A partir du quotidien d’un commissariat de quartier, Ning Ying ausculte la vie à Pékin tout en critiquant, en contrebande, l’absurdité du système en vigueur en Chine populaire. Quelque part entre Rossellini et Tati, Ronde de flics à Pékin est un film modeste, tonique et parfois très drôle. On a beaucoup parlé de cinéma chinois […]
A partir du quotidien d’un commissariat de quartier, Ning Ying ausculte la vie à Pékin tout en critiquant, en contrebande, l’absurdité du système en vigueur en Chine populaire. Quelque part entre Rossellini et Tati, Ronde de flics à Pékin est un film modeste, tonique et parfois très drôle.
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On a beaucoup parlé de cinéma chinois ces dernières années à propos de films qui, bien que n’étant pas l’œuvre d’incapables, ne montraient pas la Chine et n’étaient pas du cinéma (Zhang Ymou, Chen Kaige, entre autres chefs décorateurs). A en croire ces produits d’exportation, la Chine populaire ne serait qu’une Cité interdite géante entourée par quelques hectares de soja, sillonnée par des pilotes de pousse-pousse furieux et ayant bloqué le compteur dans un passé fluctuant et ripoliné. De la salle de cinéma, on pouvait croire conformément aux vues des gouvernements de Taipeh que la vraie Chine c’était Taiwan, ou à la rigueur Hong-Kong, plus vraisemblables. Mais arrive Ning Ying qui, sans être l’équivalent continental d’un Edward Yang ou d’un Hou Hsiao-hsien (aux dernières nouvelles, le plus grand cinéaste du monde), dépoussière radicalement les clichés surannés et nous enthousiasme avec sa Ronde de flics à Pékin.
Ce titre en forme de pochade qui laisse supposer un polar, ou en tout cas quelque chose du genre « efficace », est paradoxalement le meilleur résumé possible du film de Ning Ying. Historiquement ancré en pleine année du Chien, soit 1994, et géographiquement situé dans un quartier populeux de Pékin, il a pour objet la vie d’un commissariat de quartier, et en particulier celle d’un de ses agents, Guoli, quadragénaire crevé pour cause de mise de tête dans le guidon abusive. L’histoire encore qu’il faille attendre la fin du film pour se rendre compte qu’il y en avait une tient en deux lignes : les quelques jours de cet îlotier cycliste qui travaille trop et que son excès de zèle sanctionnera. On pourrait s’inquiéter de cette frugalité narrative et on aurait tort même si, de fait, le film ne dresse aucun état de la société, ne parle pas de l’identité d’un pays et ne propose aucune vision du monde. Pourtant, c’est précisément grâce à cette fiction en forme de peau de chagrin que Ronde de flics à Pékin est ce qu’il est : à savoir un film perméable au quotidien, un film à la fois très simple dans sa trame et d’une grande richesse dans ses situations. Partant, il est aussi bien un film sur les chiens, les vaccins antirabiques, les cernes des trop longues journées de travail, la garde-robe des flics chinois, l’intérieur d’un fonctionnaire ou celui d’un artiste trompettiste, que sur les quatre vertus de la République populaire de Chine (on n’en connaîtra que deux, malheureusement : beauté du comportement et beauté du langage), les huit causes qui peuvent pousser un policier à gifler un prévenu ou les huit conséquences de ce pétage de plombs. On y apprendra accessoirement qu’on peut tenir à quatre sur une moto (avec side-car, certes), qu’à Pékin les rivières gèlent en hiver et que les pluies y sont torrentielles.
A ce rythme, on pourrait supposer le film potentiellement infini, et alors que l’on commence à s’en inquiéter, il s’achève et se boucle avec une concision qui ne manque pas d’insolence. Guoli est sanctionné pour avoir abusé de ses maigres pouvoirs, mais la lecture de sa peine et les commentaires y afférents se font en off, pendant le générique, manière élégante de se moquer de l’absurdité d’un système qui punit cela même qu’il a suscité. Une irrévérence larvée qui est la marque de ce film affectant la bonne humeur pour mieux éviter les écueils de la servilité. Et c’est ainsi, par cercles concentriques, du quartier au commissariat et du commissariat à Guoli, dans ce brouhaha chaotique et réjouissant, que Ning Ying nous fait sa leçon de sociologie amusante et parvient à tresser une toile complexe et subtile où tous les éléments interfèrent.
