En suivant pas à pas une héroïne qui se cogne aux portes de la société, les frères Dardenne teintent leur constat d’inquiétante étrangeté et signent un nouveau chef-d’oeuvre.
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Rosetta débute par un choc sourd qui résonne dans le noir de l’écran, avant même que le personnage ne soit apparu à l’image. Alors que l’ouvrière de Reprise d’Hervé Le Roux criait qu’elle ne voulait plus y retourner « dans cette taule », Rosetta hurle qu’on ne l’en expulsera pas. D’abord prise de dos, elle court, fuit, se débat, s’accroche, cherche une issue, bref, fait du scandale. Rosetta ne veut pourtant pas d’histoires, elle ne cherche qu’à se fondre dans la masse anonyme des travailleurs, pour ne plus jamais être pointée du doigt, piégée à la lisière d’une société qui la repousse. Si on découvre son visage rougi par la bataille à la séquence suivante, c’est qu’elle a encore perdu, rejetée dans sa marge de chômeuse en quête de normalité laborieuse. Rosetta aspire à l’invisibilité. Mais c’est une clandestine que traque la caméra « d’actualités » des frères Dardenne. Nul voyeurisme dans ce parti pris de coller aux faits, gestes et déplacements répétitifs de Rosetta, mais au contraire la volonté théorique et pratique d’éviter tout jugement moral, tout psychologisme et tout « rendu » naturaliste (un personnage et son environnement, tous deux misérables). En suivant Rosetta et elle seule, en se privant des plans larges sur les décors et d’échappées fictionnelles « respiratoires » vers d’autres personnages, les Dardenne en font une flèche irrésistiblement aspirée par une cible qui s’éloigne sans cesse. Et créent ainsi un hors-champ bruissant, à la fois plein de promesses et riche de dangers, à la mesure de la sphère à pénétrer, le monde tout entier. Rosetta est un film de tranchées, la description d’un combat, la dérive d’une île toujours sur le point d’être engloutie, et qui ne tend qu’à se rattacher à la terre ferme, au continent des autres hommes.
Là où certains cinéastes de bonne volonté mais de mauvaise politique aiment donner de la voix et ne rechignent pas devant les effets dramatiques les plus convenus pour dénoncer l’éternel scandale de la misère, les Dardenne pétrissent un personnage épais, puis enregistrent ses multiples collisions avec le fameux sujet, serait-il « de société ». C’est en ça qu’ils sont de grands cinéastes authentiquement populaires, parce qu’il leur faut d’abord croire en l’humanité de leur nouvelle Antigone donc en sa complexité avant de se hasarder au moindre constat sociétal. Quant aux conclusions, c’est au spectateur de les tirer, seul avec sa vision, sans que le travail ne lui soit jamais prémâché. Si Rosetta impressionne autant, c’est parce qu’il ne cède jamais à l’explication. Tout à la poursuite de sa propre rudesse formelle, comme Rosetta l’est de son intégration toujours différée, le film va jusqu’à refuser les charmes faciles de l’empathie, ici transformés en tournant dramaturgique (la trahison de Rosetta coupe court au mouvement identificatoire, ou en tout cas le contrarie fortement), et opte pour un behaviorisme strict qui ne saurait faire l’économie d’un geste maintes fois refait (l’étape des bottes), d’un mystère physiologique (le mal au ventre et le sèche-cheveux), ou d’un dur principe de survie (« On n’est pas des mendiants ! »). La vie de Rosetta n’est faite que de redites, d’allers et de retours entre la ville et le « manège », la caravane et les bois, et ce sont ces répétitions de petit soldat sur le champ de manoeuvres qui scandent le film, lui donnant sa structure de blocs agités par le même vecteur-héroïne.
Mais si le pari est risqué en termes spectaculaires, et donc commerciaux, le gain est inappréciable d’un point de vue poétique. Car cette façon de rejeter tout point de vue surplombant et toute échappée hors du parcours escarpé de Rosetta permet aux Dardenne de teinter leur film d’innommable, donc de fantastique, et d’indécision, donc de suspens. C’est le bruit d’abord lointain de la mobylette de Riquet qui enserre Rosetta dans l’étau d’un remords qui se matérialise sous ses yeux ; c’est l’interminable séquence du renoncement au travail puis du suicide (?) qui dure ce que durait la séquence du meurtre à la ferme dans Le Rideau déchiré d’Hitchcock. Là, in fine, nous sommes au coeur du sujet sans avoir jamais quitté Rosetta. Alors le film finit par faire peur. Et donne envie de hurler de colère et de douleur.
Frédéric Bonnaud
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