Digne d’un John Ford lo-fi, une tragédie américaine filmée avec une stupéfiante intelligence de cinéma.
Bonne nouvelle, le jeune cinéma indé américain bouge encore. Après le beau et minimal Old Joy de Kelly Reichardt, voilà Shotgun Stories de Jeff Nichols, un jeune homme de l’Arkansas qui sort tout juste de l’université de cinéma. Mais pour un perdreau de l’année, Nichols possède déjà un sens très sûr du cadre, du récit, des mythes fondateurs de son pays et, surtout, une patience et un calme de vieux sachem du cinéma : ce superbe Shotgun Stories pourrait être signé John Ford, un Ford mâtiné de l’esprit lo-fi des nouveaux baladins américains de la country désenchantée, du genre Mark Linkous ou Will Oldham (qui précisément jouait dans Old Joy, tout se tient).
Il y a aussi un petit lien de parenté entre ce titre et A History of Violence : des histoires de fusillades, une histoire de la violence, une affaire américaine ancestrale, née avec la création des Etats-Unis. Jeff Nichols s’inscrit dans la double généalogie de son pays et de son cinéma, et raconte justement une histoire de filiation problématique. Dans l’Arkansas rural, trois frères apprennent la mort de leur père. Celui-ci les avait abandonnés des années auparavant pour refaire sa vie et avoir d’autres fils à trois fermes de là. Les funérailles tournent au début de règlement de comptes entre les deux fratries rivales et consanguines. Les vieilles blessures se rouvrent, la spirale infernale de la jalousie et de la vengeance se met doucement en branle, et personne ne parvient à refroidir ce mauvais chaudron des névroses familiales. Une bande de white trash rejoue l’éternelle tragédie des Atrides au milieu de l’Amérique désolée, immense étendue désertée par la justice, la loi, la civilisation, où les conflits se règlent encore d’un coup de fusil. Nichols filme cette trame de western avec précision et sobriété, en évitant les effets spectaculaires, en se gardant aussi bien de l’héroïsation que de la stigmatisation de ses personnages, en respectant les raisons de chacun, et en donnant ce qu’il faut de temps au temps. Entre deux scènes de montée de tension, le film respire à grandes goulées, montre des “temps morts”, le tissu d’un quotidien en partie désœuvré. Par exemple, un des frères, qui refuse l’engrenage de la violence, occupe sa vie à entraîner des mômes au basket ou à réparer l’autoradio de sa voiture. Pour prendre une métaphore picturale, il y a dans ce film un superbe équilibre entre le trait (du scénario, de la dramaturgie conflictuelle) et la matière (la vie qui s’écoule, le rapport intense au temps, aux paysages, aux lieux). Il y a surtout chez Nichols une absence d’ego auteuriste, de prise en otage des personnages ou des spectateurs, une mise à disposition de lui-même au service de l’histoire, des personnages et des lieux filmés qui dénote une stupéfiante intelligence de cinéma, une confiance renouvelée dans les moyens les plus dépouillés de ce désormais vieil art. Enfant de l’Arkansas, Nichols a choisi la caméra plutôt que la carabine et s’en sert judicieusement, en shootant surtout moins vite que son ombre. Son film est la première et superbe salve ciné de la nouvelle année. Yeepee, ça repart bien.
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