À l’occasion de la sortie de son livre Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, rencontre avec Jérôme Momcilovic pour tenter, entre érudition et émotion cinéphile, d’appréhender un mythe.
Quel est ton premier souvenir lié à Arnold Schwarzenegger ?
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Jérôme Momcilovic – Je crois que c’est Terminator 2, que j’ai vu en salle à sa sortie. Une vraie sidération. Le livre est parti d’une série d’intuitions, à commencer par l’idée que la filmographie de Schwarzenegger constitue une œuvre à part entière, c’est-à-dire qu’elle raconte quelque chose, qu’elle est nourrie par des obsessions, des motifs récurrents, des développements logiques. Mais je tenais à ce que le recul analytique ne trahisse pas cette sidération enfantine, qu’il s’agissait de comprendre. Comprendre, par exemple, en quoi cette sidération devant le corps de Schwarzenegger nous ramène à un ressort élémentaire, primitif, du cinéma.
Quel est le degré de conscience et de participation de Schwarzenegger dans la construction de cet ensemble cohérent ?
Très relatif, j’imagine. Encore que lui-même a toujours fait preuve de beaucoup de recul. Mais ce qui est sûr, c’est qu’un type de récit s’est imposé d’emblée avec le corps de Schwarzenegger. Sa présence même dans le cadre avait quelque chose d’aberrant, profondément exotique. Il fallait donc en parler comme d’un monstre, un corps étranger, une forme littéralement inédite. D’où ces scénarios plus ou moins futuristes qui abordent, à différents degrés, la question du devenir de l’humain – ce qu’on appelle aujourd’hui le « posthumain ». Au fond, on peut dire que c’est le corps de Schwarzenegger lui-même, son image, qui est l’auteur véritable de l’oeuvre.
En même temps la construction de son image passe d’abord par un modelage très conscient de son corps. La frontière entre corps et image et beaucoup plus ténue que chez d’autres acteurs.
Toute l’histoire de Schwarzenegger trouve son origine dans un rêve d’enfant. Dans son village autrichien, le jeune Schwarzenegger est fasciné par l’Amérique, qu’il découvre au cinéma ou dans ses manuels scolaires sous la forme de grandes choses: grandes voitures, grandes villes, grands frigos… C’est quelqu’un qui s’est mis en tête d’incarner le rêve américain, mais d’une façon parfaitement littérale, en devenant lui-même énorme. De ce point de vue, le bodybuilding a été pour lui un projet très pragmatique: une manière d’ajuster son corps aux dimensions de son rêve. C’est le rêve américain qui prend corps, littéralement: s’engendrer soi-même, être le fruit de sa seule volonté.
Le récit de Schwarzenegger, c’est aussi une histoire de pères.
Son parcours est en effet peuplé par toute une série de pygmalions : Kurt Marnul, Monsieur Autriche, qui lui fait découvrir le bodybuilding à l’adolescence ; Joe Wieder, grand promoteur de la discipline qui le fait venir aux États-Unis ; George Butler, qui réalise le documentaire Pumping Iron et parvient à faire de lui un objet de fascination pour l’intelligentsia de la côte Est… Mais en même temps, tout le mythe Schwarzenegger, c’est l’idée qu’il est son propre pygmalion. C’est le principe-même du bodybuilding : être à la fois Frankenstein et la créature. Et ses grands films ne racontent que ça, jusqu’à À l’aube du sixième jour, qui finit logiquement par aborder la question du clonage.
Du bodybuilding à l’acteur, la construction d’une image
Il y a trois carrières, trois vies, dans le parcours de Schwarzenegger, mais le tout forme un seul récit très cohérent. Enfant, il annonce à ses parents: « Je vais devenir l’homme le mieux bâti du monde, ensuite j’irai en Amérique et je ferai des films ». Le bodybuilding n’est pas affaire de performance physique, c’est le vœu de transformer le corps en image. Il n’est pas anodin que l’exercice consistant à exposer ses muscles sur scène s’appelle la « pose », comme en photographie. C’est vraiment le corps qui se résout dans une image, qui charrie avec elle toute une iconographie classique: la statuaire grecque, l’anatomie…
Devenu une star du bodybuilding, Schwarzenegger intrigue Hollywood mais Hollywood ne sait pas quoi en faire. Pourtant, le bodybuilding a partie liée avec le cinéma dès les origines. D’abord parce qu’Hollywood hérite de toute la tradition américaine du vaudeville, de l’exhibition des corps. Mais aussi parce que dès 1894, Thomas Edison réalise, pour son kinétoscope, ce qui est peut-être le premier film populaire de l’histoire, en filmant les poses d’Eugen Sandow, un culturiste qui est l’inventeur du terme « bodybuilding ». On peut même remonter aux recherches d’Etienne-Jules Marey et Georges Demenÿ, qui ont donné naissance au cinéma en répondant à un souci de comprendre, et d’améliorer, la machine humaine, le fonctionnement des muscles… Le tournant pour Schwarzenegger intervient avec Terminator. C’est-à-dire quand on ne se contente plus de renvoyer son corps à de vieilles mythologies (celle du péplum, retrouvée dans Conan), mais qu’on lui en invente une nouvelle, tournée vers le futur.
