1998, une nuit à Hong-Kong. On traîne dans un club de karaoké, au vingtième étage d’une tour de Kowloon. Shu Qi, star naissante de 22 ans, est là. Elle en paraît 16. Son meilleur ami est coiffeur et il roule en Porsche. Tornade insouciante, elle rit tout le temps et s’égosille sur un tube de […]
1998, une nuit à Hong-Kong. On traîne dans un club de karaoké, au vingtième étage d’une tour de Kowloon. Shu Qi, star naissante de 22 ans, est là. Elle en paraît 16. Son meilleur ami est coiffeur et il roule en Porsche. Tornade insouciante, elle rit tout le temps et s’égosille sur un tube de canto-pop. Hello Kitty!!!
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2005, au cinéma. Dans la dernière partie volatile de Three Times de Hou Hsiao-hsien, Shu Qi chante aussi, mais un ersatz de cold-wave dépressive a remplacé le tube à la fraise. Elle a les yeux baissés, des envies de mourir. Que s’est-il passé ?
Sept ans de malheur ? Peut-être. Mais l’écart entre les deux images, cette discontinuité fatale, n’est peut-être pas tant le résultat de la maturité (depuis quand les anges vieillissent-ils ?) que d’une tendance naturelle à la diffraction. Shu Qi est une fille et une actrice décomposée. Au sens où, cassée en morceaux, tombée par terre, elle s’est relevée mille fois de différentes façons, jusqu’à devenir la plus douloureuse contradiction d’elle-même.
Elle a percé à Hong-Kong au printemps 1999, grâce à son rôle de « Jackie Girl » faire-valoir féminin dans un film de Jackie Chan. Hou Hsiao-hsien l’a ensuite remarquée dans une pub pour un gel douche, et Shu Qi, le Festival de Cannes aidant, s’est transformée en égérie arty en 2001 avec Millenium Mambo. Manque de chance, Luc Besson avait entendu parler du film, et a voulu l’embaucher dans une de ses productions. Au contraire du maître taiwanais, il n’a pas vu en Shu Qi sa Béatrice, mais une bimbo. Résultat : Le Transporteur (2002), où elle sortait d’un coffre de voiture comme une lapine du chapeau d’un magicien ringard. Sa seule tentative de s’exporter à ce jour.
En clôture de ce puzzle mystérieux, le reste de sa filmographie est inconnu ailleurs qu’en Asie, mais il a fait d’elle une énorme star. On y recèle quelques percées auteuristes (chez Stanley Kwan en 1999) et une majorité de blockbusters made in Hong-Kong, dont on aime avant tout les titres : Flying’ Dance, Martial Angels, Love Me Love My Money. Depuis 2002, Shu Qi a largement ralenti la cadence.
On la comprend, et cela tombe plutôt bien. Cinq minutes chez Hou Hsiao-hsien nous auraient suffit pour l’aimer. En observant sans relâche sa beauté spectrale, l’auteur de Three Times est le seul à avoir vu juste sur cette ancienne petite fille abîmée. Sa bio donne quelques indices suffocants. « Ma mère m’a eue à 18 ans et m’en a voulu d’être là », dit-elle. Shu Qi s’exprime aujourd’hui sans émotion, vautrée sur un canapé du Crillon, mais à l’époque on croit comprendre qu’elle l’a mal pris. A 15 ans, la jolie gamine a pris ses cliques et ses claques pour filer à Taipei, d’abord serveuse, puis modèle de photos érotiques.
Après quelques pornos soft dont son élégance stupéfiante la dispense aujourd’hui d’avoir honte, Shu Qi a préféré à la fois se rhabiller et garder ses postures d’animal blessé pour le cinéma. Et Hou Hsiao-hsien était là pour la regarder. Dans Millenium Mambo, il a raconté son adolescence, dans Three Times c’est le récit de son spleen sentimental qui crève l’écran.
Shu Qi n’a peut-être qu’un talent, mais il est décisif : elle sait se laisser regarder. On jurerait qu’elle a passé sa vie à ça, le visage divisé, un rictus pour faire croire qu’elle est avec les gens, un autre pour signifier qu’elle s’est absentée. Un seul visage qui dit cela, c’est une histoire folle à raconter. Pas besoin de se demander si elle est une bonne actrice. La question est absurde. Shu Qi n’est pas une actrice « intelligente », et tant mieux. Elle raconte avec une fierté presque punk ne « jamais avoir pris de cours de comédie », et cite sa phrase fétiche, prononcée par Hou Hsiao-hsien sur le tournage de Millenium Mambo : « Si un acteur n’est pas bon, c’est de la faute du réalisateur. »
Lors de son séjour à Paris, elle a préféré assister au défilé Louis Vuitton plutôt que de rencontrer des cinéastes français. « Je n’y avais même pas pensé. » Son portable est rose. Son sac est rose. Son briquet est rose. Pourtant, elle a toujours un air tragique, celui d’une fille au bord des larmes. Douglas Sirk parlait de son cinéma comme de l’exploration de « la distance infime entre le grand art et l’ordure ». Shu Qi aurait été parfaite chez lui.
O. J.
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