A l’époque du tout-à-l’image, Shohei Imamura représente un peu ce qu’ont été Renoir ou Ford en d’autres temps : un artiste dominant son expression avec une telle souveraineté qu’il n’a plus besoin de la moindre gesticulation stylistique ce que prouve de nouveau son superbe Kanzo sensei. Rencontre avec un chêne massif du cinéma, qui a appris son métier dans les années 50 avec Ozu.
Shohei Imamura serait donc un cinéaste anguille impossible à saisir. Comment admettre en effet qu’un même artiste livre des oeuvres aussi opposées que La Vengeance est à moi (1979) et Pluie noire (1989) ? D’un côté un brûlot libertaire sur le destin plein de bruit et de fureur d’un assassin, de l’autre un hymne au courage tranquille des victimes d’Hiroshima.
Il y aurait donc deux cinéastes en un, un Docteur Imamura et un Mister Shohei, un dangereux Frankenstein et un Bon Pasteur. Comment ne pas préférer la frénésie créatrice du premier à l’apparente fadeur consensuelle du second ? Le jeune révolté qui aimait regarder les hommes comme des insectes agités de pulsions criminelles aurait fait place à un vieux sage qui prône l’apaisement des passions et le culte serein de valeurs universelles ?
En succédant à L’Anguille, Kanzo sensei achève de brouiller les cartes et semble indiquer qu’Imamura en a fini avec l’animalité de personnages compulsifs (seraient-ils sur la voie d’un relatif amendement sociétal, comme le héros du film précédent ?) pour se consacrer à la glorification d’un humanisme de proximité, (sur)incarné par ce Docteur Foie qui ne cesse de courir au chevet de ses malades, tous atteints du virus de l’hépatite. Kanzo sensei serait donc l’oeuvre majestueuse d’un vieil homme qui aurait définitivement choisi les bons sentiments contre ses mauvais penchants, le film d’espoir raisonnable d’un cinéaste qui aurait enfin fait la paix avec lui-même et avec ses semblables. Ce serait certes beau mais fatalement un peu ennuyeux et pesant. A l’inverse de cette hypothèse rassurante et réconciliatrice, Kanzo sensei est un grand film sur la folie.
Imamura démontre encore une fois qu’il est plus un cinéaste de la cruauté que de la tendresse bêlante, du doute plus que de la certitude, de la confusion plus que de l’ordre. Ayant atteint cette mystérieuse sûreté de découpage propre aux vieux et grands réalisateurs, il en profite pour déployer une évidence de mise en scène, une ligne très claire qui livre un récit sans trous et sans ombres, une solarité discrète mais ferme. Ce refus de toute ostentation comme de toute obscurité nous livre un monde rongé par sa perte, en proie à des désirs d’autant plus convulsifs qu’ils restent inassouvis.
Shohei Imamura Ma jeunesse a été un peu compliquée. Au moment de la défaite du Japon, à la fin de la guerre, j’avais 18 ans. Je vivais alors du marché noir et me livrais à divers petits trafics. Avant la défaite, je m’étais réfugié dans les études pour ne pas partir à l’armée. J’étais dans une école de formation industrielle. Pendant la préparation des examens, j’avais toujours des problèmes avec la discipline. Nous étions obligés de respecter un certain nombre de règles et je détestais ça, j’essayais de les contourner. L’encadrement des études était quasi militaire. On me disait tout le temps « Arrête de faire le malin, sinon tu vas rater tes examens. » J’étais partagé entre le désir d’entrer dans une école supérieure pour éviter d’être enrôlé et de partir à la guerre, et celui de m’opposer aux contraintes imposées par des professeurs académiques. J’ai suivi des études entre 16 et 18 ans en luttant en permanence contre ces règles. Puis, dès la fin de la guerre, j’ai quitté l’école et j’ai commencé à vivre du marché noir. Ce fut un bouleversement dans ma vie, mais j’ai vraiment adoré ça. J’aimais les gens qui étaient dans le marché noir. Eux, au moins, ils parlaient vrai. Ils ne ressemblaient pas à ces gens guindés qui me forçaient à suivre des normes et qui respiraient la fausseté. J’avais été élevé dans un milieu très protégé, très discipliné, et soudain j’entendais des mots que je n’avais jamais entendus. Pour moi qui étais amoureux de la langue, ces mots avaient une saveur qui me rappelait celle des contes et légendes.
Aviez-vous une vie culturelle, des passions littéraires ou cinématographiques ?
