’imagination se plaît à projeter sous forme de scènes cinématographiques quelques instantanés de la vie des chanteurs. Par exemple, on aurait aimé voir au cinéma les séances d’enregistrement de Jackson C. Frank, le chanteur folk à l’assise vocale tellurique, mais si timide qu’il ne pouvait supporter […]
A la lecture des notices biographiques des disques, souvent l’imagination se plaît à projeter sous forme de scènes cinématographiques quelques instantanés de la vie des chanteurs. Par exemple, on aurait aimé voir au cinéma les séances d’enregistrement de Jackson C. Frank, le chanteur folk à l’assise vocale tellurique, mais si timide qu’il ne pouvait supporter d’être enregistré que dissimulé derrière un rideau. Et aussi Townes Van Zandt réfugié dans une petite cabane du Tennessee, sans eau ni électricité, fuyant les rigueurs d’une famille texane obnubilée par les intérêts pétroliers, abandonnant par là même les apparats cossus de son enfance pour offrir aux seuls arbres la modulation ténébreuse de sa voix. Et pourtant, lors du passage à l’écran de certains chanteurs adorés, la déception est là, comme si le charme de la voix souffrait de cette rude transposition. Frank Sinatra, par exemple, le chanteur à la souplesse miraculeuse qui abat, syllabe après syllabe, les obstacles de la diction, comme si la langue chantée n’était qu’une longue coulée aux accents transparents universels.A l’écran, il devient l’opposé de lui-même, contraint, sec, traqué par l’envie furieuse d’être reconnu comme acteur – et seuls les cinéastes (Preminger et L’Homme au bras d’or, Mankiewicz et Blanches colombes et vilains messieurs) sachant utiliser sa nervosité cinématographique si opposée à sa plénitude vocale en font un bon comédien. Dean Martin, le crooner dont l’onctuosité narquoise s’abandonne quelquefois, lorsqu’il chante, à une sentimentalité débarrassée du cynisme qui empoisse le Rat Pack, souffre lui aussi, souvent, du passage du micro au grand écran qui ratatine son charme veule (Embrasse-moi idiot de Billy Wilder), redéployé cependant par Vincente Minnelli (Comme un torrent). Même déception inaugurale pour Will Oldham, dont la douceur bassement timbrée de la voix (Master and Everyone) semble se dissoudre dans les premières scènes d’Old Joy de Kelly Reichardt (en salle le 25 juillet). Et puis, au détour de quelques expressions spontanées (lors d’un rire, un retroussement de babine juvénile) ou de quelques attitudes volées (un déshabillage tranquille en pleine forêt qui le fait passer sans conscience aucune de vêtu à nu), quelque chose de l’innocence archaïque de son chant resurgit. Alors, la petite scène autour de Jackson C. Frank apparaît comme le dispositif même de la voix du chanteur devenu acteur, voix réfugiée, par hantise de l’enregistrement et du regard, dans les recoins du corps, voix perdue pour qui la cherche dans la parole, et voix retrouvée, pour qui la devine, infusée dans les attitudes.
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