Des studios du muet aux dérives de Wenders, des audaces baroques de Jean Cocteau au minimalisme spartiate de New Order, de La Bataille du rail (cambouis et charbon) à Anna Karénine (dentelles et fanfreluches), Henri Alekan a éclairé beaucoup d’images mouvantes et inoubliables de ce siècle. Pas encore rangé des projecteurs, il raconte son histoire lumineuse.
En 1929, j’entrais au studio de Billancourt, quai du Point du Jour, sur les bords de la Seine. C’était un lieu sympathique, avec une cour intérieure, des bancs et quelques arbres sous lesquels les techniciens se prélassaient entre les prises de vue. C’était encore l’époque du muet, il y régnait une extraordinaire nonchalance, le cinéma n’était pas encore une véritable industrie. Ma carrière d’assistant opérateur vit le jour sur le tournage de Deux balles au c’ur du jeune réalisateur argentin, Milva. Ce fut mon premier film et l’un des derniers du cinéma muet.
L’heure de mes obligations militaires sonnant, j’ai abandonné momentanément les plateaux de cinéma. A mon retour de l’armée et à ma grande surprise, le parlant avait fait son entrée à Billancourt. Le studio était en pleine réfection, la charmante cour transformée en plateau. Les verrières de l’époque des pionniers avaient été repeintes, barbouillées de noir, le tout doublé d’épaisses cloisons, isolantes. Les grands maîtres des lieux étaient alors les ingénieurs du son, les chefs opérateurs devant se plier aux contraintes des enregistrements. C’était épique ! L’opérateur et son assistant étaient enfermés dans une cabine à peine plus grande qu’une cabine téléphonique. Très rapidement, on étouffait. Heureusement, les caméras ont vite été repensées, remodelées pour les nouveaux impératifs. Les tournages de La Petite chocolatière, de Fantomas de Paul Fejos et de Fanny de Pagnol m occupèrent les années suivantes et me firent découvrir les secrets de la profession’ J’étais sûr d’avoir fait le bon choix, d’avoir embrassé la bonne carrière. Les longues journées de travail, les lourdes caméras à porter, le fort chômage de la profession, toutes ces difficultés ne m ont jamais fait douter de mon amour du cinéma.
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Mon respect pour l’homme remonte sans doute à l’enfance. Mon père dirigeait un laboratoire de recherches et nous logions dans l’usine même, au-dessus des ateliers’ J’étais issu d’un milieu bourgeois, mais mon quotidien était celui du monde ouvrier. Et une fois adulte, j’ai naturellement eu tendance à me tourner vers la gauche, le syndicalisme.
Dans le monde du cinéma, très vite, j’ai cherché à pallier les abus pratiqués dans la production, à en finir avec les pénibles journées de seize heures. Dès 1932, avec une poignée de camarades, j’ai créé le premier groupement des assistants opérateurs de prises de vue dont le but principal était de sauvegarder la profession et de garantir le minimum salarial. Nous avions mis au point la politique de la toile d’araignée . A chaque proposition de contrat, chacun d’entre nous devait appeler cinq de ses confrères pour les informer de l’offre. A leur tour, ils devaient en appeler cinq autres et ainsi de suite Tout le monde étant prévenu, si l’offre était inacceptable, le producteur ne pouvait trouver d’assistant sur la place de Paris. Automatiquement, il était obligé de monter son prix. Grâce à cette extraordinaire solidarité, nous pouvions nous opposer aux sous-enchères de la production.
En 36, avec l’arrivée du Front Populaire au pouvoir et du vent de réformes qui a soufflé, le groupement est devenu un syndicat, et moi, son secrétaire général. Après la guerre, je me suis retrouvé membre de la Commission de la convention collective, base de tout notre système d’organisation sociale et toujours en vigueur aujourd’hui. Plus tard, j’ai été président du Syndicat des techniciens du cinéma de 66 à mai 68, où, emporté par la tourmente sociale, j’ai pris ma retraite de syndicaliste actif.
