Pour son quatrième film en tant que réalisateur, l’acteur Roschdy Zem raconte le parcours méconnu de Raphael Padilla dit Chocolat, premier clown noir français. L’occasion de parler politique, racisme, identité.
Roschdy Zem – Un jour, Clarence Clemons (saxo de Springsteen) a croisé Mohammed Ali qui lui a dit, « toi aussi, t’es un Noir qui a réussi ? ». A une certaine époque, ça n’avait rien d’évident.
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C’est précisément le sujet de Chocolat. Comment as-tu découvert cette histoire ?
C’est le livre de Gérard Noiriel (Chocolat clown nègre, chez Bayard) qui a tout déclenché. Je ne savais rien de cette histoire qui m’a évidemment séduit : partir d’un destin d’esclave et devenir vedette de la scène parisienne, forcément, ça m’a parlé. J’aime les histoires de grandeur et décadence. Je viens de voir un docu sur Janis Joplin et j’ai ressenti la même chose : voir des êtres qui touchent du doigt la gloire mais dont on sait pertinemment que ça va mal finir pour eux. Bowie aussi parlait de ça, des gouffres dans lesquels il a failli chuter, mais lui a réussi à se sauver.
Dans La Rançon de la gloire de Xavier Beauvois, ton dernier film comme acteur, tu étais déjà dans un univers proche du cirque, du burlesque…
C’est un hasard parce que je travaillais déjà sur Chocolat. Mais c’est vrai qu’il y a des correspondances entre ces deux films. La Rançon de la gloire parle du vol du cercueil de Chaplin et dans Chocolat, je fais jouer James Thierrée, petit-fils de Chaplin. Dès qu’on a fait les essais caméra avec chapeau et costume, sa ressemblance avec Chaplin m’a frappé. J’ai fait « ouh là ! ». Et lui m’a dit « tu comprends maintenant ce que je vis? ». Il est fier de cette origine mais elle est difficile à assumer.
http://www.youtube.com/watch?v=Y_bNrhHGpAc
Quelle était ton ambition première : faire découvrir un pan d’histoire méconnu, résonner avec l’actu ?
Un peu tout ça. L’actu, elle va plus vite que nous. Quand je commence à tourner, il y a l’attaque à Charlie Hebdo. Et en une année, cette actu a encore évolué. Dans le cinéma, on est dans une temporalité plus longue et plus lente.
Traiter un sujet touchant au racisme, n’est-ce pas difficile, dans la mesure où les anti-racistes sont déjà convaincus et où les racistes sont difficiles à convaincre ?
Je me suis avant tout évertué à éviter toute forme de pathos. J’ai fait de Padilla/Chocolat un jouisseur, pas une victime. C’était la meilleure façon de lui rendre hommage. A un moment, Padilla se comporte comme un salaud avec sa compagne. Montrer cet aspect, c’est le rendre humain. Je ne voulais surtout pas qu’on se dise après le film, « le pauvre, comme il a souffert ». Padilla était dans le déni du racisme environnant, il a profité au maximum des occasions qui se sont présentées à lui.
Dans une époque, la fin du XIXe siècle, qui était majoritairement raciste, où les Européens avaient une vision très exotique et lointaine de l’Afrique, on est surpris de découvrir que Padilla a quand même réussi dans le milieu du spectacle, évoluant dans le Tout Paris Belle époque.
Je n’ai pas forcé cet aspect. C’est ce que racontent le livre de Noiriel, les articles de l’époque, les toiles de Toulouse-Lautrec. Padilla était mondain, aimait les femmes, boire, jouer… Mais il était apprécié comme une attraction, un guignol, pas comme un être humain à part entière. La société acceptait Chocolat, pas Padilla. Même les intellectuels haïtiens du Paris de l’époque l’ignoraient, le méprisaient en tant que bouffon de la bourgeoisie. Padilla était dans la jouissance du présent parce qu’il savait d’où il venait et à quoi il échappait.
On imagine que l’histoire de Padilla a aussi résonné fortement dans la tête d’Omar Sy, non seulement sur la question du racisme mais aussi sur le désir d’échapper à l’étiquette « comique de service » et d’être considéré comme un acteur à part entière ?
Complètement. Il y a des analogies frappantes entre l’histoire de Padilla et la sienne, même si les époques sont différentes. Le duo Padilla-Footit renvoie à Omar et Fred. Comme Padilla, Omar a voulu s’émanciper de son duo et réussir seul. Pas facile non plus de gérer le succès d’Intouchables et de rebondir après. Et comme Padilla, Omar vit avec une femme blanche, même si les choses ont évolué sur ce plan-là. Omar a certainement ressenti fortement ce couple qui était mixte à une époque où c’était chose rare, où la relation inter-ethnique devenait un acte politique. Quand Omar a découvert le film, je l’ai vu déstabilisé comme rarement.
