Un huis clos en forme de règlement de comptes qui voit une famille roumaine différer éternellement le moment de passer à table le jour de la commémoration de la mort du patriarche.
Cristi Puiu fut le premier cinéaste, avec La Mort de Dante Lazarescu en 2005, à nous signaler une nouvelle génération de cinéastes roumains. S’il n’a jamais accédé à la notoriété d’un Cristian Mungiu (Palme d’or en 2007 avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours), il a gardé la même ligne, implacable, rigoureuse, formaliste, qui fonctionne sur la longueur parfois volontariste des plans, et un humour plus pince-sans-rire que le plus pince-sans-rire des pince-sans-rire. D’ailleurs, quand vous demandez à Puiu s’il tourne aussi peu (trois longs en dix ans) à cause des lenteurs administratives de son pays, il vous répond : “Oh, ça, c’est normal”, d’un ton désespéré.
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Sieranevada raconte l’histoire d’un couple qui se rend dans une réunion familiale. On va assez lentement comprendre qui est qui, ce qui s’y déroule réellement, et les 2 heures 53 du film y seront bien nécessaires. Tous ces gens attendent de pouvoir déjeuner. Or tout les en empêche, et surtout le retard d’un pope qui doit bénir la nourriture, plus une histoire démente de costume trop grand… La situation est absurde, comme tout ce qui dans toutes les sociétés du monde ne cesse de poser des barrières symboliques à tout – et l’on pense souvent à L’Ange exterminateur de Luis Buñuel, dans lequel les personnages ne pouvaient quitter la soirée dans laquelle ils se trouvaient enserrés, sans qu’on sache jamais pourquoi.
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Aucune complaisance chez Puiu dans ce traitement de la durée, qui a besoin de temps pour briser les nerfs du spectateur et de ses personnages, pour abattre leur résistance, provoquer chez eux un rire souvent nerveux, gêné, et des aveux terribles (le mensonge et la paranoïa sont au cœur de la famille de Lary, le protagoniste principal). C’est puissant et on ne s’ennuie jamais. Chaque personnage est bien dessiné, avec précision – ses petits défauts, ses folies profondes (comme la peur qui habite le frère de Lary, ou le complotisme de son neveu, tous deux obsédés par les attentats qui sévissent depuis le 11 septembre 2001) –, et n’est jamais enfermé dans sa caricature, toujours incarné, donc mouvant.
En gros, hormis quelques excursions quand même assez importantes pour le récit, notamment au supermarché Carrefour du coin (si, si), tout va se dérouler dans cet appartement de la banlieue de Bucarest, qui va très vite devenir la cabine des frères Marx. Tous les membres de la famille et leurs névroses (la tante restée communiste) s’y croisent, ainsi que leurs aliénations multiples et souvent complexes, et Lary (génial Mimi Branescu), médecin de son état, considéré par tous comme une sorte de parangon de réussite (on découvrira que les choses ne sont pas si simples), tentera de résoudre tous les problèmes, de calmer les hystériques, les cocus, de ne pas trop s’énerver contre sa mère, de soigner les malades, de rire de cette situation étouffante – les moments où le personnage rit en même temps que le spectateur sont assez étonnants, et si rares au cinéma. Et de dégager des vérités dans un monde de mensonges.
Car tout tourne, au sens propre comme au figuré, autour d’un axe, celui du centre de l’appartement, un dégagement sur lequel donnent toutes les pièces. Parfois on y pénètre, dans ces pièces, pour une ou deux scènes, mais la plupart du temps, la caméra reste au centre. Elle semble vivante. Elle hésite, suit un personnage puis un autre. Cette caméra a donc sa propre liberté, qui va sans doute de pair avec l’idée que cette réunion familiale a pour but de commémorer l’anniversaire de la mort du patriarche de la famille, Emil. Le cinéma, serait-ce ce fantôme qui pose un regard étonné, bienveillant et attentif sur les êtres, même les pires ? C’est ce qui fait la beauté désespérée de Sieranevada.
Jean-Baptiste Morain
Sieranevada de Cristi Puiu (Rou., Fr., 2016, 2 h 53)
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