A ce moment-là, j’ai lu un livre très important, De la déchéance, d’Ango Sakaguchi qui est également l’auteur du roman dont j’ai tiré mon dernier film, Kanzo sensei. De la déchéance a été un coup de tonnerre au Japon. L’auteur y dépeignait la transformation de la jeunesse qui, jusqu’à 1945, avait été façonnée dans le même moule. Parmi plusieurs centaines de milliers d’hommes qui avaient été envoyés à l’armée, seulement la moitié en étaient revenus, et dans quel état… Alors, de nombreuses femmes, épouses, mères, filles qui n’avaient plus de famille cherchaient de nouveaux fiancés, de nouveaux partenaires. Ce fut un bouleversement de la société, qui a été très bien dépeint dans De la déchéance. Mais l’auteur allait plus loin. Il dépassait les bornes de la réalité en encourageant les gens à aller au bout de la déchéance. Il fallait déchoir pour sortir de l’ordre établi d’avant-guerre et pour enfin pouvoir renaître. Il ne fallait surtout pas rester dans l’état d’abrutissement dans lequel la guerre nous avait mis. On devait toucher le fond pour pouvoir remonter. Tout cela coïncidait exactement avec les expériences que je vivais dans le marché noir.
Quel genre de trafics faisiez-vous ?
Je vendais du tord-boyaux, de l’alcool de riz. On trafiquait beaucoup avec les Américains. Je leur achetais des cigarettes pas cher et je les revendais à ceux qui hantaient les quartiers malfamés, aux ivrognes. J’ai aussi fait un peu le rabatteur pour les Américains, mais ce n’était pas vraiment du commerce. Je n’étais pas souteneur. J’avais simplement des copines qui me disaient « Si tu as des clients, envoie-les-nous. » Alors, je leur amenais des Américains, en vélo-taxi.
A cette époque, vous vous intéressiez déjà au cinéma ?
Oui, je voyais beaucoup de films. De nombreux films américains sont arrivés juste après la guerre au Japon, mais je ne les ai pas trouvés intéressants. Et puis j’ai découvert Kurosawa. Quand j’ai vu L’Ange ivre, j’ai vraiment eu envie de devenir cinéaste. A l’époque, j’étais à l’université Waseda, où mes copains de fac et moi avions monté une troupe de théâtre. En même temps, j’étais très occupé avec le marché noir qui m’aidait à payer mes études. Après l’université, nous avons un peu continué dans le théâtre, puis nous nous sommes dispersés. Seul, je ne savais pas trop quoi faire. C’est à ce moment-là, après avoir vu les films de Kurosawa, que j’ai eu envie de devenir réalisateur. J’ai donc postulé pour entrer aux studios Toho et Shochiku. J’avais choisi Toho parce que c’était la compagnie où Kurosawa travaillait. Et j’avais vraiment envie de le voir à l’oeuvre et, si possible, de devenir son assistant. Malheureusement, cette année-là, les studios Toho étaient en grève, donc ils n’ont pas recruté de nouveaux assistants. Par contre, Shochiku recrutait. On devait passer un examen d’entrée. Nous avons été sept à être reçus. On nous a demandé avec quels metteurs en scène nous voulions travailler. J’étais intéressé par Kinoshita, un bon réalisateur, qui était presque aussi connu que Kurosawa à cette époque. En tout cas, c’était le plus connu des studios Shochiku. Le problème, c’est que tout le monde voulait travailler avec Kinoshita. Alors, nous avons tiré au sort en jouant au shanken, une sorte de jeu de dés. Mais je me suis malheureusement retrouvé dernier. On m’a dit « Il te reste Ozu, un point c’est tout. » Un copain m’a consolé en me disant « Tu sais, Ozu c’est quand même un bon cinéaste. » A l’époque, il n’avait pas une aussi grande réputation que Kinoshita. Mais dès que je l’ai rencontré, j’ai été impressionné par son allure, sa prestance. Il était très calme. Il respectait même les jeunes gens. Voilà comment j’ai fait mes premiers pas dans le cinéma. Finalement, j’ai eu de la chance.
Etes-vous facilement devenu réalisateur après avoir été assistant et scénariste ?
Non, on m’avait prévenu qu’il serait difficile de devenir réalisateur. Je travaillais sous les ordres de premiers assistants qui nous supervisaient et nous faisaient éventuellement gravir des échelons. Ils nous avaient prévenus qu’il fallait au moins dix ans pour passer du stade d’assistant à celui de réalisateur.
Que pensez-vous de l’expression « nouvelle vague japonaise », dans laquelle on vous a classé avec d’autres cinéastes qui ont débuté à la fin des années 50 ?
Je n’en faisais pas partie… J’entendais parler de cette nouvelle vague japonaise, mais je ne me suis jamais senti concerné.
Dans Evaporation de l’homme (1967), un faux documentaire, on vous voit soudain déclarer « Tout est fiction ! » Cette réflexion s’applique-t-elle aussi à vos vrais documentaires ?
En fait, c’est le contraire : je tourne les fictions comme des documentaires. Faire un documentaire consiste à montrer les faits tels qu’ils sont, sans les écrire à l’avance. Quand je réalise une fiction, je me place à peu près dans les mêmes conditions. Je mets en scène des faits comme s’ils se passaient vraiment dans la réalité. Je commence par repérer les lieux de manière très précise. Je tiens compte de la topographie des différents sites dans lesquels je vais tourner. Je dessine même une carte sur mon scénario qui décrit les déplacements des personnages de façon très précise. De même, quand j’explique aux comédiens ce que je veux qu’ils fassent, je ne leur parle pas de la psychologie de leurs personnages. Je préfère leur donner des indications physiques, presque géographiques. A l’arrivée, cela donne à mes fictions un aspect très documentaire.
