Reprise en salles de « A Scene at the Sea », troisième long métrage de Takeshi Kitano, loin des obsessions habituelles d’un cinéaste majeur, ici touché par la grâce. Un ravissement.
Des yakuzas fatigués en quête de rédemption, une sombres histoire de vengeance, le surgissement inattendu d’une poésie drôlatique contrebalançant les effusions de violence, et Beat Takeshi himself à l’écran ; la matrice du cinéma de Takeshi Kitano est, a priori, aisément identifiable. A Scene at the Sea, perle rare de sa filmographie sorti en 1991, ne coche aucune de ces cases et s’impose pourtant comme l’un des sommets sensibles du cinéaste. Paru tardivement en France, le film s’offre aujourd’hui une superbe réédition en salles. L’occasion de replonger dans ses eaux azuréennes.
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https://youtu.be/xC2sV6kGnoM
Un titre rohmerien, une histoire d’amour mutique, des plans solaires, et le goût du sel sur les lèvres. Avec A Scene at the Sea, Kitano a su creuser en profondeur la veine sensible et minimaliste de son cinéma. On y suit Shigeru, un jeune sourd-muet qui, lors de sa tournée d’éboueur le long de la côte, ramasse une vieille planche de surf abîmée. Rafistolée avec les moyens du bord, elle devient vite l’instrument du salut pour Shigeru qui se jette corps et âme dans la pratique du surf, sous les yeux émerveillées de Takako, sa fiancée elle aussi sourde-muette. Des débuts laborieux sous les regards moqueurs des surfeurs locaux aux premières compétitions de glisse, la passion de Shigeru va confiner à l’obsession, mettant en péril sa relation amoureuse.
Kitano à l’heure française
Troisième long-métrage de Kitano après Violent Cop en 1989 (sur lequel il remplace le réalisateur initial au pied levé) et Jugatsu en 1990 (qui marque son premier film en tant que réalisateur et scénariste) A Scene at the Sea sort au Japon à l’automne 1991. S’il est déjà une star en ses terres, Kitano y est plus connu pour son activité de comique, initiée au milieu des années 70. Trublion de la télévision nippone, célèbre pour ses sketches irrévérencieux et ses saillies pince-sans-rire, Kitano donne naissance à Beat Takeshi, son double burlesque qui régira dés lors la veine comique de sa carrière. Son véritable patronyme, il le consacre au versant auteuriste de son cinéma – et à son activité annexe de peintre et de plasticien – qu’il mettra néanmoins du temps à faire fructifier au Japon, vampirisé par un double devenu bigger than life.
En France, en 1991, Kitano est pour ainsi dire un illustre inconnu. Et pour cause, il faut attendre 1995, et la sortie différée de Sonatine, son quatrième long-métrage, pour que son cinéma s’exporte dans l’hexagone. S’il emporte immédiatement les suffrages d’une poignée de cinéphiles, et l’emballement de la critique, ce n’est qu’avec son chef d’oeuvre Hana-bi, sorti en 1997 et couronné du Lion d’or à Venise, que le cinéaste fait sauter les dernières résistances, et trouve en Europe (et particulièrement en Fance) un public enthousiaste, dépassant en nombre les spectateurs japonais. L’année 1999 acte définitivement l’amourachement français pour le cinéaste puisque L’Eté de Kikujiro, dramédie farfelue 100% kitanesque, est présenté en compétition officielle à Cannes, moins d’un mois après la sortie différée de Jugatsu dans les salles françaises. C’est dans ce parfum de conquête que débarque, à l’automne 1999, A Scene at the Sea, huit ans après son exploitation japonaise, offrant aux spectateurs français un regard inédit sur le cinéma Kitano.
Histoire d’amour pointilliste
A la fois surf movie élégiaque et histoire d’amour pointilliste, A Scene at the Sea ouvre une nouvelle brèche dans le cinéma de Kitano, d’où affleure un romantisme délicat qu’on ne lui connaissait pas. En suivant le quotidien de Shigeru, sourd-muet qui trouve dans le surf une manière de communiquer avec le monde, Kitano signe un long-métrage presque intégralement muet dans lequel une galaxie de détails infimes (un sourire qui s’esquisse, un regard qui se pose…) se substituent à des dialogues, de fait impossibles.
On pense aux nombreux plans sur le visage de Takako, la fiancée de Shigeru, qui observe pendant de longues heures son compagnon affronter les vagues, tomber de sa planche, réessayer, chuter à nouveau. Tout cela est laissé hors-champs mais l’on devine, dans les variations à peine perceptibles de son visage – la courbure changeante de ses lèvres, un sourcil qui se fronce – tous les états qui l’anime, et l’amour, mutique et insondable, qui l’habite. Lorsque la passion de Shigeru pour le surf vire à l’obsession, sa relation avec Takako s’étiole et c’est seul qu’il se rend à la plage, le corps infatigable, mais le coeur abîmé. Sans jamais filmer un baiser ou un dialogue, et au gré d’une mise en scène éthérée, faite de petites touches impressionnistes, Kitano tisse méticuleusement une histoire d’amour désarmante.
Un chef d’œuvre retrouvé
Le sens de l’épure qui traverse le film rappelle le cinéma d’Ozu, avec lequel Kitano partage une science éprouvée de la composition, et notamment du plan fixe. Comme le réalisateur de Voyage à Tokyo, Kitano s’échine à filmer dans A Scene at the Sea des scènes quotidiennes à l’apparente banalité, desquelles jaillissent, sans préavis, une grâce indicible.
Le cinéaste s’intéresse moins aux scènes de surf, qu’il filme en de rares plans larges, qu’aux allers et retours incessants de Shigeru, talonné par Takako, de son domicile à la plage, où, en forçat volontaire, il s’exerce inlassablement à dompter les rouleaux. D’abord raillé par la bande de surfeurs à combinaisons fluo qui squattent la plage, Shigeru, dont la détermination infaillible fait des émules, finit par faire partie de la bande, en devenant la mascotte discrète.
Lumineux, quoique baignant dans une mélancolie languide, jamais plombant même lorsque survient le drame, bouleversant sans être lacrymal, A Scene at the Sea s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre de Takeshi Kitano, élargissant les horizons de son cinéma et offrant aux spectateurs une grande bouffée d’embruns. Appréciable en ces temps caniculaires.
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