Les deux rétrospectives sur le cinéma japonais, l’une en cours, l’autre à venir, sont une excellente occasion pour réviser certaines idées reçues. Ses quatre piliers intouchables (Mizoguchi, Kurosawa, Ozu, Naruse) sont les arbres qui cachent une forêt touffue de films de genre dont on commence à découvrir les éclats flamboyants. Entre autres, les séries B policières de Seijun Suzuki réalisateur le plus marquant du film de yakuzas exercent une influence indéniable sur le cinéma contemporain.
A vrai dire, il y a peu de cinéastes inconnus dans cette programmation fleuve curieusement amnésique du présent (un seul film pour les années 90 !). La majorité des raretés reste à venir, à partir du mois de juin. On aura intérêt à jeter un œil sur les inédits de Shimizu, rayon cinéma classique, et du mizoguchien Masumura, pour le film d’auteur années 50-60. Sans oublier Misumi, génie incontesté du chambara (film de sabre en costumes), dont les deux plus grands titres de gloire furent des séries : celle de Zatoïchi, inénarrable justicier aveugle ; et celle, très sanglante, des Baby Cart, histoire d’un samouraï errant avec un enfant dans un landau équipé de lames coupantes, qui rencontra un écho certain en Occident dans les années 70. Ce cinéaste exercera une influence notable sur le kung-fu made in Hong-Kong. On pourra également revoir quelques-unes des productions les plus osées de la Nikkatsu appartenant au courant du « roman porno » (sic), dont l’érotisme soft se teinte souvent de sadisme : La Rue de la joie de Kumashiro (cinéaste qui a fait l’objet d’une rétrospective au dernier Festival de Rotterdam), version plus déliée de La Rue de la honte de Mizoguchi, ainsi que La Maison des perversités et La Véritable histoire d’Abe Sada de Tanaka, qui retrace le même fait divers que L’Empire des sens d’Oshima et fut tourné la même année.
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Le film précurseur du roman porno, La Barrière de la chair, est réalisé en 1964 à la Nikkatsu par un nommé Seijun Suzuki. Mais cette incursion dans l’érotisme reste très marginale dans l’ uvre de celui qu’on considère comme l’artisan le plus inventif du genre « yakuza-eiga », film de gangsters à la japonaise. Né en 1923, Suzuki tournera une cinquantaine de films entre 1956 et 1991. Le surcroît d’intérêt que connaissent ses films depuis quelques années, et cela ne fait que commencer, coïncide avec la montée en puissance du genre policier, que ce soit aux USA avec la mode Tarantino, à Hong-Kong avec John Woo, ou au Japon même avec Kitano, qui ressuscite de façon très oblique le film de yakuzas, moribond dans les années 80.
On a souvent parlé d’iconoclasme à propos de Suzuki, cinéaste de studio prenant souvent des distances avec le genre (voire en sortant complètement). Il n’en est rien. Comme maints cinéastes de série B hollywoodiens, Suzuki tournait des films de commande à un rythme soutenu jusqu’à six par an dans des décors stéréotypés et il lui fallait synthétiser au maximum les situations et les actions. Palliant parfois avec un incroyable brio le schématisme des scénarios qu’on lui confiait, Suzuki teinte souvent les arrière-plans de couleurs gueulardes pour souligner les sentiments des personnages ou accentuer la teneur dramatique d’une scène. D’où une persistante impression d’irréalité dans ses films. Mais rien n’est simple. Si Suzuki travaille sur des stéréotypes, ses films se ressemblent peu entre eux. Il y a un monde entre La Barrière de la chair, film néoréaliste tendance bondage, et Le Vagabond de Tokyo, film de yakuzas qui flirte avec la comédie musicale. De même entre La Jeunesse de la bête, polar très urbain à la Melville dont on peut dire en schématisant que Suzuki est l’équivalent nippon , et La Vie d’un tatoué, film de yakuzas en costumes traditionnels, situé dans des paysages naturels, plus proche du chambara à la Misumi.