J’ai rencontré Eugene Shuftan en 33, au studio Billancourt. Effrayé comme bon nombre d’artistes allemands par la montée de l’hitlérisme, il avait préféré fuir et s’installer en France, terre d’accueil où le cinéma prospérait. Il avait besoin d’un assistant, ce fut ma chance. A Billancourt, tout le monde connaissait la réputation de Shuftan, l’un des maîtres de l’expressionnisme allemand, celui qui avait signé les images du Metropolis de Fritz Lang. Moi par contre, je ne connaissais pas ce personnage d’un premier abord grave et sérieux, avec cette pointe de fantaisie vestimentaire qui identifie souvent les artistes.
Notre première collaboration démarra sur un échec. Nous devions réaliser des raccords sur les berges de la Seine, face à la tour Eiffel, pour un film de commande sur Paris. Shuftan entreprit un trucage de surimpression, il était le spécialiste de ce genre d’effets spéciaux. Mais le premier jour, le revers trop large de son pantalon se prit dans le pied de la caméra et envoya le tout par terre. Le lendemain, Shuftan changeait de pantalon et remettait celui qu’on lui connut durant des années, un vieux tirebouchonnant sur les genoux et tombant sur les talons. Mais après, ce fut la caméra, pourtant neuve, qui nous fit des misères. Malgré ces incidents, nous nous sommes liés d’amitié et je suis devenu son assistant attitré sur la dizaine de films qu’il a éclairés pendant cette courte période française. Sa plus grande réussite reste sans conteste les superbes images de Quai des brumes de Marcel Carné. Pendant ce tournage, j’ai appris l’essentiel de l’art de la lumière, son architecture, sa composition, ses jeux d’ombres’ Dans son français approximatif, Shuftan me révélait également les exactions dont étaient victimes les juifs et les opposants au régime nazi. Je découvrais l’horreur de cette Allemagne où Fritz Lang venait de refuser les propositions de Goebbels de devenir directeur du cinéma. Je rapportais ces conversations à mes amis mais malheureusement, je constatais bien vite le peu d’écho qu’elles rencontraient dans le monde du cinéma. Si les assistants accueillaient avec sympathie les grands noms qui s’expatriaient, les chefs opérateurs voyaient d’un assez mauvais œil cette arrivée d’étrangers car ils risquaient d’être submergés par cette razzia de talents d’outre-Rhin. Après la démobilisation, j’ai retrouvé Shuftan en zone libre aux studios de la Victorine de Nice. Mais la menace nazie devenant trop pressante, je l’aidais à gagner l’Espagne. De là, il a gagné l’Amérique où, après des années d’efforts, il parvint de nouveau à s’imposer dans l’univers de l’image.
Beaucoup plus tard, nous nous sommes souvent revus à Paris. A chaque fois, il me parlait de son désir d’écrire une théorie de la lumière. Trop âgé, il n’est pas passé à l’acte. En hommage à mon maître, j’ai mené cette idée à terme. Dix ans d’écriture, de recherches pour aboutir en 86 à la publication de Des lumières et des ombres, que certains considèrent comme la bible de la lumière cinématographique. Malheureusement, Eugene s’est éteint à New York quelques semaines avant la parution.
Immédiatement après l’Armistice de 40, les cinéastes et techniciens qui n’entendaient aucunement travailler en zone occupée se regroupèrent à Nice, sous l’égide du secrétariat d’Etat à l’Education nationale. Installé dans une somptueuse villa de l’arrière-pays, le Centre Artistique et Technique des Jeunes du Cinéma produisaient des cours et des longs métrages, des documentaires et des fictions. C’est là que j’ai rencontré René Clément pendant le tournage de son premier film, un documentaire retraçant la transhumance saisonnière des troupeaux de la vallée du Rhône à la Savoie. Nice étant sous contrôle italien, tout ce qui se filmait au Centre devait être contrôlé par le pouvoir fasciste italien.