Le flic, par l’aspect voyageur de sa profession, offre une vision panoramique de la société et permet au film de passer au crible les différentes strates de la vie d’un quartier, de l’anecdotique à l’idéologique. D’autant plus que la police chinoise sert à tout : outre les tâches qui lui incombent naturellement arrêter les bonneteurs, les vendeurs de photos érotiques, les dragueurs patentés ou les individus qui lui ont manqué de respect , elle fait également office de SPA, de pompier, de service du recensement, de contrôle des naissances. On peut profiter des journées déambulatoires de nos flics pour comprendre, par exemple, comment l’interdiction d’avoir plus d’un enfant peut rendre des parents gâteux au point de risquer une lourde peine pour protéger le chien de leur fille chérie. Ou bien constater au cours d’un interrogatoire la perdurance des différences linguistiques malgré la standardisation du chinois. Ou encore constater les ravages de la délation dans les immeubles. Mais alors que l’on traverse bien des milieux (pas celui de la pègre, curieusement) par l’intermédiaire de ces flics, il en est un évidemment qu’on ne quitte pas : la police. Et les flics, en tant que fonctionnaires mal payés et exposés, donc aigris, sont le révélateur idéal des maux et des désirs de la société chinoise. Contemplant les séries américaines diffusées par la télé du commissariat et admirant leur déploiement pyrotechnique et motorisé, ils donnent libre cours à leurs fantasmes de cops indisciplinés. Eux qui font leur ronde à vélo et dont l’unique jeep ne démarre jamais laissent transparaître leur jalousie et leurs rêves de puissance. Car Ning Ying, tout en dressant un portrait plutôt sympathique de ces policiers, non seulement ne verse jamais dans le panégyrique mais au contraire sait rendre compte des pulsions inquiétantes et des rancœurs dont la police se nourrit pour exister. Les aigreurs de classes apparaissent dans les contradictions de Guoli qui agresse un patron parce qu’il est patron (« Tu peux le garder ton sale fric ») et qui lui en veut encore plus lorsqu’il apprend qu’il est d’origine ouvrière (« Je croyais que c’était un type bien mais il n’a fait que l’école primaire »). On voit comment les dogmes idéologiques ne servent plus qu’à protéger l’autorité défaillante de ces pauvres hères au service d’un pouvoir invisible (« Tu ne respectes pas les vertus cardinales ! »). La chasse au chien elle-même, épisode a priori anodin, prend une portée métaphorique singulière lorsqu’on se rappelle la récurrence de ce mot dans les discours de propagande anti-opposants.
Dans le registre des films dont on se demande comment on a pu les laisser sortir à l’étranger, Ronde de flics à Pékin prend très légitimement sa place à côté des Devoirs du soir de Kiarostami qui sous couvert de documentaire sur l’échec scolaire offrait des visées assez surprenantes sur l’Iran. Faisant travailler uniquement des acteurs amateurs qui offrent un jeu très homogène, Ning Ying use avec habileté des méthodes du cinéma documentaire même si l’on regrette qu’elles limitent par un découpage abrupt la force et la beauté de ses longs plans. Engourdissement progressif de la mise en scène qui coïncide avec des cadres de plus en plus flottants vers la fin du film et qui donnent l’impression que Ning Ying, par modestie ou par peur, se refuse à donner une facture trop visible à son film. Demeure malgré tout un beau film attentif aux variations climatiques (tout le début, à bicyclette dans la lumière du matin froid, est magnifique), qui sait rendre compte de l’exaspération croissante des personnages et, par la bande, de l’absurdité ubuesque d’un système.
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