Un matin de 1995, le téléphone a sonné. J’ai décroché et une grosse voix m’a dit « C’est Stanley Kubrick. Voudriez-vous écrire un scénario pour moi ? » Supposant qu’il s’agissait d’un ami farceur, j’ai répondu « Ici, Marilyn Monroe et ça fait trente ans que je suis morte. » Il a ri. C’était vraiment Stanley Kubrick. Cet épisode légèrement surréaliste marquait le début de l’une des périodes les plus excitantes, frustrantes, déroutantes et instructives de ma vie professionnelle.
C’était quelqu’un de profondément secret. Il y avait une clause de silence dans mon contrat je n’avais pas le droit de parler du film. Aujourd’hui, je crois que beaucoup d’autres écrivains travaillaient à ce projet : mais il n’a jamais dit ni qui ni quoi, ni pourquoi ils ont arrêté, ni même s’ils avaient arrêté. J’aurais aimé rencontrer ces gens qui essayaient d’écrire cette histoire avec lui ; et discuter avec eux de l’idée que chacun se faisait du film en préparation. L’idée d’une telle rencontre l’épouvantait. Une fois, j’ai laissé à son assistant personnel un message concernant le scénario et il m’a passé un savon : il n’y avait qu’à lui que je pouvais parler du script.
Mais s’agit-il là de paranoïa dans le sens clinique du terme ? Il était énergique et solitaire ; il protégeait sa vie privée. A l’intérieur de son cordon protecteur, il se montrait chaleureux et amical et, dans sa grande maison, l’atmosphère était détendue et sympathique. Il habitait, sans romantisme excessif, entre Luton et Saint Albans, dans la maison construite à l’origine pour le fondateur du magasin de meubles Maples : une bâtisse pompeuse dans le style edwardien, entourée de terres. Son « bureau » se trouvait dans l’ancienne salle de billard, restée en l’état, avec, au mur, le tableau pour inscrire les points et des répliques exactes des rideaux en velours rouge d’origine, ce qui conférait à l’ensemble un certain charme. Seul le billard avait été enlevé, remplacé à un bout de la pièce par un bureau et à l’autre bout par une collection impressionnante, pour moi mystérieuse, de matériel de cinéma : des écrans télé, des vidéos, de la sorcellerie électronique.
Sortant de cette pièce, nous sommes passés, deux ou trois fois, par un dédale de pièces réservées à la domesticité pour aboutir à une gigantesque cuisine-salon-salle à manger. Chacun des six chiens avait son lit sous l’îlot-cuisine situé au centre de la pièce. Ça ressemblait beaucoup à la cuisine que j’aurais si j’étais riche et célèbre. Toute la maisonnée, équipe comprise, paraissait se retrouver là pour ces déjeuners informels. On y bavardait, on s’amusait, l’ambiance était normale.
Flamboyant, intéressé, cultivé
C’était l’un des meilleurs parleurs que j’ai rencontré, flamboyant dans ses idées, intéressé par les vôtres, très cultivé, furieusement intelligent et exigeant ; et vraiment drôle dans ses bons jours. Mais au bout du compte, c’est le film qui l’intéressait, pas moi. Il était sauvagement impatient. Il pouvait se montrer brutal quand on le contrariait, même pour des questions accessoires. Finalement, il s’est avéré que je ne lui donnais pas ce qu’il attendait. J’ai commencé à me sentir tyrannisée plutôt qu’emballée, de moins en moins apte à conduire le projet dans la direction qu’il souhaitait, de moins en moins désireuse de le faire. Je me suis mise à me plaindre auprès de mes amis ; en même temps, je me sentais en situation d’échec.
Un jour, il m’a passé un livre intitulé Viennese novelettes de Schnitzler. Je devais lire Rhapsody, une histoire merveilleuse qui pourrait donner un film merveilleux. Donc je l’ai lu, mais ça ne m’a pas emballé. C’était la fin. Ça l’avait emballé, lui. (Je sais aujourd’hui que ce livre l’avait emballé vingt ans plus tôt, mais il en parlait comme s’il venait de le lire la veille). C’est la base de Eyes wide shut. Pinocchio était en attente. J’ai reçu le chèque de fin de contrat et n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui.
Ce genre de choses fâche les gens. Cette semaine, quelqu’un a dit que Kubrick était un grand réalisateur mais un « être humain raté ». Je souscris, mais je sais que pour moi, ce sentiment est un réflexe de défense : cela signifie qu’il n’a pas réussi à m’aimer, ou plutôt, à aimer mon travail. Kubrick a fait de grands films, marqués de son empreinte, dans un style presque démodé. Son mariage a passé le cap des années et ses nombreux chiens l’appréciaient. Il adorait ses petits-enfants : peut-être l’unique sujet personnel qu’il a jamais évoqué devant moi. Moi, je veux bien être ce genre de ratée.
Je pensais être en colère, jusqu’au moment où j’ai appris sa mort. J’ai compris alors que je n’avais jamais complètement abandonné l’espoir de le voir, une fois son petit film terminé, reprendre ce grand projet il me rappellerait un jour et me laisserait travailler avec lui , et même si ça serait horrible et frustrant, je dirais oui.
Je suis fière d’avoir travaillé avec lui. Grâce à lui, je me suis intéressée à l’écriture de scénario je sais que je veux recommencer. Et je suis triste ; je crois que nous avons perdu quelqu’un de magnifique.
Sara Maitland, écrivain