Plus qu’un remake, la nouvelle version de la série culte et paranoïaque des années 60 se voit comme un hommage. Fallait-il ramener le Prisonnier au Village ?
Je ne me laisserai pas utiliser, ficher, assimiler, enregistrer, classer, déclasser ou numéroter. Ma vie m’appartient…” D’où vient cette affirmation libertaire ? D’un contributeur à un forum anti-Hadopi miraculeusement réconcilié avec l’orthographe ? D’un statut Facebook en mode révolte ? D’un opposant aux projets de fichiers sortis de l’esprit de Brice Hortefeux ? Si vous avez répondu oui aux trois propositions, vous êtes parfaitement sain d’esprit mais vous avez tort. Ces deux phrases ont été prononcées il y a plus de quarante ans par un héros de série télévisée qui hurlait à la fin de chaque générique : “Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre.”
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Cette série s’appelait Le Prisonnier. La pop culture l’a aussitôt assimilée, son actualité demeure brûlante. On comprend pourquoi quelques anciens fans devenus patrons de chaîne et producteurs ont eu envie de la revoir. Un désir devenu réalité depuis que l’anglaise ITV (diffuseur de la série en 1967) et l’américaine AMC (Mad Men, Breaking Bad) se sont associées. Le Prisonnier version XXIe siècle est arrivé près de chez vous.
Cette soudaine envie de revisiter l’un des feuilletons mythiques de la télé s’inscrit dans une tendance assez prononcée des deux côtés de l’Atlantique. Alors même que les télévisions deviennent plus riches et plus intéressantes que jamais, elles remettent plusieurs anciennes séries au goût du jour. Par manque passager d’inspiration peut-être ; par cupidité évidemment; par conscience de l’histoire espérons-le.
Super Jaimie (NBC), Beverly Hills (CW), Docteur Who (BBC One), Melrose Place (CW) et V (ABC) ont eu droit à une nouvelle vie, avec plus ou moins de succès – plutôt moins que plus. Aucune n’avait la stature et l’importance du Prisonnier. Le défi proposé au scénariste anglais Bill Gallagher dépassait tout ce qu’un créateur télé aurait pu imaginer. Par prudence, il a été décidé dès les premières étapes de la fabrication que ce Prisonnier 2.0 ne compterait que six épisodes – contre 17 pour la série d’origine. Les nouvelles aventures du N° 6 s’apparentent donc à une minisérie, une suite d’épisodes reliés par une narration close. Exercice distinct de la série stricto sensu, cette forme ouverte par excellence.
Il s’agit moins de proposer au spectateur de 2010 un remake en bonne et due forme du Prisonnier qu’un reboot – un mot à la mode venu de l’informatique qui signifie “réinitialisation”. “Le défi a consisté à rendre hommage à l’original tout en proposant un objet différent”, a expliqué Bill Gallagher au New York Times. Autrement dit : pas question de reprendre les scripts originaux à la lettre pour satisfaire la nostalgie des geeks.
Le Prisonnier deuxième version ne ressemble que partiellement à la première, même si les bases du récit restent les mêmes. Il s’agit toujours de l’histoire troublante d’un homme qui démissionne de son travail et se retrouve malgré lui dans un lieu étrange et isolé, au fonctionnement normé, qu’on appelle le Village. Ses habitants n’ont pas de nom, seulement un numéro. Il est impossible de s’en échapper car une angoissante boule blanche, le “Rôdeur”, étouffe les tentatives d’évasion. Le héros se voit affublé du numéro 6. Son rival et chef du Village est le N° 2. La danse de la paranoïa peut commencer.
La nouvelle série multiplie les clins d’oeil à son ancêtre. Ici une lampe globuleuse, comme une réminiscence, là des scènes reprises quasiment au dialogue près. Un chauffeur de taxi… Détails qui ne masquent pas les transformations inhérentes à l’épreuve du temps et aux nouveaux états de la fiction. Comme toute grande série, Le Prisonnier racontait son époque ; son reboot tente de raconter la nôtre. On ne peut pas dire que la comparaison soit flatteuse. Est-ce la faute de ses créateurs ? Ont-ils manqué de l’ingrédient de base du Prisonnier : l’audace ?
