Dans « Rose pourquoi », le cinéaste Jean-Paul Civeyrac consacre 120 pages à une scène de « Liliom » (Frank Borzage, 1930) qui l’a subjugué un soir, au hasard d’un zapping télévisuel. Un chant d’amour inspiré aux puissances spécifiques du cinéma.
Il arrive parfois qu’un livre (un film, un disque ou autre chose) déchire le train-train de la routine des jours et vous saisisse, vous illumine, vous transporte, tel une épiphanie : c’est le cas de Rose pourquoi, texte sublimement habité du cinéaste Jean-Paul Civeyrac publié chez P.O.L/Trafic, qui allie avec bonheur l’analyse la plus profonde, la clarté du style et l’expression des sensations et sentiments de simple spectateur foudroyé.
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Les yeux de Rose
Le point de départ de ce livre est aussi romanesque que cinéphile. Un soir de mélancolie envapée, zappant devant sa télé dans un demi-sommeil désœuvré, Civeyrac est soudainement capté par un extrait de film saisi au hasard et à la volée. Cet extrait le hante les jours et mois suivants, à tel point qu’il finit par en faire ce livre : 116 pages sur un fragment de film de 5 minutes ! Cela rappelle un peu le geste de Laurent Chalumeau qui avait en son temps consacré tout un livre à la seule chanson Me & Bobby McGee.
Le film, c’est Liliom, dans la version de 1930 de Frank Borzage (Fritz Lang en a livré une autre version, son unique film français, en 1934), et l’extrait qui a subjugué Civeyrac est une scène de drague dans une fête foraine, jouée par Rose Hobarth (Julie) et Charles Farrell (Liliom). Après avoir décrit précisément son expérience de découverte empirique de cette bribe de cinéma décisive, puis développé quelques belles considérations sur le cinéma muet, l’irruption du parlant, la magie particulière des acteurs de cette époque et de la façon dont ils étaient filmés, Civeyrac entre dans le vif du sujet.
Ce qui l’a plus singulièrement saisi dans cette séquence, au-delà du décor, de la musique, de la photographie, tous magnifiques et concourant à une somme tout aussi magnifique, c’est le visage de Rose Hobarth, son regard pénétrant, ses yeux gais tristes projetant un état extrêmement complexe et profond d’émotions et de pensées mêlées. Rose/Julie est en train de tomber amoureuse de Charles/Liliom alors que lui ne pense qu’à s’amuser en séducteur superficiel qu’il est.
Et ce que voit Civeyrac dans ces quelques minutes de conversation romantique à priori banale (mais dont certains dialogues sont superbes de double sens – Rose qui trouve la bière « amère », qui se sent « heureuse à l’intérieur »…) et dans les yeux de Rose est d’une ampleur océanique : rien moins que la cristallisation du sentiment amoureux en même temps que le sombre pressentiment de son échec à venir, le tressaillement du sentiment d’exister pleinement et la fragile fugacité de ce sentiment, une possibilité d’extase et le voile ombré d’une petite mort, bref, en quelques minutes, tout l’arc des exaltations et des tourments de la condition humaine.
Spécificité du cinéma
Civeyrac a vu la complexité de ce qui circule entre Rose et Charles (ce dernier, petit coq sûr de son donjuanisme, ne comprend d’ailleurs rien du tout à ce qui se passe à l’intérieur de Rose) mais aussi entre Rose et le spectateur par la magie indicible d’un moment filmé où toutes les planètes étaient alignées (la situation dramaturgique des personnages, le jeu des acteurs, leur état intérieur, le regard de Borzage, le travail des techniciens…). Il a vu en somme l’extraordinaire capacité du cinéma à saisir des blocs uniques de présent. On parlait de la qualité épiphanique de ce texte qui est justement consacré à la puissance épiphanique du cinéma, à ce pouvoir de concentrer en une séquence, une scène, un plan, un cyclone émotionnel sans pareil. Plus loin dans son texte, Civeyrac dresse la liste non exhaustive des scènes fétiches qui ont déclenché chez lui de tels éclairs d’extase (un combat d’hommes dans Accatone, le regard perdu d’une femme dans un café dans Wanda… il y en a une cinquantaine).
Car si l’auteur de Ni d’Eve ni d’Adam consacre plus de cent pages à une séquence de 5 minutes (et à un gros plan de 5 secondes), c’est pour cette séquence en soi mais aussi pour un dessein plus vaste : identifier ce qui fait la spécificité et la beauté du cinéma à son meilleur, à savoir cette puissance de dévoilement, d’avènement, d’apparition sans égal.
Selon l’auteur (on partage son sentiment), ce pouvoir très particulier n’existe nulle part ailleurs, ni dans la série télé qui est essentiellement affaire de récits et de rebondissements scénaristiques, ni dans le numérique qui peut placer une caméra partout et donc nulle part avec une omniscience scopique illusoire qui détruit la séparation entre le regard humain et son hors champ et qui induit le soupçon sur l’origine de ce qui est filmé. Si cette séquence de Liliom (et le cinéma qu’elle incarne) émerveille tant Civeyrac, c’est parce qu’elle est liée à du présent vécu de chair et d’os (à tel point que Civeyrac ne fait pas de différence entre les acteurs et leurs personnages) et parce que ses intenses vibrations souterraines sont générées par le plan seul, indépendamment du récit, du scénario, de l’architecture générale du film.
Evidemment, au moment où le cinéma est en crise, se transforme, au moment où séries télé, téléréalité et jeux vidéo ont pris le pouvoir économique voire symbolique, ce livre au titre Schulien est celui d’un mélancolique, d’un minoritaire, d’un solitaire, d’un rêveur qui sait que l’émerveillement ne pourra plus surgir d’une technologie qui peut produire toutes les images d’un simple clic. Rose pourquoi n’en est que plus beau
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