Naissances et apparitions
Cette très belle image du Terminator nu, pareil à un nouveau né, opère la rencontre entre le passé et le futur. C’est la statuaire grecque, c’est l’électricité de Frankenstein, mais c’est aussi le devenir-machine de l’homme. On touche à l’essence même du cinéma: l’apparition sur l’écran d’un corps qui à la fois nous ressemble et nous dépasse. C’est un véritable exercice de prestidigitation, ce qui nous ramène là encore aux origines du cinéma: chaque apparition de Schwarzenegger est un prodige, ou un tour de magie. Last Action Hero le dit d’une manière très belle, puisque le ticket qui permet à l’enfant de rejoindre son héros dans le film est censé venir d’Houdini en personne.
Ça a à voir avec le sublime : c’est un spectacle à la fois fascinant et terrifiant. Et ce motif de la naissance est une constante dans les films de Schwarzenegger. Il fallait le faire naître à chaque fois pour justifier ce corps inouï, faire en sorte que ce soit une véritable épiphanie. Et ça l’est bel et bien, puisqu’à chaque fois il est venu nous annoncer quelque chose, préfigurer le futur de l’homme…
Le dernier des hommes et le premier robot
La scène où le Terminator s’opère lui-même est un autre très beau moment. Ce qu’elle suggère, c’est que le secret caché dans son corps n’est pas celui du robot, mais celui de l’homme. C’est la révélation de la nature mécanique de l’homme, celle qu’avait dévoilée Descartes à la suite des anatomistes de la Renaissance. Le corps du Terminator résume toute cette histoire, qui commence au moment où s’invente la médecine moderne, et se prolonge aujourd’hui avec le fantasme posthumain, avec l’idée d’un corps définitivement soustrait à la nature, devenu une mécanique parfaitement maîtrisable.
Il y a quelque chose de très ludique, presque enfantin, dans cette façon qu’il a de découvrir son corps et de jouer avec ses mécanismes.
Oui, ce qui est très beau, c’est que le Terminator lui-même a l’air aussi émerveillé que nous devant le spectacle vertigineux de la mécanique humaine. Et c’est quelque chose qui travaille déjà le bodybuilding, qui ramène les muscles, l’anatomie, à la surface. Le bodybuilder ressemble aux écorchés des premières planches anatomiques.
What the hell are you ? La figure du double
Un des points de départ du livre, que je dois à Nicole Brenez, était le constat que la filmographie de Schwarzenegger est hantée par le motif du double. Parfois de manière très littérale, quand Schwarzenegger fait face à lui-même dans Last Action Hero, Total Recall, À l’aube du 6ème jour ou plus récemment Terminator Genisys. D’autre fois, de façon plus métaphorique, comme dans Predator. Ce sont des moments où l’utopie charriée par la filmographie se retourne en angoisse: du bodybuilding à sa carrière hollywoodienne, Schwarzenegger a travaillé a inventer un double parfait de lui-même, et finalement le double le menace.
C’est le mouvement même de l’utopie posthumaine, dans laquelle le clone est à la fois un aboutissement, et la mort de l’homme. Être remplacé par une image, reproductible à l’infini, c’était à la fois le rêve de Schwarzenegger et sa malédiction. « The worst I can be is the same as everybody else » est un de ses mantras…
Un géant angoissé par son inéluctable devenir image
Les plus beaux films de Schwarzenegger sont précisément des films où le fait d’être devenu une pure image se retourne en motif d’angoisse. Ce sont des films où, soudain, toute la puissance de ce corps est retournée comme un gant. Dans Last Action Hero, il découvre qu’il n’est qu’un personnage de fiction, dans Total Recall, qu’il est un pur récit, dans À l’aube du sixième jour, qu’il est qu’un clone. Et le Predator finit par lui révéler l’inanité de son image… C’est, à chaque fois, un scénario très mélancolique: ce corps si présent, si obscènement présent, réalise soudain qu’il n’existe pas.