En 1967, Patrick McGoohan, acteur principal qui dirigeait aussi l’écriture et parfois la réalisation, avait imaginé une série complètement folle, qui tenait lieu à la fois de témoignage live sur les swinging sixties finissantes, de commentaire sur la guerre froide et de critique venimeuse contre l’avènement de la société de contrôle : un hommage à Orwell et Kafka mais aussi à Mary Quant et David Bailey. Un drôle d’objet contemporain de la science-fiction crépusculaire du Alphaville de Jean-Luc Godard et de l’adaptation par Truffaut de Farenheit 451 de Ray Bradbury, mais aussi cousin d’Easy Rider et de toute la contre-culture accrochée au LSD.
Le N°6 années 2010, interprété par l’expert en martyrologie Jim Caveziel (il fut le Jésus de Mel Gibson dans La Passion du Christ), a perdu son insolence, son arrogance sexy qui emportait tout sur son passage. A la place, un esprit de sérieux irrémédiable et un héros qui porte le poids du monde sur ses épaules, écrasé par ses traumas. Un homme pour qui la surveillance fait partie de la vie : avant d’arriver au Village, il travaillait pour une société new-yorkaise gérant des caméras installées dans la rue ; le N° 6 de 1967 était, lui, espion et excellent boxeur.
Tout ce qui relevait encore de l’allégorie il y a quarante-deux ans se réduit désormais à un banal documentaire. Le Village, c’est nous mais pour de vrai : ceux qui ont voyagé aux Etats-Unis ou en Asie ont déjà traversé ces immenses centres commerciaux qui poussent sans discontinuer. Le Prisonnier version 2.0 ne parvient pas à sortir de cette concurrence avec le monde réel, préférant en rajouter dans le symbolisme à tout-va – en gueststars, plantées au milieu du désert, deux tours jumelles – et deviser sur le conflit entre individu et communauté à grands renforts de flashs anxiogènes et de regards fatigués. S’il fallait prouver que les séries contemporaines manifestent une esthétique supérieure à celles du passé et une réflexion politique et sociale plus poussée, c’est raté !
Histoire de ne pas désespérer Hollywood, on relèvera tout de même que ce Prisonnier nouveau style ne manque pas totalement d’atouts. Le drame de l’impossible liberté s’éclaire d’une histoire d’amour plutôt prenante, alors que l’original avait quasiment renoncé à la chair. Une autre tentative : celle de faire du N° 2 (Ian Mc Kellen, grognon) un personnage de série moderne, en lui donnant une substance émotionnelle (un fils gay, une femme malade) et en le favorisant d’une mémoire. Le N° 2 de 1967 changeait à chaque épisode. Difficile pourtant d’être vraiment convaincu. Alors, c’est quoi le problème ? Peut-être la meilleure façon de refaire Le Prisonnier consiste-t-elle à ne pas le refaire : oublier le nom et le concept, ne conserver qu’une façon un peu barrée et néanmoins très structurée de raconter une histoire; réveiller son inconscient et le mettre en images. Depuis 1967, plusieurs séries l’ont compris. Il y a eu Twin Peaks de David Lynch, héritière évidente du début des années 1990, lestée des références politiques mais tout aussi forte pour désorienter le spectateur.
On peut aussi citer Profit (1996) et son héros psychopathe pour des raisons inverses : une hargne politique sans égale et une ambiguïté morale glaçante. De nos jours, Lost remporte haut la main le titre de meilleure relecture du Prisonnier. Dans Lost, depuis six ans, un personnage de série lutte entre ce qui le retient en lui (l’île) et ce qui le mène vers l’autre (l’extérieur), inversant sans cesse ces deux pôles. La série doit faire face aussi à d’incessantes critiques sur son absence de réponses. Après la diffusion du dernier épisode du Prisonnier, Patrick McGoohan en avait tant entendu qu’il avait fini par émigrer aux Etats-Unis. Qu’arrivera-t-il aux créateurs de Lost, dont la dernière saison a commencé la semaine dernière sur ABC ?
Le Prisonnier Sur Canal+, à partir du 15 février, tous les lundis à 20 h 45, deux épisodes par soir, avec Jim Caveziel, Ian McKellen, Hayley Atwell…
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