Elle est des nôtres est un conte métaphysique, un manifeste politique et le premier long métrage de Siegrid Alnoy, jeune femme étonnante, totalement habitée par son souci de la forme et sa vision pessimiste du monde. Au fond de laquelle brille une tenace lueur d’espoir.
C’est l’histoire d’une femme isolée dans notre société stérile. Et c’est surtout un film saisissant par son style et sa maîtrise des formes. Elle est des nôtres, premier long métrage de Siegrid Alnoy, est aussi impressionnant que l’est sa réalisatrice, femme d’une exigence extrême, totalement habitée par sa vision du monde et des gens. S’étranglant devant les ravages du capitalisme actuel, Siegrid Alnoy croit encore dur comme fer en l’humanité, et supporte difficilement les saccages humains provoqués par le libéralisme ou les petits « meurtres » ordinaires causés par des relations sociales aussi superficielles que stériles. Quand bien même on ne serait pas toujours d’accord avec elle, Siegrid Alnoy porte son travail avec une puissance de conviction rare, une conviction tellement radicale et entière qu’elle en ferait presque peur, mais qui force le respect. Son parcours de cinéaste est singulier, son film est aussi politique que métaphysique, et sa parole porte haut. Une forte personnalité vient de surgir dans le paysage du cinéma français. Elle se raconte.
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DEMOISELLE DE ROCHEFORT
Siegrid Alnoy C’est toujours difficile de rendre compte d’un parcours qui vous a amené où vous êtes. Au départ, il y a eu la danse. J’ai une formation de danseuse classique, avec un goût très prononcé pour la chorégraphie, le rapport d’un corps et d’un espace. Ensuite, j’ai fait une tentative du côté des mathématiques, qui n’ont fait que confirmer mon goût pour la forme. Sans ce goût pour la forme, je serais peut-être devenue une grande mystique ! Ensuite, j’ai eu un parcours plus traditionnel, universitaire, avec des études littéraires couplées à des études cinématographiques. Je n’ai jamais été élevée dans une quelconque fascination pour le cinéma. Je ne suis pas cinéphile au sens propre. Je suis une demoiselle de Rochefort (c’est mon père qui a prêté les voitures de collection du film), mais ce film n’a joué aucun rôle dans ma relation au cinéma. C’est la littérature qui a joué le rôle décisif. Je me suis mise à lire tardivement, plutôt des romans contemporains, du courant du Nouveau Roman. Les agencements de phrases, de mots, m’ont donné envie d’inventer des images pour ces sensations. J’ai un rapport très sensoriel à l’écriture. Et j’ai inauguré ma culture cinéphilique par le cinéma des années 20, le cinéma des peintres, des architectes.
ÉLOGE DE LA FORME
Je n’oublie pas que le cinéma est un art plastique. La forme, c’est du fond qui émerge à la surface, ça ne sort pas de nulle part. Une forme, un style, est indissociable du souffle du sujet. Le style, c’est l’éthique d’un auteur, c’est sa manière de répondre au monde. Si un auteur n’a pas de style, c’est qu’il n’a rien à dire. Je trouve que la déliquescence du monde va de pair avec la déliquescence des images. Rendre justice, un besoin vital qui m’habite, c’est aussi rendre justice aux images. La forme, c’est désigner, ce n’est pas montrer. C’est désigner quelque chose en faisant intervenir l’étape du signe.
Mes partis pris esthétiques m’aident à rejoindre mon sujet. Dans Elle est des nôtres, je voulais donner une image symbolique du monde : chaque plan devait être un monde. Evidemment, ça peut mener à une dictature du sens, mais j’assume ce risque.
LES ASSASSINS SONT PARMI NOUS
Première partie du film, le personnage de Christine est une enfant, c’est-à-dire quelqu’un qui cherche sa place. Deuxième partie, elle est meurtrière. La meurtrière, pour moi, c’est l’innocent radical, c’est-à-dire le criminel qui affirme son droit innocent à exister au même titre que les autres. La troisième partie est plus difficilement accessible : on est sur un autre plan de conscience, qui donne un horizon métaphysique au film. A la faveur de son acte affreusement brutal, Christine va se rendre compte que la valeur absolue de notre monde n’est pas l’amour, mais le crime. A partir du moment où elle commet le meurtre, le monde va la reconnaître, l’adouber, l’innocenter.