En 43, j’ai commencé à tourner, toujours avec René Clément, Ceux du rail, court métrage narrant la vie d’un chauffeur et d’un mécanicien de locomotive. Tous les matins à 6 h, nous quittions la gare de Nice, direction Marseille et Toulon. Nous tournions toute la matinée, puis pendant le retour en milieu d’après-midi, au contraire du reste de l’équipe, je restais à l’avant du convoi, la caméra cachée sous mon bras, prêt à filmer les défenses fortifiées allemandes le long de la ligne Marseille-Nice. Le soir, j’emportais la pellicule chez moi et je la développais dans la cuvette de ma salle de bains. Le tout prenait le chemin de Londres par le biais de la Résistance. Je n’ai jamais su ce qu’étaient devenus ces films, mais nous faisions tout pour informer la France libre et ses alliés. L’arrestation de mon frère par la Gestapo fit éclater notre petit groupe de résistants du cinéma. Je partis me cacher dans l’Yonne et participais à la libération de la ville d’Auxerre.
René Clément et Henri Alekan resteront marqués par la Résistance et le monde ferroviaire. Dès la fin de la guerre, ils tournent La Bataille du rail, primé au Festival de Cannes en 46.
Des amis qui connaissaient Cocteau eurent la bonne idée de lui parler de moi et de mon travail avec René Clément. Très rapidement, il m a proposé de tourner des essais pour son prochain film, La Belle et la bête. Hélas, quelques semaines après, tout était remis en question, la société Gaumont ne se décidant pas à financer le film. Des semaines s’écoulèrent avant qu’André Paulvé, producteur digne d’éloges, fasse confiance à Jean Cocteau qui n’avait tourné qu’un seul film, Le Sang d’un poète Vint la préparation. C’était la guerre avec toutes ses difficultés. Risquant à tout moment d’être arrêté par la Gestapo, je me cachais donc dans l’Yonne. Là, à l’aide du premier scénario que me remit Cocteau, je réfléchissais aux nombreux trucages de La Belle et la bête. De temps en temps, Jean me priait de monter à Paris. Le trajet en train s’avérant trop risqué, je remontais donc en bicyclette. Dans son appartement du Palais-Royal, nous passions de longs moments à contempler les contes de Perrault illustrés par Gustave Doré. Alekan, voilà le climat que j’aimerais retrouver dans mon film , disait-il. Eclairer un conte de fées était pour moi une chance extraordinaire d’appliquer mes théories plastiques et esthétiques. Par la lumière, je devais faire entrer le film dans le domaine de l’irréel. On m offrait la possibilité de prendre une autre dimension. La Belle et la bête ne fut pas facile à tourner : manque de matériel, pénurie de pellicule, difficultés d’éclairage, électricité disponible uniquement la nuit Le climat du tournage était pourtant exceptionnel. Cocteau lui-même nous disait souvent Je crois que vous aurez rarement dans votre vie l’occasion de retrouver un tel climat de tournage.? Il avait raison, je n’ai jamais retrouvé une telle amitié sur un film. Tous les soirs, nous passions des moments très agréables dans les petits restaurants de Touraine. Jean blaguait, inventait sans arrêt des jeux Cocteau voulait voir surgir ce qu’il appelait la beauté accidentelle et capter les incidents imprévisibles. Lors du tournage d’une scène importante dans la chambre de la Belle, j’avais mis trois heures à éclairer le décor. Une fois la lumière installée, la scripte me fit remarquer mon erreur : j’avais créé une ambiance de nuit alors que le scénario prévoyait un éclairage de jour. Il fallait tout reprendre à zéro. Cocteau ne le prit pas mal et disparut dans la loge de Jean Marais. Quelques instants plus tard, dans cette douce lumière lunaire qui baignait balcon et forêt, Jean Marais, la Bête, s’est avancé vers la Belle et prononça de son étrange voix Ma nuit n’est pas la vôtre, il fait nuit chez moi, c’est le matin chez vous.? Cocteau avait changé le texte ! Les scènes finales seraient donc raccord. Instantanément, il avait su rattraper l’incident et le faire entrer dans son jeu poétique. C’était un génie.