Schwarzenegger gouverneur, un rôle parmi tant d’autres ?
L’entrée de Schwarzenegger en politique est au-delà de ce qu’on appelle la politique spectacle, c’est un brouillard total de fiction et de réalité. Le fait qu’il ait été élu gouverneur à la faveur d’une procédure dite de « recall » est, à ce titre, assez sidérant. Et avant même de quitter son poste à l’issue de son second mandat, Schwarzenegger met en chantier avec Stan Lee un comic intitulé The Governator, qui raconte comment Schwarzenegger devient secrètement un super héros après s’être retiré de la politique… Au fond, il a traversé cet épisode politique de sa vie exactement comme il a traversé ses grandes années hollywoodiennes. Il le dit lui-même: pour lui, il n’y a aucune différence entre la promotion d’un film et l’exercice politique. Dans les deux cas, il s’agit d’abord de savoir « ce que les gens veulent ».
Par ailleurs, on a souvent caricaturé ce moment, avec un soupçon d’antiaméricanisme. Mais en réalité Schwarzenegger s’est piqué de politique très tôt, aussi bien au côté des Républicains (Nixon, Milton Friedman, ou George Bush père qui le nomme à la tête d’un Conseil de la santé physique) que des Démocrates (via la famille Kennedy, à laquelle l’introduit son mariage avec Maria Shriver). Et ce qui lui permet d’être élu, c’est le mythe outrageusement américain qu’il a bâti dès son enfance autrichienne. Son élection n’était pas une reconversion, c’était un nouveau chapitre, assez logique, de la story Schwarzenegger.
Un homme à l’ombre de son mythe
Cette photo est tout à fait fascinante. Schwarzenegger l’a publiée en janvier dernier sur son compte Facebook, comme une blague énigmatique. Il pose au pied d’une statue à l’effigie de celui qu’il était pendant ses années de bodybuilding. Pour seul commentaire il a écrit: « How times have changed », ce qui n’a pas manqué de susciter des milliers de questions parmi ses fans. Cette image me fait penser à ce conte célèbre d’Andersen, L’ombre, dans lequel un homme devient littéralement l’ombre de son ombre. Schwarzenegger a travaillé toute sa vie à fabriquer un double parfait, il a aujourd’hui 70 ans et cette image pose beaucoup de question. Qu’a-t-il voulu mettre en scène ? Est-ce une image du Schwarzenegger humain, qui a vieilli inéluctablement et qui a été remplacé par son double immortel ? Ou Pygmalion veillant, serein, sur sa créature ?
La vieillesse est vraiment tombée d’un coup sur Schwarzenegger, et comme l’expression d’une trahison, puisque toute son oeuvre annonçait l’immortalité de l’homme. Il est difficile aujourd’hui de ne pas voir une certaine mélancolie dans ses apparitions publiques. Quand il ressasse mécaniquement les répliques les plus célèbres de ses films, on a le sentiment de voir un acteur rejouer maladroitement son propre mythe, et avec une conviction moyenne, un peu comme Buffalo Bill rejouait sa légende sur scène à la fin de sa vie.
Est-ce qu’il a encore envie de jouer le jeu ? N’est-ce pas plutôt le mythe qui veille aujourd’hui sur un Schwarzenegger apaisé, qui peut rendre les armes et enfin se reposer ?
Peut-être, et en même temps on sent bien chez lui une forme de frustration aujourd’hui. La Constitution américaine lui nie le droit de briguer la présidence, et Hollywood n’a plus grand chose à lui offrir sinon quelques panouilles dans des séries B très moyennes. Il est coincé dans une sorte d’angle mort de son propre mythe.
Peut-on tout de même espérer être à nouveau fasciné par une apparition de Schwarzenegger au cinéma ?
Ça ne peut plus se jouer sur le terrain de la sidération. Il faudrait qu’un cinéaste se penche sérieusement sur le destin de ce corps, qui devait nous sauver de la mort et qui a fini par vieillir malgré tout. Quelqu’un qui sache s’intéresser à lui aujourd’hui comme John Mc Tiernan, Paul Verhoeven ou James Cameron ont su le faire au temps de sa superbe hollywoodienne. Malheureusement, l’état actuel des studios laisse peu d’espoir. Mais puisque Schwarzenegger se tourne volontiers aujourd’hui vers de petites productions plus ou moins indépendantes, qui sait ?
Propos recueillis par Alexandre Büyükodabas
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