Qui sont les assassins de ce monde meurtrier ? Ceux qui assassinent le possible, ceux qui répètent la mauvaise vie telle qu’elle est, qui suivent le cours ordinaire du monde, qui restent dans le rang. Un meurtre, ce sont ces actes anodins qui n’attirent nulle réprobation, par exemple, quand quelqu’un va très mal, et qu’on lui dit de changer de coupe de cheveux pour se changer les idées. Mais je fais moi-même partie de ce monde des assassins, hélas, j’y participe.
LA DOULEUR D’ETRE AU MONDE
Le nihilisme, oh ! là, là ! c’est le plus gros reproche qu’on puisse me faire. D’un point de vue moral, je ne pourrais jamais faire quelque chose de nihiliste.
Justement, le film montre comment et pourquoi nous vivons dans une culture nihiliste. L’expérience de Christine, on l’a tous faite à l’adolescence, c’est-à-dire cette douleur d’être au monde. Contrairement aux autres, Christine ne l’a pas oubliée, elle continue d’en souffrir. Les autres se sont tous empressés de l’oublier, ne serait-ce que pour pouvoir vivre. Et on se rappelle cette douleur quand on souffre. C’est ce qui est terrible : le mode de connaissance du monde, c’est souvent la douleur.
UN FILM POLITIQUE
Ça peut paraître étrange, mais j’ai l’idée qu’une uvre peut être utile. Ce film nous invite à réfléchir sur le territoire de l’offense et de l’humiliation. Il dit que l’humiliation n’est pas psychologique, mais socio-historique, c’est-à-dire politique, et métaphysique. La souffrance, l’humiliation, c’est la condition humaine. Certes, le récit renvoie à une peine privée, mais instrumentalisée par le politique. Il ne s’agissait pas pour moi de faire le portrait psychologique d’une criminelle, mais d’articuler avec le plus de sens possible l’événement singulier du parcours de Christine (son crime) avec le parcours collectif d’un monde qui tue dans les formes. Dresser une espèce de fable pour le temps présent, qui reconnaîtrait enfin que l’humanité peut être spoliée sans retour par des comportements que nous avons tous sans nous en rendre compte. On peut dire que ce film est politique, mais ce n’est pas un film social.
Je ne crois plus du tout à une révolution politique qui pourrait changer quoi que ce soit, je crois à une révolution intime qui fait qu’on disposerait de soi d’une façon plus honnête. C’est là un désir de liberté, mais la liberté fait peur, peu de gens finalement la désirent. La liberté de disposer de soi, c’est très difficile, parce que tout nous éreinte, nous entrave. Rien que l’Education nationale, c’est un formidable travail de sape des individus, à des fins mercantiles. Aujourd’hui, l’humanité est un produit. Ça, c’est la violence de l’horreur capitaliste et ce n’est pas de la théorie. Le monde fonctionne, certes, mais il n’existe pas.
CHRÉTIENNE BOUDDHISTE
La soif de spiritualité, la faim d’origine, c’est ce qui nous fonde tous. Mais je n’aime pas la religion, c’est quelque chose de fermé, qui nie l’idée d’une transcendance. Par contre, le rapport au sacré est permanent chez moi. C’est ce qui me fait tenir debout dans le monde d’aujourd’hui, ce qui me fait vivre, aimer, bouger, respirer, penser… C’est ce qui fait que, parfois, je ne me comporte pas trop mal. C’est lié à la notion d’éternité. Le fait qu’on existe, qu’on ait existé, est éternel, on ne pourra jamais revenir en arrière. Dans le monde moderne, cette question du sacré, du divin, me conduit infiniment. Je ne suis pas du tout catholique, mais profondément chrétienne. Je suis une chrétienne bouddhiste (rires)… Etre chrétien, c’est une valeur, être catholique, non. Je suis chrétienne au sens où je pratique, mais alors vraiment, au c’ur du concret. Je ne pratique pas dans une église ; les catholiques sont ceux qui pratiquent dans une église et commettent des crimes dehors. Par exemple, quand j’arrive à servir l’autre, et que l’autre me rend cette lumière, eh bien, c’est pratiquer au quotidien. Dans l’idéal, faire des films, c’est pratiquer.
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