A sa sortie, La Belle et la bête n’a pas connu un grand succès populaire. L’époque était au réalisme poétique. Le film avait pourtant reçu le Grand Prix de la critique à Cannes, cérémonie à laquelle le jury n’avait même pas daigné m inviter. En France, pendant longtemps, les opérateurs n’ont pas été reconnus comme des créateurs essentiels mais comme des artisans tout à fait secondaires. Je n’échappais pas à la règle. C’est Cocteau lui-même qui m offrit ma plus belle récompense. Au soir de la première, il écrivait dans son journal ces quelques mots sur moi : Dimanche minuit. Cinéma Majestic à Tours, minute émouvante. Notre première projection. J’en arrive. C’est très très beau. D’une netteté, d’une richesse de détails, d’une poésie robuste. Alekan a compris mon style. Relief, contours, contrastes et quelque chose d’impondérable, comme un vent léger qui circule A quoi ressemble ce travail d’Alekan ? A une argenterie ancienne, astiquée comme une argenterie neuve. Il y a dans certaines pièces d’argenterie astiquées à la peau, cette espèce de douleur étincelante.?
En 47, je vivais à Nice quand Julien Duvivier est venu me chercher pour le tournage d’Anna Karénine à Londres, dans les studios d’Alexandre Korda. Pour moi, c’était une proposition exceptionnelle. Tout d’un coup, je saisissais l’importance d’avoir pu tourner deux grands films à la suite, La Bataille du rail et La Belle et la bête.
Le rempart qui séparait les opérateurs de réputation mondiale des petits besogneux sans éclat s’écroulait. Julien Duvivier m ouvrait toute grande la porte des grands studios internationaux.
Ce film m a fait découvrir deux mondes que je ne connaissais pas : celui des grandes vedettes ? Vivien Leigh, Ralph Richardson ? et celui des films à gros budget. Sur Anna Karénine, l’argent semblait ne pas compter, il coulait à flots. Je logeais dans des hôtels luxueux, on me considérait comme une star, j’avais un chauffeur Après les premières semaines de tournage, j’avais gagné la confiance d’Alexandre Korda. Un jour, sur les bons conseils de Duvivier, il m a invité dans son immense bureau de Picadilly pour m offrir un contrat d’exclusivité de sept ans. J’ai décliné l’offre, prétextant que ma famille étant à Paris, je ne pouvais pas travailler à Londres. La véritable raison de mon refus était ma volonté de garder une certaine liberté d’action. J’en avais longuement discuté avec le grand chef opérateur, Georges Périnal, qui avait succombé aux alléchantes offres britanniques. Il n’était pas enchanté d’avoir quitté la France. Certes, il faisait tous les films importants des studios Korda, mais il était las de travailler dans une usine, film après film. Même s’il gagnait une fortune, c’était devenu un ouvrier de la lumière !
Au bout de huit mois, je suis donc rentré en France. J’étais heureux, j’avais gagné beaucoup d’argent et j’avais eu le courage de refuser un long contrat d’exclusivité. Aujourd’hui, je pense que ma carrière s’est jouée à ce moment-là. Soit je devenais un opérateur prestigieux mais exilé, en Angleterre puis sans doute à Hollywood, soit je gardais ma liberté d’artiste tout en m’exposant aux risques de ce métier de baladin. Une fois de retour en France, les productions m ont semblé mesquines, il fallait de nouveau négocier projecteur par projecteur, kilowatt par kilowatt Mais j’avais la possibilité de refuser un film sur la simple lecture de son scénario.
