Sur Shutter Island, Martin Scorsese retrouve pour la quatrième fois son De Niro du Xxe siècle : Léonardo Di Caprio, vraiment dément. Dans le huis-clos d’une île maléfique, le cinéaste scrute la barbarie moderne, de la Shoah à Abou Ghraib.
Le cinéma de Martin Scorsese va mieux.
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Pas encore dans la forme éclatante de Raging Bull, Le Temps de l’innocence ou Casino, mais le convalescent semble présentable depuis les solides Aviator et Les Infiltrés, films supérieurs à des monuments d’ennui comme Kundun ou des parangons de lourdeur comme A tombeau ouvert ou Gangs of New York.
Adapté d’un best-seller de Dennis Lehane, Shutter Island traîne quelques scories et autres boursouflures formelles, mais le film demeure passionnant, complexe, riche de différents niveaux de lecture.
Après le retour en mode mineur et indé de Coppola avec Tetro, la génération dorée des Italo-Américains du “nouvel Hollywood” prouve son endurance et sa longévité.
Shutter Island, île-prison-asile psychiatrique au large de Boston (ville matrice de la démocratie américaine), abrite fous et criminels dangereux. La direction médico-pénitentiaire y expérimente de nouvelles méthodes.
Lorsque l’une des patientes disparaît, le marshall Teddy Daniels et son nouveau partenaire Chuck Aule débarquent sur l’île pour enquêter.
Teddy Daniels, c’est Leonardo DiCaprio, qui semble avoir définitivement remplacé Robert De Niro dans le Scorseseland. Physique, intense, subtil, jouant avec virtuosité de toutes les parties de son corps et du moindre centimètre carré de son visage, DiCaprio s’affirme comme un immense acteur américain et n’a plus grand-chose à voir avec le gosse prépubère de Titanic.
Détail amusant : les premières scènes de Shutter Island montrent l’acteur sur un bateau, victime du mal de mer, comme s’il fallait encore exorciser, voire vomir le souvenir trop prégnant du blockbuster cameronien treize ans plus tard.
L’île de Shutter présente tous les aspects d’un lieu sinistre, jusque dans son nom (shutter = “éteignoir”) : falaises abruptes, difficulté d’accès, forme-bloc menaçante. Il n’y a pas loin entre Shutter et l’île Noire d’Hergé ou le continent noir de Freud.
Dès que les deux cops approchent de Shutter, on sait que cette île sera un terrain de mystères, de fiction, de pièges, de menaces et de retournements, comme une concrétion mentale de toutes les îles, de tous les lieux autarciques et inconnus de notre imaginaire, de Jules Verne à Koh Lanta.
On peut entrer dans Shutter Island par la face cinéphile. De Shock Corridor à L’Evadé d’Alcatraz, de Vertigo à Vol au-dessus d’un nid de coucou et jusqu’aux jeux vidéo, Scorsese convoque ici toutes les fictions labyrinthiques et carcérales, tous les lieux-mondes où se brouillent les frontières entre loi et sauvagerie, chasseur et proie, flics et coupables, normalité et folie, réalité physique et espace mental.
Si l’aspect jeu de piste survival n’est pas le plus passionnant ici (nos héros vont-ils parvenir à résoudre l’énigme et à sortir du labyrinthe ?), les références à Walsh, Fuller ou Hitchcock font l’un des plaisirs du film.
Il ne s’agit pas juste de repérer des allusions façon Monsieur Cinéma : Scorsese demeure un cinéaste cinéphile qui recrache des bouffées de cinéma dans ses propres films sans que l’on puisse parler de citations. Marty exsude le cinéma comme il respire, en un geste complètement naturel, et les références relèvent chez lui de l’inconscient.
Autre quai d’entrée dans Shutter : la politique.
Scorsese n’a jamais été un cinéaste politique au sens politicien ou idéologique du terme, mais la vie de la cité et ses conflits marquent la plupart de ses films.
Sa période mafia italo-new-yorkaise traite des limites de la loi, des structures du pouvoir, des mosaïques urbaines de l’Amérique.
