La revue Trafic fête ses dix ans en consacrant un épais numéro à son fondateur : un ensemble de textes remarquables de ses amis et héritiers.
En mourant en 1992, Serge Daney a enterré un début de décennie sinistre et sinistrée, où il a eu raison de parler de la « mort du cinéma ». Cette année-là, les plus beaux films sont ceux des maîtres anciens (Oliveira, Godard, Straub, Pialat), insensibles à la morosité ambiante. Le cinéma américain, indépendant ou pas, est plus nul que jamais et la qualité française la plus rance (Berri, Blier, Caro et Jeunet) se porte à merveille. Finalement, la meilleure nouvelle de cinéma venue de ces temps pas si anciens sera la création de Trafic par Serge Daney et une poignée d’amis (Raymond Bellour, Jean-Claude Biette, Sylvie Pierre, Patrice Rollet) et la plus triste, son décès prématuré. Daney disparu, la bande des quatre poursuit le projet de réunir philosophes, historiens, théoriciens et cinéastes pour réfléchir sur le cinéma puisque, comme l’écrit Daney : « Tout est perdu ? Tout est donc possible. »
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Le nouveau numéro de Trafic célèbre les dix ans de la revue, pas l’anniversaire de la disparition de Daney. Réunir trente textes autour de la pensée critique et morale de Daney, c’est remettre au travail une uvre vivante, pas construire un tombeau : revenir sur les écrits, évoquer la parole de Daney et penser l’après-Daney, son héritage plus ou moins direct chez des critiques trop jeunes pour l’avoir connu, la pérennité de sa réflexion sur le cinéma. Chacun apporte sa pierre, éclaire les écrits de Daney, souvent difficiles sous leur brillance, parfois ludiques et drôles, jamais ennuyeux comme le rappelle Jacques Rivette, d’une lecture personnelle parfois enrichie par la connaissance intime de l’homme.
Ce volume est aussi un recueil d’amitié et d’émotion. Il s’ouvre et se ferme par deux textes de Daney, parus dans Libé. Le premier, Le Monde vu d’en haut, fut écrit à l’occasion d’un festival « ciné-avion » : ou comment tous les prétextes sont bons pour penser le cinéma. Car le Daney journaliste s’est souvent servi d’une matière événementielle désuète (les mauvais films des années 80 par exemple) pour faire passer quelques idées justes ou juste des idées sur le cinéma. L’avion lui permet d’évoquer son cinéaste d’élection, Howard Hawks, le plus célèbre des aviateurs d’Hollywood, et lui offre à nouveau l’occasion de relier le cinéma à son siècle, donc à la guerre, aux machines, aux voyages aussi, et de revenir sur des sujets de préoccupations majeurs : le point de vue du cinéma sur le monde (« l’avion, machine à voir autrement ») et l’objet-avion, instrument d’une gestion de l’espace, la grande affaire des cinéastes.
Le texte de clôture, Mérimée, l’éternel scénariste, décrypte un symptôme de la crise du cinéma : le retour du scénario « en béton », la quête désespérée, dans le patrimoine littéraire français, d’une efficacité narrative qui a toujours fait défaut au cinéma tricolore le plus commercial. Daney y prévoit la décennie à venir du cinéma français, et le grand retour (avant sa déconfiture partielle) de la nouvelle qualité française.
Vieille tradition pour laquelle Daney n’a aucun goût et qui le fait naturellement se placer du côté des cinéastes du montage (là où se trouve le désir) davantage que ceux du scénario.
Entre ces textes, qui ne sont rien d’autre que deux interrogations symétriques sur un avenir possible du cinéma, chaque auteur investit un coin de mémoire ou analyse avec une acuité remarquable une dimension particulière de l’ uvre de Daney. Jean-Louis Schefer fait un très émouvant éloge de son ami, saluant en lui le seul moraliste du cinéma. Sylvie Pierre revient sur le film préféré de Daney, Rio Bravo, avec lequel il entretenait un rapport d’identification étroit. Stéphane Delorme se livre à une brillante étude sur Daney et l’émotion, provoquée par le temps et le mouvement cinématographiques, en analysant notamment un des rares concepts inventés par Daney, « l’arrêt sur l’image » (également décrit par Raymond Bellour dans son texte L’Effet Daney ou l’arrêt de vie et de mort). Dans Annoncer la couleur, Jean-Claude Biette ébauche une réflexion née d’une conversation où Daney regrettait que le cinéma ait sous-exploité la couleur. Emmanuel Burdeau s’intéresse au style de Daney, où la virtuosité frivole, l’ironie et le raffinement, parfois le burlesque, participent à une mise en scène de sa pensée. Ces textes forment un ensemble remarquable et complémentaire qui parvient à dessiner un portrait cohérent d’un homme décidément très peuplé à l’intérieur de lui-même : Daney pédagogue, Daney politique, Daney voyageur, Daney bazinien, Daney journaliste, Daney et les médias, Daney et la mélancolie, Daney et l’enfance, Daney et le tennis (dans un beau texte de Charles Tesson, L’Enfant de la balle)…
Les mêmes films réapparaissent de pages en pages, ce petit mais très résistant corpus qui a accompagné Daney toute sa vie : La Nuit du chasseur (« le plus beau film américain du monde »), Nuit et Brouillard (le film qui l’a définitivement déniaisé), Les Contrebandiers de Moonfleet, Les Quatre Cents Coups, (deux films d’apprentissage, comme par hasard), Francisca (qui le faisait rire)… Plus deux ou trois cinéastes exemplaires (Godard, Straub, Rossellini) et un contre-exemple providentiel, Luc Besson. Nul doute que Serge Daney est toujours un auteur présent, par la pensée bien sûr mais aussi par le style, puisque l’humour, l’élégance, l’intelligence et l’acuité si caractéristiques de son écriture se retrouvent à plusieurs reprises dans les textes de ses amis, disciples, collègues et complices.
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Trafic n° 37 : Serge Daney. Après, avec (P.O.L.).
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