1950-1960. Les films s’enchaînent : Les Amants de Vérone d’André Cayatte, Vacances romaines de William Wyler, Austerlitz d’Abel Gance
Le cinéma, discipline à cheval sur la création et l’industrie, a toujours eu besoin d’esprits bricoleurs et imaginatifs pour assurer son progrès technique. Un jour, au milieu des années 50, Pierre Angénieux, grand spécialiste français de l’optique cinématographique, m a donné rendez-vous à son domicile parisien. Quelques années plus tôt, à l’époque des balbutiements de la couleur, j’avais tourné en sa compagnie des petits documentaires expérimentaux. Là, il travaillait sur un système de projection frontale permettant de simuler en studio des décors extérieurs. Son projet était intéressant, mais trop complexe et trop cher. Angénieux a abandonné mais l’idée m avait séduit. J’ai décidé de poursuivre les recherches afin de perfectionner ce système. J’ai eu l’idée de remplacer les miroirs classiques par des glaces en bille de verre. Mes essais furent concluants. Le procédé Transflex était né et j’en étais l’inventeur. La fameuse transparence américaine, c’est-à-dire la projection de décors par derrière les acteurs, était supplantée. Moi, je permettais l’association parfaite des deux images distinctes. Brevet en poche, je n’avais plus qu’à attendre les royalties pour vivre comme un magnat du cinéma. Mais j’ai dû déchanter. Aucun producteur ni aucun financier ne fut intéressé par mon Transflex. J’ai dû céder la réalisation technique de mon procédé à la société anglaise Rank et, après moult péripéties juridiques, Rank et West Deutsch Rundfunk se sont partagé mondialement le marché du Transflex. Je croisais aux quatre coins du monde des techniciens utilisateurs de mon procédé. Cela prouvait au moins sa validité. Je n’ai jamais touché un centime, mais je ne m’en porte pas plus mal.
Honni par la Nouvelle Vague, Alekan connaît entre 1960 et 1975 un passage à vide. Les producteurs l’oublient, l’époque du noir et blanc est révolue. Il écrit, fait de la télévision. Il retrouve le chemin des studios sous l’impulsion de jeunes réalisateurs tels que Raul Ruiz ou Alain Robbe-Grillet, avec qui il tourne en 82 La Belle captive. Mais l’apothéose de son retour sera sa double collaboration avec Wim Wenders pour L’Etat des choses et Les Ailes du désir.
J’aurais eu la chance de croiser sur mon chemin des personnages exceptionnels qui ont participé au développement permanent de ma quête artistique. L’un d’eux est Wim Wenders. En 1982, je tournais Le Territoire de Raul Ruiz dans la région de Sintra. Entre dunes, plages et forêts de chênes, nous logions dans une magnifique demeure du xviiie siècle, propice au farniente et à la méditation. Comme tous les latins, Raul savait mêler travail et détente. Chaque soir, après les longues journées de prises de vue, il nous préparait de pantagruéliques repas, généreusement arrosés. Le lendemain, j’étais souvent le premier sur mes pieds. Un de ces matins solitaires, j’ai vu arriver un grand homme à lunettes, tout de noir vêtu. C’était Wim Wenders. Il venait rendre visite à l’actrice, Isabelle Weingarten, dont il était, je crois, à l’époque, farouchement épris. Il allait et venait sur le plateau, il parcourait la région. Deux jours après son arrivée, il est venu me trouver pour me proposer la photographie de son prochain film. J’ai tout de suite répondu oui. Il m a alors expliqué sa soudaine proposition’ Au cours de ses promenades dans les alentours, il avait repéré un hôtel abandonné au bord de l’océan, endommagé par un violent raz-de-marée deux ans auparavant. Devant la bâtisse, une magnifique piscine fendue par une immense fissure. C’est dans ce no man’s land que Wim voulait tourner son film. L’Etat des choses était né. Dix jours plus tard, Wim revenait effectivement des Etats-Unis financièrement prêt pour le film. Il engagea toute l’équipe du Territoire et proposa même à Ruiz de jouer son propre rôle de réalisateur.
