Le retour remarquable du cinéaste Philippe Faucon, perdu de vue depuis quelques années, avec un sensuel portrait d’adolescente marseillaise. Esquivant avec élégance tous les pièges du politiquement correct, Samia exprime les dilemmes douloureux de la communauté maghrébine en France. Un film parfait, qui nous rappelle l’excellence du travail de Philippe Faucon depuis dix ans. Hélas, […]
Le retour remarquable du cinéaste Philippe Faucon, perdu de vue depuis quelques années, avec un sensuel portrait d’adolescente marseillaise. Esquivant avec élégance tous les pièges du politiquement correct, Samia exprime les dilemmes douloureux de la communauté maghrébine en France.
Un film parfait, qui nous rappelle l’excellence du travail de Philippe Faucon depuis dix ans. Hélas, on a tendance à l’oublier. Ses films étant en général produits par la télévision, et ne sortant pas toujours en salles, il arrive qu’ils nous échappent. Samia ne déroge pas à l’habitude du cinéaste, dont plusieurs films portent des prénoms féminins (Sabine, Muriel fait le désespoir de ses parents) et sont souvent des descriptions précises, concises et documentées sur la vie des adolescents de milieux modestes. Meilleur continuateur de Maurice Pialat les autres peuvent aller se rhabiller , Faucon sait dépeindre ces marges ordinaires avec retenue mais sans préciosité ni surcroît de délicatesse, et surtout en évitant à tout prix de forcer sur la corde sensible du pathos et de l’hystérie. Ce qui nous amène à Samia, tableau presque vériste pourrait-on dire, si ce terme honni ne recelait une part de superficialité hors sujet ici, de l’existence quotidienne d’une famille maghrébine de Marseille. On est frappé de voir à quel point le regard du cinéaste est juste, ni surplombant, ni politiquement correct, ni misérabiliste.
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Il filme « à hauteur d’homme » comme on dit, ou plutôt à hauteur d’adolescente, puisque c’est avant tout le point de vue de Samia, 15-16 ans (lumineuse Lynda Benahouda), qui est privilégié au sein d’une fratrie nombreuse. A film parfait, bref (1 h 17), histoire simple : alors que Amel (Nadia El Koutei), la sœur aînée de 19 ans, accède à un semblant d’indépendance, Samia est en butte à l’hostilité de son frère Yacine (Mohamed Chaouch, impressionnant), macho traditionaliste et véritable maton de cette famille claquemurée sur ses préceptes religieux et donc patriarcaux : la résultante schizophrène de l’assimilation impossible (enfin, ici) d’une communauté rejetée par son inhospitalière terre d’accueil, et dont le seul refuge est la nostalgie, le refus d’une licence morale qu’on lui fait trop chèrement payer.
Autrement dit, tous les éléments sont en place pour un mélo de gauche édifiant (suivez mon regard). Mais Faucon n’appuie pas sur le champignon émotionnel. Il pose tous les éléments plausibles, attendus dans ce genre de situation, mais n’en fait pas un plat, ni un drame. Prenons l’altercation de Samia avec des jeunes fachos qui l’insultent pendant qu’elle attend le bus avec sa mère et ses sœurs. Les injures classiques pleuvent de part et d’autre, mais le bus arrive, les femmes y montent et le conflit s’arrête là. Un autre cinéaste ne se serait pas gêné pour faire monter la mayonnaise jusqu’au point de rupture. Autre démonstration très subtile qui ne tourne pas systématiquement au vinaigre : dans le métro, Yacine assiste à une interpellation très musclée par des CRS, délit de sale gueule et compagnie. Yacine proteste violemment et se fait rabrouer tout aussi brutalement, mais ça ne dérape pas. On n’est pas chez Yves Boisset (Dupont Lajoie). De plus, cette scène est excellente dans la mesure où l’on s’aperçoit ainsi que Yacine n’est pas un être monolithique, un frustré sadique dont la seule fonction dramatique est d’être le repoussoir des pulsions hédonistes de sa sœur, un rabat-joie domestique. Hors de chez lui, il est capable de se comporter en citoyen généreux, qui prend fait et cause pour les victimes des brutalités policières.
