Une journée dans un cinéma porno par le chef de file de la nouvelle vague philippine. Entre acuité documentaire et sensualité romanesque des corps.
Lentement mais sûrement, les radars festivaliers épuisent les cinémas d’Asie : hier la Thaïlande, aujourd’hui Singapour et les Philippines, représentés en Compétition officielle au Festival de Cannes cette année, respectivement par le très beau My Magic d’Eric Khoo et Serbis de Brillante Mendoza. A chaque pays sa spécificité en tant que périphérie aux ensembles culturels chinois et nippons : Singapour est une cité-Etat confortable où le multiculturalisme est nivelé par la sinisation et l’obsession du business ; à l’extrémité, les Philippines ont comme au Brésil, Dieu et selon Mendoza “l’obsession de survivre”.
Une préoccupation déjà au cœur du dernier âge d’or du cinéma philippin dans les années 70, incarné par les films fulgurants de Lino Brocka, et maintenant ceux de Mendoza. Représentant le plus visible de ce nouvel essor philippin, Brillante Mendoza a la particularité d’être arrivé tard (à 45 ans) à la réalisation après une carrière dans la publicité. Depuis son premier film, Le Masseur (2005), il a enchaîné les films, “sans trop savoir comment”, se faisant surtout remarquer grâce à John John (2007), mélo poignant, élégiaque où la filiation peut être artificielle et sublime à la fois. John John évoquait les derniers moments tendres entre un orphelin et sa nourrice avant qu’il ne parte avec ses riches parents adoptifs. Le temps réel est aussi à l’œuvre dans Serbis, soit une journée dans un cinéma porno philippin tenu par une famille dysfonctionnelle. A sa tête, une matriarche (incarnée par l’actrice Gina Pareño, à l’image de la salle : splendeur fanée mais toujours digne) menant de front un divorce –vital pour ses affaires– et la gestion d’une salle devenue contre son gré un lieu de passes homo comme hétéro. Les acteurs sont d’un naturel confondant, et ceux qu’on suspectait d’être des amateurs se révèlent être des pros, à en croire Brillante Mendoza. Il y a du soap opera dans l’air (la fille s’entichant de son cousin, le neveu pressé au mariage par sa petite amie enceinte, les problèmes d’argent), mais le louvoiement des intrigues s’accorde en fait avec l’architecture du cinéma, personnage à part entière de Serbis, où couloirs et recoins obscurs sont soigneusement arpentés par la caméra de Mendoza comme un labyrinthe où papiers peints et peaux ont la même importance. Comme dans John John, Mendoza sait se faire documentariste – avec l’urgence requise, Serbis fut tourné en seulement douze jours –, il sait aborder de front, mais aussi toucher à une magie secrète des choses. Serbis (à traduire comme “service” au sens sexuel) dévoile ainsi des corps, un furoncle mal placé, des scènes de sexe crues (entre vrais prostitués et clients) tout en donnant la pulsation secrète d’un lieu organique, notamment dans une scène où le cinéaste semble d’abord s’attarder sur une bagarre pour ensuite révéler l’environnement des protagonistes et d’autres événements simultanés – un vol, l’excitation des spectateurs, le va-et-vient des clients qui entrent et sortent. Tout y est possible, pourvu que ce soit vivant, comme l’irruption d’une chèvre au cours d’une séquence surréaliste où la patronne essaie d’inculquer un peu de professionnalisme à ses employés. Le regard de Mendoza sur les déclassés a de la hauteur sans jamais être hautain, et évite heureusement le style favela chic d’un Meirelles (La Cité de Dieu). “Mes films ne sont pas vraiment politiques, mais plutôt au plus près des individus”, nous confiait-il cet été alors que le Festival de Paris organisait sa première rétrospective en France. Pourtant, Le Masseur, John John et Serbis ont en commun un thème économique (et donc forcément politique) :la marchandisation des corps, qu’il s’agisse de prostitution ou d’adoption (John John). “C’est une donnée propre aux Philippines et au tiers-monde, où il s’agit de survivre chaque jour – et donc inhérente à mon cinéma. Ce sont des préoccupations économiques, alors qu’en Occident elles sont plus psychologiques.” Tout de même, avec ses corps-objets, Mendoza se rapproche d’un cinéaste très occidental : Rainer Werner Fassbinder. Le cinéaste confère aussi une autre dimension au film grâce à un beau travail sonore qui avait fait son effet à Cannes : le cinéma de Serbis est ainsi perméable au soundtrack citadin de klaxons, motos et sirènes (comme dans toute ville du tiers-monde), qui s’insinue dans la vie de famille, déjà troublée par les gémissements des pornos projetés. Le son affirme aussi le côté maternel du film par un renversement opéré : ce cinéma était d’abord un ventre un peu honteux qu’on croyait échographié, vie publique et vie privée se confondant, décloisonnées. Et on se retrouve vite comme un bébé émerveillé, caché, attentif et craintif quant aux bruits extérieurs. Avec l’idée folle de ne pas vouloir en sortir, pour nous comme pour les personnages, de ne pas partir. Comme John John. Arrêter le voyeurisme au bord des profondeurs et de leur magie, telle est bien la subtilité de Serbis.
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