Lors de la première réunion de travail dans la chambre de Raul, il nous a exposé le propos de son film, n’ayant pas encore de scénario dactylographié à nous distribuer. Il s’agissait du tournage du tournage d’un film sur les survivants d’une guerre atomique. Mais, par la faute d’un producteur véreux, toute l’équipe se retrouvait abandonnée sur son lieu de tournage, loin de Los Angeles. De mémoire de chef op, je n’avais jamais vu une telle rapidité dans l’écriture d’un film. Dans le travail, Wim était le contraire de Ruiz. Précis, ponctuel, il nous imposait de très longues journées de tournage. Le laisser-aller avait cédé sa place à la rigueur, à l’acharnement. C’est ainsi que j’ai rencontré un des maîtres modernes du cinéma. Puis, les années ont passé jusqu’à un coup de fil de Wim pour me proposer Le Ciel au-dessus de Berlin, rebaptisé par la uite Les Ailes du désir. Une histoire curieuse : des anges en crise existentielle et professionnelle qui descendent sur terre pour côtoyer le quotidien des humains.
Quelques semaines plus tard, je me retrouvais donc à Berlin, près du Mur, partie prenante d’un film aux nombreuses zones d’ombres inhérentes au peu de temps consacré à sa préparation. Les décors n’étaient pas trouvés, les dialogues non rédigés, les costumes pas confectionnés. Les repérages, le choix des sites allaient se faire au jour le jour. Débordé, Wenders avait décidé de me laisser une entière liberté dans le choix des lumières. Mais dès la première scène, celle du chapiteau, il mit à mal toutes mes dispositions d’éclairage. Elles ne correspondaient pas au jeu qu’il avait envisagé pour la trapéziste Solveig. Ça commençait mal pour moi. Heureusement, par la suite, j’ai pu persuader Wim de me laisser donner plus d’épaisseur à la lumière. Le résultat fut sensible dans les décors grandioses, tel le bunker ou la bibliothèque de Berlin, ou pour le concert de Nick Cave que j’avais totalement enfumé. Au fil du tournage, l’histoire de ces anges m apparaissait de plus en plus austère. J’ai alors soumis à Wim des idées farfelues, censées égayer le propos. Moi, je m imaginais ces anges comme des petites créatures espiègles et à l’humour caustique. Wim a gardé deux de mes suggestions au montage : l’atterrissage forcé d’une petite famille d’anges sur les ailes de la statue de la Victoire qui domine Berlin et la tombée du ciel d’une armure sur le visage d’un des anges. Ma préférée, une bataille de tartes à la crème entre les anges, a disparu au visionnage des rushes. A aucun moment, je n’ai eu conscience de participer à un chef-d’ uvre, je pensais d’ailleurs commettre une lumière banale, sans l’éclat qu’y trouvèrent les spectateurs.
Dans les rues de Berlin, bien qu’il ne portât pas son célèbre imperméable, Peter Falk suscitait de nombreuses exclamations sur son passage. Mais c’est Columbo , entendait-on à longueur de journée. Wim, attentif au moindre incident, s’est empressé d’insérer cette remarque dans le scénario.
A 82 ans, Henri Alekan est encore en activité. Entre un colloque sur l’image et une rétrospective de son uvre organisée quelque part à travers le monde, il trouve le temps et l’énergie d’éclairer des plateaux de cinéma, des pièces de théâtre ou tout autre projet.