Chacun a ses raisons et ces raisons sont complexes. « Calme-toi et trouve ta place autrement », dit sagement à Yacine l’un de ses frères qui a mis le doigt sur le malaise qui pousse le jeune homme à réprimer ses sœurs. Tout le film est ainsi, pesant le pour et le contre, nous montrant à la fois l’endroit et l’envers du décor, exposant indirectement l’ostracisme que subissent les Maghrébins, mais aussi leurs réactions rigoristes, leurs outrances déplacées, voire leur violence inacceptable envers les femmes. Terrible cours de morale d’une femme qui, montrant à des enfants un couteau qu’elle est en train de laver, leur explique : « Regarde ce couteau, c’est le chemin vers Dieu. Si tu marches dessus et que tu as fait le bien, il ne te fait rien. Sinon, il te fait saigner et te fait tomber. La religion des Arabes est dure ! »
Mais comme Faucon est tout sauf un pessimiste patenté ou un professionnel du malheur, ces petites tragédies intimes et quotidiennes sont largement contrebalancées par la sensualité du filmage et, bien sûr, par celle des adolescentes elles-mêmes, filmées en liberté, exultant (et leurs corps aussi) d’avoir pu grappiller quelques heures à leur garde-chiourme, au prix de mille dissimulations et manigances (l’une d’elles s’empresse d’enfiler des habits « décents » dans l’escalier de son immeuble pour qu’on ne la voie pas en tenue sexy). On retrouve les corps épanouis de Samia et de ses copines se déhanchant lors d’un concert en plein air, ou passant une après-midi ensoleillée et heureuse mais très chaste, car la peur du châtiment reste omniprésente avec des garçons à la plage.
Grand moment de grâce : celui où la caméra attrape quelques plans des visages heureux de Samia et son amie, en train de faire du roller. On sent qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour bifurquer dans le monde exubérant et foutraque des ados en folie de La Vie ne me fait pas peur. Mais Samia et ses sœurs ont tiré le mauvais ticket à la tombola de la vie : elles sont nées dans la communauté arabe émigrée, pour qui le roumi est un barbare, un homme sans âme, et l’immigration un pis-aller, un accident culturel. Pourtant, jamais le cinéaste ne regarde ce décalage, ce déphasage avec une quelconque distance. Entre eux, les personnages parlent presque toujours l’arabe, chose rarissime dans un film français. Faucon respecte ces musulmans qui tentent de maintenir leur intégrité et leurs coutumes contre vents et marées. Si on est hérissé par l’attitude rétrograde des hommes à l’égard des femmes, d’un autre côté la tradition a du bon. Voir notamment la cérémonie, magnifiquement filmée, du mariage d’une jeune fille. C’est une vraie fête. Pour le coup, les femmes y ont le meilleur rôle pendant que les hommes font tapisserie à l’arrière-plan.
Non seulement les vêtements sont splendides, mais l’exubérance gestuelle de ces houris et surtout leurs youyous, leurs chants entraînants, et véritablement vibrants on n’est plus au cinéma , nous font entrevoir l’ombre d’un début d’explication de cet attachement forcené de ces Maghrébins, hommes et femmes, à des archaïsmes pour nous incompréhensibles. C’est un tout insécable. Sans ces énormes contraintes pesant sur la femme maghrébine, il n’y aurait pas ces explosions de joie. Et l’assimilation, seule solution viable et vivable pour les Arabes en Europe, signifie irrémédiablement leur perte d’identité. Cruel dilemme. Le cinéaste se garde bien de conclure, de statuer, ce qui serait faire de l’ingérence morale. Il n’impose pas son point de vue d’Européen « évolué », postcolonialiste, mais se contente de laisser le film ouvert : la mer, le soleil, le retour au bled en bateau pour les vacances… Tout est toujours possible.
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