Jeune homme élégant, collectionneur de garage-rock américain et cinéphile, Serge Bozon signe avec Mods un film stylé, qui entend croiser le roman du XIXe et le punk sixties.
Sept mois ont passé depuis qu’a été allumée la mèche du buzz. En compétition à Belfort en novembre dernier, Mods avait été l’objet le plus attendu du festival avant même la projection, il s’auréolait du meilleur titre de l’année. Reparti bardé du prix Léo Scheer, Serge Bozon, comme à l’accoutumée, était venu accompagné de ses proches, pour la plupart acteurs ou collaborateurs du film. De ces jeunes gens émanait une aura particulière, faite de classe et de distance graciles. Et des attributs codés, telles ces longues écharpes rayées rouges et bleues qui, portées par plusieurs d’entre eux, invitaient la notion collectivement réfutée de gang.
Observé à la dérobée, comme plus tard au festival Némo, à celui de Pantin ou lors d’une soirée dans un bar sur le boulevard de la Villette, à Paris, où il mixait en ping-pong des raretés sixties avec Bertrand Burgalat, Serge Bozon s’affirme tel qu’on l’imaginait : danseur émérite et parangon d’élégance, le genre de garçon à vénérer Balzac aussi pour son traité sur l’art de nouer sa cravate. Quelques rôles chez Judith Cahen, Pierre Léon, Jean-Charles Fitoussi et surtout Jean-Paul Civeyrac par deux fois (Fantômes et Le Doux Amour des hommes) ont contribué à façonner les contours d’un esthète dilettante, contours déjà pointés en 2001 par Max Mode, qui le classait parmi « les cinquante mecs les plus stylés de la capitale ». L’épithète « dandy » a alors tôt fait de se transformer en étiquette. « C’est plutôt du dandysme light, amateur, commente Bozon, dans le sens où je n’ai pas de raffinement dans mes manières, hélas, ni ce côté fin goûteur décadentiste. Je suis peu fasciné, les connaissant assez mal, par les grandes références du dandysme, le rapport à Baudelaire, Huysmans… Je revendique seulement le fait d’aimer une certaine musique et de trouver jolie la façon dont s’habillaient les gens qui l’écoutaient, ça ne va pas plus loin. » N’empêche que l’attitude et la mise impeccable continuaient d’impressionner. Que le contact, au-delà du simple regard furtif, achoppait. Il faudra en passer par la voie officielle de l’entretien pour prendre en compte une autre dimension de l’homme, sa timidité.
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S’astreignant à canaliser un débit fébrile et précipité, Serge Bozon revient sur les années ante Mods. Né en 1972, soit l’année où le rock-critic Lenny Kaye, futur guitariste de Patti Smith, compile sur le séminal Nuggets toute une galaxie de groupes garage-punk qui sévissaient aux USA dans les mid-60’s, Bozon passe à Lyon, à l’orée des années 90, un bac A3 section cinéma ; puis, flanqué de Benjamin Esdraffo, immuable compagnon de route qui incarne un des quatre mods du film, il monte à Paris. Dès son arrivée, il rencontre Axelle Ropert, scénariste de tous ses travaux à venir ; s’initie à la musique des années 65-67 et à tout un pan du cinéma classique américain. « Au lycée, j’aimais beaucoup la Nouvelle Vague et quelques cinéastes, tels Pialat ou Cassavetes. Là, j’ai découvert le cinéma de gens comme Dwan, Ulmer ou Tourneur. Puis les auteurs post-Nouvelle Vague : Biette, Zucca, Guiguet, Arrieta, Treilhou, Vecchiali, toute une famille qui m’a guidé quand je n’avais pas une idée très concrète de ce que j’avais envie de faire. En voyant leurs films, ce que j’appréciais, c’est qu’il n’y avait pas de chantage à la modernité, mais un goût pour les petits secrets qui passent d’un personnage à un autre et qui sont éventuellement levés à la fin, une affection pour l’intrigue dans tout ce que ça a de mineur, le côté roman du XIXe. Et en même temps s’y déployait une liberté très personnelle, qui apparaît plus à travers l’humour, avec un certain sens de la cocasserie dans les dialogues, que dans une dimension plastique immédiatement affirmée. »
C’est d’ailleurs Jean-Claude Biette, davantage que Daney, qui l’encouragera dans ses aspirations critiques, accueillant dans le numéro 5 de Trafic un long texte au titre quasi stoogien (« Teenage Fever ») autour de l’héritage, à considérer sous un jour nouveau, laissé par Truffaut. Un travail que Serge Bozon et Axelle Ropert poursuivent depuis 1996 dans La Lettre du cinéma aux côtés du cinéaste Vincent Dieutre, d’Eva Truffaut (fille de, mais surtout marraine de beaux projets de cinéma, Spy Films en tête), de Sophie Bredier, documentariste, d’Hélène Frappat, aujourd’hui aussi aux Cahiers du cinéma, de Sandrine Rinaldi, la Camille Nevers des mêmes Cahiers, qui s’apprête à sortir son premier long métrage (Mystification ou l’Histoire des portraits), tout comme Benjamin Esdraffo (Le Cou de Clarisse) ou encore Jean-Charles Fitoussi (dont Les jours où je n’existe pas est aussi attendu).