La proposition d’éclairer le clip de The Perfect kiss de New Order m a tout de suite ravi. Elle me détournait de mon quotidien professionnel et me permettait de démontrer que j’étais encore capable d’adapter ma lumière à des styles nouveaux. Je suis donc parti pour Manchester, accompagné de mon fidèle chef électro, Louis Cochet. Sur place, nous nous sommes tout de suite mis au travail, nous n’avions que deux jours pour tourner le tout. A ma grande surprise, il ne s’agissait pas de filmer le groupe sur un plateau ou sur une scène, mais dans leur propre studio d’enregistrement et de répétition. J’étais très embarrassé par la configuration même du studio. C’était une salle fortement insonorisée et donc extrêmement basse de plafond. Une lumière pauvre, filtrée par de nombreuses vitres, tombait d’ouvertures percées dans le plafond. Après mûre réflexion, j’ai proposé au réalisateur, Jonathan Demme, de laisser tomber de ces trouées, à la verticale, de forts rayons lumineux. Ces faisceaux viendraient éclairer les quatre musiciens de façon violente, nous pourrions ainsi jouer avec les mouvements des corps traversant de manière incessante ces zones d’ombres et de lumières. Mais, surprise, au moment de commencer les répétitions, les quatre membres du groupe s’installèrent à leur place et n’en bougèrent plus. Pendant le morceau, ils ne se déplaçaient pas. Dans mon imagination, j’entrevoyais une forte agitation, comme sur une scène de rock. Eux, ils étaient très calmes, très concentrés, très statiques. Mes artifices lumineux tombaient à l’eau. Je n’avais plus qu’à trouver autre chose. L’unique solution qui se présentait était de concentrer ces lumières verticales sur leurs mains, leurs instruments de musique, seules choses en mouvement.
Finalement, le clip en sort gagnant. Cette immobilité rehausse sa beauté. Bien sûr, on est loin de ce que l’on voit habituellement sur un écran de télévision, de tous ces clips construits autour d’un véritable amoncellement d’images fractionnées, où tout le rythme est donné par le montage. Avec Jonathan Demme, nous avons voulu privilégier l’harmonie de la durée des plans et des phrases musicales. Que ce clip soit considéré comme l’exemple même de l’anti-clip ne me dérange aucunement. Bien au contraire.
A la fin du tournage, les membres de New Order nous ont entraînés dans un monde que nous ne connaissions guère. Nous nous sommes retrouvés dans une sorte d’immense garage empli d’une foule jeune dansant frénétiquement. C’était leur club, l’Haçienda. Là, au milieu de cette multitude de filles et garçons, mon chef électro, ce brave Cochet, s’est presque laissé séduire par une jeune beauté mancunienne Pour moi, c’était une révélation de voir tous ces gens vibrant d’émotion, persuadés en leur for intérieur de vivre des moments exceptionnels et d’une grande intensité. Seule la musique procure de telles sensations. Aujourd’hui encore, je reçois de temps en temps une carte postale écrite lors d’une halte lointaine du groupe, ou un amical coup de fil. New Order ne m a pas oublié.
La sortie de L’Esprit de l’exil d’Amos Gitaï, avec Hanna Schygulla, marquera la fin de mes collaborations avec le cinéma de long métrage. A 82 ans, je pense être allé au bout de ma participation à la sublimation esthétique de cet art. Mais il me reste quelques projets. La proposition d’un cabinet d’architectes de participer au projet de construction de la future ligne de métro, baptisée Météor, qui conduira les voyageurs de Bercy à la Madeleine, m a enchanté. J’espère ainsi, en changeant la lumière blafarde, fluorescente, des couloirs et des quais, pouvoir changer la vie des gens, ne serait-ce que pendant le laps de temps qu’ils passent dans les souterrains de Paris. Mon idée est de retrouver à l’intérieur du métro la lumière du soleil extérieur, avec son intensité, ses variations, sa coloration. En un mot, faire entrer dans le métro le rythme des heures, des jours et des saisons. Créer une véritable harmonie entre le dedans et l’extérieur J’imagine que les ingénieurs de la RATP vont être effrayés, mais maintenant, je peux prendre le risque de passer pour un vieil œilluminé?.
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