Ce qui est sûr, c’est que Suzuki, résolument impur, est tout sauf un traditionaliste bon teint comme Ozu ou Mizoguchi. Question de génération : Suzuki apparaît à peu près en même temps que la nouvelle vague japonaise (Oshima, Yoshida, Imamura), bien qu’il n’en partage pas les préoccupations esthétiques et politiques. S’il choque, c’est plus par ses audaces plastiques : fonds de couleur abstraits changeant à vue dans Le Vagabond de Tokyo, personnages filmés de dessous, à travers un sol transparent, dans La Jeunesse de la bête ou dans La Vie d’un tatoué… Mais il lui arrive aussi de malmener les bonnes mœurs, tout comme Oshima. Notamment dans La Barrière de la chair, un de ses meilleurs films, à mi-chemin entre La Rue de la honte et Rome ville ouverte de Rossellini, avec en prime un zeste de sadomasochisme. L’histoire met en scène quatre prostituées qui vivent ensemble dans les décombres d’un immeuble avec un petit malfrat. Le tout se déroule dans une ambiance de bas-fonds interlopes et de trafics typiques de l’après-guerre. Franchement vulgaires et agressant tout ce qui bouge, les putes sont soit filmées au grand-angle à la William Klein, soit de façon très artificielle, style Minnelli. Tableau récurrent, les sévices sadiques infligés par ses congénères à une pute récalcitrante qui a commis le péché majeur : faire une passe gratis. On la dénude, la ligote et on la fouette. Cela pour satisfaire au cahier des charges du film : émoustiller le spectateur. Mais il y a plus troublant que cet érotisme cinglant. Le moment où l’héroïne, Maya, incite un pasteur noir américain qui la sermonne à l’honorer dans la position du missionnaire au milieu d’un terrain vague avant de jeter son crucifix dans la boue. Suzuki meets Bataille ? Il y a d’ailleurs chez Suzuki une légère obsession pour la religion chrétienne, rarissime dans le cinéma nippon, qui mériterait d’être élucidée. On retrouve un gros plan de crucifix identique, mais dans la neige, dans le très beau Elégie de la bagarre, et des scènes de messe et de confession dans Morts aux malfaiteurs (aussi intitulé Les Truands salauds). Mais le « viol » du religieux dans La Barrière de la chair est presque éclipsé par le caractère abrupt de la scène qui suit immédiatement : l’abattage réel d’un bœuf dans le taudis par le voyou. Moment d’une crudité absolue : flot de sang, dépeçage, étripage… On s’y croirait. Seul Fassbinder a osé cette juxtaposition du sexe et de la boucherie. Le kitsch évoqué à propos de Suzuki est largement dépassé. S’il est kitsch, c’est plutôt par son mélange des genres permanent à l’intérieur d’un genre que par une imagerie sulpicienne.
Certes, la stylisation formelle dépasse parfois les bornes. Ainsi, dans Le Vagabond de Tokyo (1966), le héros, yakuza solitaire qui trimbale son blues de ville en ville, vêtu de costumes immaculés aux couleurs pastel, évolue dans un univers de night-clubs irréels teintés fluo. Mais le contraste devient sublime lorsqu’il fuit dans la neige en mocassins blancs et complet bleu ciel. Suzuki utilise la couleur au maximum de son expressivité, comme les cinéastes du muet avec le noir et blanc. Dans La Vie d’un tatoué (1965), film plutôt réaliste, un gros plan récurrent et incongru sur des chaussures rouges symbolise le mystérieux inspecteur qui poursuit deux frères hors-la-loi, réfugiés parmi des ouvriers creusant un tunnel dans une montagne. Le final de ce film presque fordien est éblouissant : après la mort, forcément tragique, de son frère cadet Kenji, Tetsuo veut le venger. Il arrive à la maison des meurtriers, un gang de yakuzas, la nuit sous un orage. S’ensuit un combat au sabre réglé comme un ballet et cadré avec un formidable sens du graphisme. Le film s’avère alors une synthèse parfaite entre les chefs-d’ uvre chinois de cape et d’épée (King Hu, Chu Yuan), le meilleur chambara japonais (Misumi) et le film de yakuzas (le sabre alterne avec le revolver). Mais Suzuki a l’intelligence de ne pas clore La Vie d’un tatoué sur un morceau de bravoure spectaculaire. La fin, d’une pureté et d’une sobriété rares chez Suzuki, se déroule sur une plage déserte devant la tombe de Kenji. Après s’être recueilli avec la jeune femme qu’aimait son frère, Tetsuo s’éloigne au loin, au bord de l’eau, emmené par un policier, les menottes aux poignets… Une sérénité aux antipodes de la violence frénétique d’une uvre plus complexe comme La Jeunesse de la bête (1963), sans doute le meilleur film de yakuzas du cinéaste avec La Marque du tueur, considéré par certains comme le plus extrême et qui valut à Suzuki son exclusion de la Nikkatsu en 1967, après treize ans de bons et loyaux services.
La Jeunesse de la bête rappelle Fritz Lang. On assiste aux agissements machiavéliques d’un flic qui monte un gang de yakuzas contre un autre pour venger la mort d’un collègue. Scénario byzantin à la Miller’s Crossing, mais qui le dépasse en sadisme. Qu’on en juge à des répliques du style : « Elle avait le visage comme un store vénitien », description du résultat des méfaits d’un gangster maniaque du rasoir. Mais le héros n’a pas non plus un comportement très moral : il jette cyniquement une criminelle dans les griffes du maniaque. On le voit, les maniérismes pop et acidulés de Suzuki sont largement contrebalancés par des fulgurances de cruauté et des noirceurs naturalistes. Le caractère résolument hybride et hétérogène de ses films, qui concilient les extrêmes du cinéma oriental, est l’aspect le plus passionnant d’un cinéma totalement étranger au classicisme.
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