A ce moment de la discussion, chacun est au fait, même si nul ne le mentionne, du décès de l’auteur de Loin de Manhattan, survenu la veille. Plus tard, Axelle et Serge évoqueront avec de pudeur la révolte et la tristesse qui les étreignent face à cette disparition. Indiscutablement, Biette, cinéaste et critique de la plus haute exigence, incarnait ce modèle, ce parrain de cinéma qu’ils s’étaient choisi.
En 1995, Serge Bozon réalise La Vérification et 53 Summer Street, deux courts métrages en rupture de ban avec les essais lyonnais de ses années lycée. Puis il tourne « en neuf jours, dans des conditions très sauvages, sans l’aide d’aucune production et sur mes seules économies de salaire » L’Amitié, son premier long. Le film sort en janvier 1998. « C’était un film plus exsangue, plus erratique que Mods, dénué de cette dimension séduisante liée à la musique, à la danse. A part une vague notion de complot amoureux, sa narration était très peu alimentée et s’avérait à peu près incompréhensible. »
Après qu’Axelle et Serge se furent vainement épuisés à tenter de monter un second film écrit pour Bill Murray et Leonor Silveira, Mods naît sur un coup de tête et sous l’égide du slogan punk « do it yourself ». « Non pas que je sois dans une espèce de culte de la désinvolture à la Hawks ou Rossellini, mais je trouve insupportable que, lorsqu’on essaie de faire des films normalement, il faille passer par dix versions de scénario, des précomités de lecture, une multitude de réunions de travail scénaristique avec les producteurs, tout un travail harassant et inutile. » Quatre mouvements, consécutifs et brefs, donnent le tempo : l’idée de réaliser le film germe en février 2002, Axelle l’écrit en quinze jours de mars, avril est dévolu aux répétitions, et le tournage a lieu en mai, sur dix-sept jours, à la Cité universitaire, à Paris. « Le film s’appelle ainsi car les premières scènes écrites sont justement celles avec les mods (ce chœur burlesque qui, à la manière d’une pochette de disque animée, commente l’intrigue avec un mélange de morgue et de désarroi, et que Biette avait judicieusement baptisé « Les Quatre garçons dans le plan » ndlr). Ecrites avec facilité et bonheur, admet Axelle, ces scènes ont donné le ton initial du film. Le reste est ensuite apparu avec une clarté évidente. » De provisoire, le titre-slogan devient définitif.
Le film est soumis à une forte hybridation, louvoie entre le film musical, le roman anglo-saxon, le campus-movie, le complot rivettien et le conte moral (« Il faut toujours tout expliquer deux fois aux garçons », réplique finale musardant du côté de chez Rohmer), sans que jamais cette hétérogénéité d’influences ne le fasse claudiquer. Derrière son titre en trompe-l’œil, Mods est un grand film portugais dix-neuviémiste. Axelle Ropert ne démentira pas : « Autant je trouve un peu abusif que l’on nous parle d’un ascétisme à la Bresson, autant je suis ravie des correspondances avec Oliveira. La Lettre est un film que j’idolâtre, et qui contient la plus belle et ridicule scène de concert rock que j’ai vue au cinéma. »
On supposait Serge Bozon collectionneur, il l’est effectivement, spécialisé dans le garage, la northern-soul, les premiers groupes punk autoproduits, mais aussi certains chefs d’orchestre. Le genre d’obsessionnel prêt à traquer pendant des mois une chanson de The Calico Wall en version « acetate » (un vinyle très épais, non destiné au commerce), dont il ne subsiste que cinq ou six exemplaires au monde, pour l’intégrer à son film. « La musique garage américaine a un avantage sur la musique mod telle que pratiquée par les Who ou les Kinks : elle est nettement moins datable, ça évoque moins les années 60 dans ce que ça peut avoir de touristique. Les chansons choisies ici sont essentiellement des ballades un peu aigres et acides, obscures et « amateur ». Dans la musique mod typique, on ne trouve quasiment pas de ballades, même les Kinks enregistraient plutôt des chroniques à l’ironie douce-amère. »
On a beaucoup écrit sur les figures de boucle et de répétition qui constitueraient l’ossature de Mods, un film qui creuserait son sillon comme le ferait le saphir d’un Teppaz, et refléterait la composition couplet-couplet-refrain d’une chanson pop. Pour autant, le tandem Bozon/Ropert s’avoue incapable de déterminer comment s’est imposée cette structure. « Au départ, il y a l’intuition d’un rapport entre les chansons garage et le sujet du film : un certain état de la jeunesse, ce mélange d’impatience et d’appréhension face au passage à l’âge adulte. » « Maintenant, oui, reconnaît Serge, suite à l’idée de gripper une comédie musicale par une maladie et de voir ce qui se passe, on peut trouver des justifications à cette notion de répétition, en rapport avec la chanson ou le virus qui, pour se déployer dans un petit cercle, nécessite que chaque personne le contracte tour à tour. »
Le rêve de Bozon serait de faire des films comparables à ceux de Walsh, Lang, Preminger et Tourneur, tout en reconnaissant que cela n’aurait aucun sens aujourd’hui. Alors, il va voir ailleurs, pour s’engager dans une dimension à la temporalité mouvante et explorer (citons une fois le dossier de presse) « le romanesque du XIXe siècle traversé par les secousses acides du garage et le jusqu’au-boutisme narcissique des mods ». Quid alors du tant attendu spectateur du XXIe siècle ? On le souhaite avant tout à son image, curieux, lettré, pongiste, portant beau et impérial dans son goût, aventureux bien au-delà de l’esprit de chapelle sixties. Et infiniment multiple.
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