La grosse différence, c’est qu’Omar réussit sa carrière solo là où Padilla a échoué…
Aujourd’hui, Omar a le sentiment d’être où il est parce qu’il y a eu Chocolat. Beaucoup d’artistes comiques, de duos, ont été influencés par le duo Chocolat-Footit, sans jamais les citer, ce qui est d’une grande injustice. Et de fil en aiguille, d’influences en influences, on est arrivé à Omar et Fred, héritiers sans le savoir du couple Footit-Chocolat. Alors certes, Omar réussit, mais il sait qu’il reste une exception. Peut-on citer un autre acteur noir connu qui aurait pu jouer Chocolat ? Non. Et en même temps, il est l’acteur préféré des Français. Toutes ces contradictions ne sont pas faciles à démêler pour lui.
Quand on l’a rencontré avec Raphaël Glucksman, Omar était très disert, prêt à affirmer une parole forte sur l’état de notre société.
La maturité, et peut-être ce film, ont libéré quelque chose chez Omar. Je le connais depuis quinze ans et j’ai redécouvert un homme prêt à endosser ce type de rôle et à tenir des discours qu’il n’aurait pas tenu il y a cinq ans. Il a beaucoup réfléchi, évolué… Maintenant, quand il parle de ce qui se passe dans le monde ou en France, il tient un discours censé, assumé, sans langue de bois. Et Glucksman nous a beaucoup apporté aussi.
Comment l’avez-vous rencontré ?
Quand tu passes un an à bosser sur un film, tu ne sais plus l’analyser. J’ai vu Glucksman à la télé, j’ai aimé sa façon de parler. Pendant des mois, on nous a envoyé du Zemmour, du Finkielkraut, du Onfray… Ils ont le droit de penser ce qu’ils pensent mais on avait l’impression qu’il n’y avait qu’eux, qu’il n’y avait aucun répondant. Glucksman est un des rares qui a su faire contrepoids à ce discours. Je lui ai demandé de venir voir mon film et de m’en parler. Il m’a aidé à mettre des mots sur la façon dont je percevais mon film. Du coup, je l’ai présenté à Omar.
Dans tous tes films, tu t’intéresses à ce qui est conflictuel dans la société mais en espérant que ce qui rassemble les gens est plus fort que ce qui les sépare. C’est ton côté springsteenien ?
(rires)… Chaque chanson de Springsteen pourrait donner lieu à un scénario de film, ça m’a sans doute influencé. Plus sérieusement, ce qui m’intéresse, c’est le dialogue. On nous demande d’aimer l’autre. C’est compliqué d’aimer l’autre si je ne le connais pas. En revanche, on peut discuter avec l’autre, même si on ne partage pas ses convictions, ses idées. Instaurer le dialogue avec l’autre permet, à défaut de l’aimer ou d’être d’accord avec lui, de déclencher une réflexion et finit à la longue par apaiser les esprits. C’est ce dialogue raisonnable qui semble avoir été rompu dans la société. Ce que j’essaie de dire à travers mes films, c’est « on n’est pas obligé de s’aimer ou d’être tous d’accord mais si au moins on dialoguait, ça permettrait peut-être d’avancer« .
Tu disais que l’actu va plus vite que le cinéma. Néanmoins, as-tu conscience que Chocolat résonne fortement avec la montée des crispations identitaires ?
J’en ai conscience maintenant, pas au moment où je le fais. Ma volonté était de faire un film grand public qui ait du sens. J’aimerais faire des films plus radicaux et auteuristes à la Kechiche, que j’adore, mais je ne sais pas faire ça. Ensuite, l’écho qu’aura un film comme Chocolat, je ne le réaliserai qu’après. Mais je me rends bien compte que le film sort dans un contexte où les discours politiques et sociétaux se sont durcis. Ce qui est effrayant, c’est que ce qu’on entendait avant au bar du Commerce, on l’entend maintenant à la télé. Des discours dangereux sont maintenant légitimés par des intellectuels très présents médiatiquement et qui sont censés élever le débat plutôt que l’abaisser. Comme ces gens-là sont de bons clients, les médias les invitent continuellement et ça devient un cercle vicieux dangereux.
