Un homme revient dans sa Sicile natale. Classique et moderne, sensuel et rageur, dégraissé jusqu’à l’os, Sicilia ! a l’éclat et le tranchant d’un diamant brut. Sortie Voilà du cinéma lumineux, limpide et coupant comme du diamant. A tous ceux qui sont encore intimidés par les Straub, à tous ceux qui s’imaginent que leurs films […]
Un homme revient dans sa Sicile natale. Classique et moderne, sensuel et rageur, dégraissé jusqu’à l’os, Sicilia ! a l’éclat et le tranchant d’un diamant brut.
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Sortie Voilà du cinéma lumineux, limpide et coupant comme du diamant. A tous ceux qui sont encore intimidés par les Straub, à tous ceux qui s’imaginent que leurs films sont trop ennuyeux, ou trop intellos, ou trop longuets, à tous ceux qui pensent que Goupil ou Loach sont les grands cinéastes politiques du moment, il faut affirmer avec force que Sicilia ! est sans doute leur opus le plus simple et le plus accessible depuis Chronique d’Anna Magdalena Bach, que c’est surtout et haut la main l’un des plus beaux films de l’année : 66 minutes (voyez, ce n’est pas long) d’enchantement cinématographique.
L’argument est très simple : un homme d’une cinquantaine d’années revient dans la Sicile de son enfance, retrouve sa ville natale et sa mère. Les Straub élaguent la trame narrative jusqu’à l’os et structurent leur film par blocs séquentiels : la discussion sur le port de Messine, le trajet en train, l’arrivée à Syracuse, les retrouvailles avec la mère, la rencontre avec un rémouleur. Sicilia ! est un film maigre, rose à l’arête, sans gras scénaristique.
Ce qui émerveille en premier lieu, c’est la beauté intense des cadrages et de la lumière en noir et blanc de Lubtchansky : chaque plan de Sicilia ! est splendide, non seulement pour des raisons objectives de composition et de proportion (sûr qu’ici l’espace n’est pas du caoutchouc), mais aussi parce qu’il semble juste, parce qu’il exprime la quintessence et la vérité de chaque scène, parce qu’il ne triche jamais. La lumière est telle que l’on croirait sentir chaque odeur, palper chaque lieu, dans un rendu des matières impressionnant. Les Straub demeurent plus que jamais de grands cinéastes matérialistes.
Ce qu’on entend est à la hauteur de ce que l’on voit. Le dialogue italien, merveilleusement scandé par tous les acteurs sous la direction méticuleuse du couple, est pure musique, exprimant tour à tour la nostalgie de l’enfance, la mélancolie de l’exil, l’humour, la colère. Mais presque tous les sens sont sollicités par ce film éminemment sensuel : car on parle beaucoup de nourriture ici, de saveurs ancestrales et oubliées, de salades aux oranges et d’huile d’olive, de tomates à l’ail et de harengs grillés, de melon d’hiver et d’escargots… Le retour de l’homme au pays est un trajet géographique, temporel, mais aussi gustatif, sensualiste, quasi proustien.
Sicilia ! n’est pas non plus dépourvu d’humour, notamment dans le train Messine-Syracuse, avec la rencontre de flics qui se disent employés du cadastre. Dans ce compartiment, c’est aussi Ford qui resurgit, c’est Stagecoach-sur-Méditerranée, c’est la vieille diligence électrifiée qui repasse par la Sicile pour d’autres rencontres, d’autres temps. Mais l’Amérique est aussi le pays de la mal-bouffe et de l’impérialisme culturel qui menace les saveurs et les particularismes jusqu’au fin fond de la Sicile. Ce fils qui revient, Ulysse moderne, c’est aussi un Italien du Nord qui vient se « désaméricaniser » : une maison dépouillée, une mère bourrue mais accueillante, une table ouverte, un poisson grillé au charbon de bois, un pichet de vin, une tranche de melon, voilà de quoi se « laver » de quinze années dans le Nord. Sicilia ! ressemble beaucoup à cette maison : c’est un endroit simple mais vrai, où l’on goûte une cuisine délicieuse mais sans sophistication faite à base de produits frais sans conservateur ni colorant, où circulent beaucoup de sentiments mais pas une once de sentimentalisme…
Et puis il y a la rage sourde, sans laquelle les Straub ne seraient pas tout à fait les Straub. Rage qui avait pointé à travers la colère du marchand d’oranges puis de la mère, rage qui monte crescendo avec la déclamation curieuse d’un rémouleur des rues : « Quelquefois, on confond les petitesses du monde avec les offenses du monde. Ah, s’il y avait des couteaux et des ciseaux, des poinçons, piques et arquebuses, mortiers, faucilles et marteaux, canons, canons, dynamite ! » Dynamite, voilà le dernier mot. Puis, après le générique, la photo de l’auteur du roman dont est tiré ce film, Elio Vittorini. Très émouvant. Sicilia ! est classique, moderne, drôle, grave, poignant, révolté, magnifique, vrai, droit comme un « i », pur et net comme un trait de fusain… N’offensez pas le monde, courez voir ce chef-d’oeuvre !
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