Casino racontait en filigrane les mutations du capitalisme, la disneylandisation du monde. Et on n’oublie pas le plan final des Infiltrés, des rats avec le siège du Congrès américain en arrière-plan.
Dans Shutter Island, Marty le citoyen semble vouloir dérouler en contrebande un demi-siècle de géopolitique américaine depuis la Seconde Guerre mondiale.
Teddy Daniels est hanté par la libération des camps nazis à laquelle, jeune GI, il a participé. Il porte en lui la culpabilité de ne pas avoir sauvé les Juifs à temps et d’avoir abattu froidement des prisonniers allemands.
De ce point de vue, le film rejoint le récent roman de Yannick Haenel, Jan Karski, en abordant le sujet controversé de la responsabilité des Américains et des Alliés dans la Shoah 1.
Pour Daniels/DiCaprio et Scorsese, le message semble clair : les Américains n’ont pas exterminé les Juifs mais ils auraient pu limiter les dégâts en intervenant plus tôt.
Il est par ailleurs symptomatique que Shutter Island sorte en même temps que plusieurs autres films qui reviennent chacun à leur façon sur la Shoah : Liberté de Tony Gatlif sur l’extermination des tsiganes ; L’Arbre et la Forêt d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau sur la déportation des gays ; la superproduction La Rafle, qui s’annonce comme une Liste de Schindler en version française.
Jean-Luc Godard a souvent affirmé que le cinéma n’avait pas joué son rôle en manquant cet événement. Le moins qu’on puisse dire est que le cinéma, depuis la fin de la guerre, fait tous les efforts possibles pour corriger cette supposée faute historique (efforts parfois maladroits, voire contestables).
Shutter Island apporte sa contribution à la culpabilité du monde post-Shoah. Les flash-backs dans les camps ne sont pas les meilleurs moments du film : fusillades soigneusement cadrées à travers des barbelés, ce genre, esthétiquement obscène, qu’avait dénoncé Jacques Rivette.
Mais Shutter Island ne se contente pas de revenir sur la fin de la guerre : il évoque aussi les expériences nucléaires militaires américaines des années 50. Par ailleurs, même si le film n’y fait jamais explicitement allusion, difficile de ne pas comparer l’île de Shutter à Guantánamo ou Abou Ghraib : même éloignement physique du territoire continental américain, même viol des lois et règles de base d’une démocratie, même brutalité.
Shutter Island appelle aussi une lecture psychanalytique, jouant d’une équivalence entre la traque des policiers et le travail d’analyse. Ce faisant, le film contient sa propre critique, ses propres doutes.
Après avoir suggéré qu’une même ligne dangereuse sous-tendait la politique américaine depuis la libération des camps jusqu’à la guerre contre le terrorisme, Scorsese brouille cette vision de l’Amérique, que l’on pourrait étiqueter paranoïaque sinon complotiste : il amène le spectateur à douter de ce qu’il voit sur l’écran.
La question se pose alors : le monde de Shutter Island est-il une représentation objective ou une projection mentale de son personnage ? Comme Il était une fois en Amérique déployait une fresque peut-être générée par le cerveau opiacé de Noodles/De Niro, Shutter Island peut-il se réduire au crâne de Daniels/DiCaprio ?
Cette tension entre objectif et subjectif représente la part la plus intéressante de l’histoire et conditionne les lectures que l’on peut en faire.
Le film s’ouvre par un plan magique : un brouillard blanc d’où émerge peu à peu un navire. Quand on arrive au bout du chemin tortueux de Shutter Island, ce plan d’ouverture prend une dimension encore plus riche.
Cette image convient aussi au parcours de Scorsese : après la brume des années 1998-2005, sa stature de grand cinéaste que l’on croyait perdue se redessine de plus en plus nettement. I
1. Le roman de Yannick Haenel a fait l’objet d’une vive polémique entre l’auteur et Claude Lanzmann. Celui-ci lui a reproché de falsifier l’Histoire (lire Les Inrocks n° 741).
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