Le discours réac s’impose par son contenu mais aussi par le style gueulard, musclé, de ceux qui l’énoncent. C’est la prime à ceux qui parlent le plus fort…
C’est aussi pour ça que j’ai été séduit par Raphaël : son discours est censé et il l’exprime calmement. Mais aujourd’hui, si on est posé et raisonné, on passe pour un « gaucho bien pensant ». Comme si l’extrémisme offrait des solutions ! Faut arrêter avec ça. Sous toutes les latitudes, la violence appelle la violence et ne résout rien. On en trouve des exemples dans tous les pays du monde, ce qui montre au passage que ce ne sont pas les musulmans qui créent la violence mais la paupérisation. D’autre part, aucun politique de premier plan ne rappelle les aspects positifs de l’immigration. Attention, je ne dis pas qu’il n’y a pas de conflits, de problèmes à régler, mais on insiste toujours sur les problèmes en occultant le positif, ce qui finit par susciter de la haine, des tensions croissantes. J’espère que Chocolat servira l’idée que pour aimer son pays, il faut connaitre son passé, quel que soit ce passé.
Le cinéma américain est-il plus fort pour montrer, affronter et transcender son histoire ?
Ils ont un passé pas toujours glorieux, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ils n’ont aucun problème à le raconter et ça ne met jamais en péril leur unité, leur puissance. Nous, on a un problème avec notre passé : Hors la loi (de Rachid Bouchareb, sur le FLN) avait été attaqué par un député qui n’avait pas encore vu le film ! Connaiîre son passé fait aimer son pays au présent. Quand Indigènes est sorti, des spectateurs ne savaient pas que des Noirs et des Arabes avaient combattu dans les rangs alliés. Ma fierté, c’est de voir que dans le livre d’histoire de ma fille, il y a une photo d’Indigènes.
Le cinéma peut changer le monde ?
Pas changer le monde mais déclencher des petits progrès, oui. La mairie de Paris va faire poser une plaque à la mémoire de Chocolat dans l’ancien Nouveau Cirque où il se produisait qui est devenu aujourd’hui l’hôtel Mandarin. En dehors de la photo dans les livres d’histoire, Indigènes a suscité la loi qui rétablit les pensions pour les anciens combattants algériens.
Chocolat montre les débuts embryonnaires de ce qu’on a appelé plus tard l’intégration.
Aujourd’hui, selon toi, l’intégration fonctionne ou pas ?
La plupart des Français musulmans vivent leur religion en famille, à la maison, tranquillement. Ceux dont on parle sont la minorité qui pratique de façon ostentatoire. J’ai tourné à Montfermeil, quartier dit difficile : 6 000 habitants, 200 mecs qui posent problème. On ne voit qu’eux, pas les 5 800 qui vont bosser ou cherchent du boulot, et on se fait une image négative de ce quartier uniquement en se basant sur ces 200 mecs. C’est pareil à l’échelle du pays. On parle beaucoup de ceux qui partent en Syrie mais on ne dit jamais que 20% de l’armée française est composée d’hommes de culture musulmane. Pour un gars qui part en Syrie, cinq s’engagent dans l’armée française.
Quelles sont tes sources d’inspiration dans le cinéma ?
C’est trente ans de visionnage de films. Je n’invente rien au cinéma, chaque plan que je fais vient d’un film que j’ai vu, sans que je sache toujours précisément lequel. Par exemple, Il Etait une fois en Amérique. Il est certain que j’ai été marqué par le cinéma américain des années soixante-dix, les Coppola, Scorsese, Friedkin… Mais je me suis rendu compte que j’ai aussi été inspiré inconsciemment par le cinéma français de mon enfance, celui des Pialat, Sautet, Téchiné, que je voyais à l’époque sans savoir qui en étaient les auteurs.
Tu te vis maintenant plus comme réalisateur que comme acteur ?
Paradoxalement, plus je réalise, plus j’ai envie de jouer, parce que je dirige des acteurs fantastiques qui me redonnent l’envie de m’y frotter. Mais à 50 ans, je ne veux pas refaire ce que j’ai déjà fait, alors je refuse pas mal de choses. J’ai cette image de dur taiseux, mais j’aimerais que les réalisateurs me proposent un rôle d’homme fragile, qui a peur. Je suis comme tout le monde, j’ai des peurs, des angoisses… Je ne suis pas Jean Reno ! Si je dirigeais Reno, je lui donnerais une scène où il pleure. Tous les acteurs portent une étiquette et on aimerait tous faire autre chose que ce qu’on attend de nous.
Comment vois-tu l’évolution du métier depuis tes débuts ?
L’un des problèmes du cinéma français, c’est qu’on finance et tourne des films avant d’avoir un scénario solide. J’en ai croisé des exemples : dès lors que le film est financé, les mecs s’en tamponnent de bosser le scénario, ils tournent. C’est dommage. On n’est pas là pour connaitre la gloire et la fortune mais pour bien travailler. On me demandait ce que j’attendais de mes films, du cinéma. Ce que j’espère, c’est faire des films qui tiennent dans le temps. Si dans dix ans, on se dit qu’on a envie de revoir Chocolat, je serais heureux. Ce ne sera peut-être pas le cas mais c’est mon aspiration.
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