Ancienne résistante victime du régime de Pinochet, Carmen Castillo est devenue cinéaste. Modeste et pudique, elle revient sur la tragédie chilienne dans un documentaire dépourvu de manichéisme.
Rue Santa Fe est une somme impressionnante, un documentaire comme on n’en a jamais vu sur le MIR (Movimiento de la Izquierda revolucionaria), mouvement de résistance chilien contre la dictature de Pinochet, mais au lieu de nous écraser sous le poids d’une histoire figée, de nous faire circuler dans les couloirs d’un temps révolutionnaire muséifié et sacralisé, la réalisatrice Carmen Castillo opte pour un retour plus personnel, modeste et pudique sur le passé de son pays. S’impose d’abord la voix grave et presque spectrale de cette femme revenue d’entre les morts. Voix errante qui flotte sur des images d’abord un peu désorientées d’un Chili perdu, autant haï qu’aimé, connu qu’inconnu. A quel temps appartient cette voix ? A quel lieu affectif se rattache-t-elle ? Comment prendre le pli cinématographique d’un parcours qui ne peut se soustraire à une suite chronologique d’événements mais s’inscrit dans un rapport au temps et à l’espace éclaté, meurtri et confus.
Vous l’aurez peut-être déjà compris, la voix de Carmen Castillo est d’abord celle de l’exil. Elle s’impose, à travers un texte à la mélancolie simple et profonde, comme une musique lancinante, une douleur sourde soulevée par des questions sans réponse, telles des crevasses insondables dans lesquelles semble se brouiller le sens des actes et des idées. Résistante du MIR et compagne de son chef de file, Miguel Enriquez, Carmen Castillo fut expulsée de son pays en octobre 1974 suite à la prise d’assaut par des militaires de la maison où elle vivait clandestinement avec son compagnon et leurs filles depuis la mort d’Allende. Ce jour-là, rue Santa Fe, Miguel Enriquez fut tué et Carmen Castillo, bientôt arrivée au terme de sa grossesse, fut gravement blessée et miraculeusement sauvée avant d’être chassée de son pays.
Les deux principales sources mémorielles et affectives que la parole, mais aussi le corps de Carmen Castillo (que l’on voit de retour dans son pays après des années d’absence), tentent de sonder, d’investir et de réconcilier, afin de donner un foyer à sa mémoire et à son histoire déracinée, sont la maison, où s’est déroulé ce drame, et la famille (biologique et politique). De ces deux pôles du récit – noyaux à la fois durs et vides – se dégagent des ondes qui dépassent l’histoire personnelle pour s’ouvrir à d’autres voix : nous parviennent progressivement les différentes strates qui constituent l’histoire du MIR, via des témoignages au présent et des images d’archives.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La grande force du film est de ne pas faire de la douleur de la réalisatrice une source de vérité suprême et un étendard un peu écrasant mais d’inscrire son récit dans une forme non seulement interrogative (Pourquoi ne suis-je pas morte ? Est-ce que tout cet engagement en valait la peine ?) mais aussi et surtout dialoguée et donc multiple. Son choix de ne pas revenir en détail sur les tortures endurées par les résistants va dans ce sens du refus d’un récit choc : une des militantes dira d’ailleurs que c’était presque plus facile pour elle, au sortir de sa détention, de parler concrètement des techniques de torture utilisées par ses tortionnaires que de devoir mettre des mots sur le vécu plus intime de sa survie.
La réalisatrice s’efface régulièrement pour laisser place aux témoignages d’autres compañeros, mais aussi de personnes moins ouvertement engagées qui agirent dans l’ombre, comme ce voisin inconnu qui lui sauva la vie en appelant une ambulance, dont elle apprend l’identité lors de son dernier retour au Chili, et qu’elle peut alors rencontrer. Chose rare et louable, la parole est également donnée aux enfants de cette génération de militants du MIR, qui portent un regard critique sur l’engagement de leurs parents, qui ont préféré se séparer d’eux et les placer dans un foyer pour se consacrer à la résistance.
L’histoire n’est pas lisse et unanimement héroïque pour Carmen Castillo, qui signe ici un film dense, complexe et bouleversant : le tour de force de Rue Santa Fe est de nous emmener non seulement au cœur mais aussi au-delà de l’histoire chilienne en interrogeant sous toutes ses coutures, même les plus triviales (le quotidien d’une vie clandestine), un acte politique de résistance. Qu’a donc produit cette insoumission ? Faut-il que des actes de résistance aient un aboutissement positif pour avoir un sens ? En tout cas, l’histoire – la sienne, la leur – telle qu’elle est restituée ici, écartelée, contrariée et contradictoire, entre indéniablement en mouvement, “en réflexion”, donc en vie et en action. Nul doute qu’il y a là un beau début de réponse.
{"type":"Banniere-Basse"}