Pourquoi trouve-t-on dans vos films ce besoin constant d’assimiler les hommes aux animaux, de leur donner des comportements un peu bestiaux ?
Parce que, pour moi, les moeurs des hommes ne diffèrent pas fondamentalement de celles des bêtes. Prenons par exemple le cas de mon film Profond désir des dieux (1968), dont le tournage dans une île du sud du Japon a duré très longtemps. Comme les acteurs ne pouvaient pas rester sur place en permanence, je me retrouvais souvent tout seul sur l’île. Etant donné qu’on montrait toutes sortes d’animaux dans le film, je me demandais parfois s’il n’aurait pas été possible de tourner cette histoire exclusivement avec des animaux, sans pour autant faire de l’anthropomorphisme. Evidemment, il ne pouvait pas être question de faire interpréter des rôles à des animaux… Nous avons étudié la question très sérieusement avec mon coscénariste, mais nous n’avons pas trouvé de solution. Mais je suis sûr que les bêtes ont leurs propres sentiments. D’un autre côté, les animaux et les hommes n’ont pas la même logique de comportement. Mais à l’intérieur du monde vivant, qu’il soit animal ou humain, toutes les formes d’éthologie sont respectables. Pour revenir à Profond désir des dieux, en séjournant longuement sur l’île, j’ai pu observer toutes sortes d’animaux. J’ai étudié les comportements et les habitudes des serpents, des lézards, des fourmis. Ils travaillent, dorment et mangent chacun à leur propre rythme. J’aimerais pouvoir composer une sorte d’hymne à la vie dans lequel on retrouverait l’ensemble des espèces animales et humaines.
Pourquoi les prostituées sont-elles aussi présentes dans vos films, y compris dans le dernier, Kanzo sensei ?
Puisque les prostituées vous intéressent tellement, je vais vous en parler. Vous aimez les prostituées ? Je ne comprends pas pourquoi les journalistes s’obstinent à me parler des prostituées ! La seule prostituée qu’on voit dans Kanzo sensei, c’est la mère de Sonoko. Quant à Sonoko, ce n’est pas une prostituée. C’est une fille sérieuse qui rend service. Quand un jeune homme lui dit « Je vais mourir à la guerre et je n’ai jamais connu de femme », elle lui propose de le dépuceler. De même quand un autre la supplie en disant « Ecoute, j’ai envie d’une femme avant de partir. » Mais ce n’est pas pour autant une prostituée. C’est juste une fille gentille et charitable. Plus tard, le docteur Akagi lui interdit de rendre ce type de services et elle obtempère. Mais pourquoi se focaliser ainsi sur la prostitution ?
Parce qu’elle est très présente dans votre oeuvre, comme chez Mizoguchi. Vous avez même tourné un film intitulé Le Seigneur des bordels (Zegen, en 1987).
Oui, mais autrefois on en faisait beaucoup moins une affaire que maintenant. Pensez qu’il y a cent cinquante ans au Japon le sexe était libre. La traite des femmes n’est apparue que plus récemment. D’ailleurs, ce sujet m’intéressait et j’ai fait des recherches sur les femmes japonaises qui ont été envoyées en Asie, en Afrique, et même en France d’ailleurs. Beaucoup ont été vendues en Asie du Sud-Est, surtout pendant la Seconde Guerre mondiale, pour les bordels militaires. J’ai rencontré certaines d’entre elles et je leur ai posé des questions. Elles m’ont expliqué qu’elles avaient fait ça pour gagner leur vie. Elles reconnaissaient que ça avait été très dur. Même avant la guerre, de nombreuses femmes japonaises se sont prêtées à ce commerce tout en ayant des principes moraux semblables à ceux des samouraïs. Il fallait se dévouer pour la communauté. Elles faisaient ça pour envoyer de l’argent à leurs familles. Les prostituées de Mizoguchi étaient aussi des femmes très pauvres qui se sacrifiaient pour nourrir la famille qui était restée au pays. C’est l’introduction du confucianisme au Japon qui a poussé à régenter ce rapport de la chair. Avant, la liberté sexuelle était l’idéologie dominante au Japon. Ensuite, c’est devenu un peu compliqué. Toutes proportions gardées, il subsiste encore actuellement à Okinawa un peu de l’esprit de cette époque heureuse où les relations hommes/femmes étaient plus libres, plus épanouies et pas forcément régulées par l’argent. Il y a cent cinquante ans, c’était beaucoup plus simple que dans le monde contemporain, où l’on parle tout de suite de prostitution. C’est un bien grand mot… Bien sûr, il y a toujours eu une certaine catégorie de personnes qui vivaient de leurs charmes, comme la mère de Sonoko dans le film. Mais Sonoko, elle, est d’une certaine manière représentative de cette époque où les femmes étaient libres de leur corps.
Quelle est la signification de votre nom ?
Le « nouveau village », c’est-à-dire celui qui a été fondé par ceux qui ont quitté l’ancien village.
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