Ce maître de l’animation japonaise et du cinéma tout court a succombé à un cancer lundi.
Satoshi Kon, mort le 24 août à 46 ans, des suites d’un cancer, n’était pas seulement un « maître de l’animation japonaise » : un maître du cinéma tout court, l’un des plus importants apparus au Japon ces dix dernières années.
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Cinéaste-comète, il aura en tout et pour tout réalisé, en douze ans, quatre films (The Dreaming Machine, son cinquième film en préparation, sortira peut-être un jour, espérons-le) et une série télé. Une oeuvre limitée donc, mais extrêmement dense, cohérente, et parvenue à nos yeux bien plus vite que celles de ses aînés (Miyazaki, Takahata, Oshii, Otomo, ces deux derniers l’ayant d’ailleurs formé à ses débuts), qui avaient dû montrer patte blanche et plume noircie avant d’être pris au sérieux dans nos sceptiques contrées.
Kon, lui, eut la chance d’attirer l’attention dès son premier long-métrage, Perfect Blue, en 1997, bénéficiant sans doute du travail de crédibilisation de ses prédécesseurs. Dans ce thriller maniériste et profondément malsain, sous influence De Palma/Argento/Lynch (la sainte trinité des tourmentés), il explore pour la première fois son principe fétiche de réalisme subjectif, confrontant une idole pop à ses propres fantasmes morbides, dans un montage virtuose destiné à brouiller la frontière entre réel et imaginaire. Pour Satashi Kon, la réalité est poreuse (parce qu’insupportable), et les rêves n’ont d’autres choix que de dégouliner dans ses interstices, le rôle du cinéma consistant alors à recueillir, telle une coupelle de cristal légèrement déformante, les tranches de ce mille-feuilles inextricable aux saveurs borgesiennes.
Millenium Actress, son film suivant sorti en 2001, projette ainsi une vieille actrice dans un espace mental où se côtoient, de la plus naturelle des façons, ses souvenirs, ses différents personnages réinterprétés, ses fantasmes – elle passa sa vie à poursuivre un homme croisée furtivement lorsqu’elle était enfant, tel le héros malheureux de La jetée de Chris Marker –, et la grande Histoire du Japon, réelle ou imagée.
C’est la même idée qui guide le faux diptyque Paranoïa Agent (sa série de 13 épisodes, en 2004) / Paprika (son dernier film en date, en 2006), à ceci près qu’ils abordent la question encore plus frontalement (trop ?). Adapté de son écrivain fétiche, Yasutaka Tsutsui (leader du courant hyper-fictionnaliste japonais), Paprika précéda ainsi de quatre ans Inception dans la description des effets d’une technologie capable de pénétrer les rêves, avec contagion et délires qui s’en suivent. Si l’animation japonaise est coutumière de ces tangos oniriques (le monde fantastique du Voyage de Chihiro, la psyche envahissante d’Akira, les univers virtuels de Ghost in the Shell…), rares sont les cinéastes à les avoir fait danser aussi loin, et aussi vite : ne durant jamais plus d’une heure et demi, les films de Satoshi Kon agissent comme des shoots, ne laissant pas au spectateur le temps d’un battement de paupière, sous peine d’en perdre la sève. Surtout, aussi loin tendent-ils (« jusqu’à l’infini, et plus loin encore », dans Millenium Actress), ils n’oublient jamais de laisser un pied posé sur terre, d’où ce sentiment accru de vertige qu’ils procurent : tout y semble proche, palpable, et néanmoins fuyant. Un battement de paupière, une coupe, et l’ici paraît être là.
Apparente anomalie dans sa filmographie, le magnifique Tokyo Godfathers (réalisé en 2003), enfin, est un conte aux accents capresques, lointaine adaptation de Le fils du désert de Ford et du Kid de Chaplin, qui met en scène trois clodos et un couffin, sans que jamais n’apparaisse l’ombre d’un rêve… Il faut alors, pour comprendre la raison d’être de ce beau film apaisé, se souvenir que Satoshi Kon (syndicaliste engagé) n’utilise l’onirisme que pour révéler l’insupportabilité du monde réel, la violence de ses mécanismes d’exclusion ; et Tokyo Godfathers apparaît comme une utopie, îlot perdu où le rêve, pour une fois, est parvenu à s’entendre avec la réalité… Cette nuit, à n’en pas douter, sans personne pour les emmener en balade, nos rêves vont se sentir bien seuls.
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