Devenu acteur grâce à Catherine Breillat, l’ami des samedis soir douteux est désormais un homme rangé, qui s’occupe de ses enfants et écoute Nine Inch Nails. Et si on a souvent vu le roi du porno Rocco Siffredi à poil, on l’a rarement croisé à nu : il y a pourtant un homme derrière les outils de travail, un doux derrière le hardeur.
Du cul, donc, et du vrai. Qui d’autre que Rocco Siffredi peut mieux symboliser les années porno, les années cul, l’essor d’une industrie au comble de la modernité, qui nous permet de compresser nos vieux Kleenex usagés à partir de photos téléchargées à l’autre bout du globe, ou qui s’insère dans les pages de magazines sérieux, très politiquement correctement hip ? On a bien sûr pensé aux femmes, aux belles girondes et aux moins belles qu’on a aimé voir s’agiter, pantomimes fiévreuses de nos samedis soir ordinaires d’après Estelle Hallyday, à des lèvres pulpeuses et palpables, qu’on imagine volontiers décadentes et joyeusement prêtes à tout dans une interview sérieuse, mais voilà, il faut se rendre à l’évidence : plutôt qu’essayer de tirer quelque chose d’une vulgairement quelconque Tabatha Cash, d’une trop intelligente et lucide Brigitte Lahaie ou d’une néo-star de la chanson comme Traci Lords ; plutôt que de deviser sur le devenir incertain d’une industrie en mutation avec John B. Root (Jean Guilleret, de son vrai nom, a-t-on appris un autre soir ordinaire de Mireille Dumas), intellectuel assumant ses pulsions et ses envies, trimballant une vraie vision et poursuivant sa mission hasardeuse (qui l’a poussé à plaquer femme et enfants il y a quelques années, quand même) ; plutôt que de se lamenter au long de longues phrases sur ce monde incertain, beau et décevant qu’est la pornographie, rendons-nous à l’évidence : le cul, c’est Rocco.
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Avec plus de mille films et quatre mille femmes, le petit Rocco qui a « commencé à se masturber dès l’âge de 8 ans » et que ses parents « étonnamment compréhensifs (…) destinaient à être prêtre » est aujourd’hui devenu grand, laissant derrière lui un passé matelassé et étoilé. S’il en est arrivé là, histoire connue, c’est tout d’abord grâce à son appétit sexuel démentiel, que l’on ressent jusque dans le moindre vocable. Il y a quelque chose de dérisoire et de beau à converser librement avec Rocco Siffredi, à écouter son (bon) français alangui roucouler des mots qu’il connaît par c’ur (« queue », « cul »), qu’il écartèle avec un plaisir non dissimulé (« porno », « pornographique », « lesbienne »). Les syllabes sont concassées, labourées, elles jouissent difficilement au bout de phrases incertaines mais prononcées avec la même certitude que celle du sexe, rythmant une langue crue, exultant de lèvres explosives, au bord d’un abîme de sourires et de souvenirs sans nostalgie. Ses mots, froids et sexuels à la fois, symbolisent bien la fascination qu’aura su opérer le porno en cette fin de siècle. Rocco évoque ainsi clairement sa réputation de hardeur violent : « Je ne fais que ce que les filles me demandent de faire la plupart du temps. Je ne forcerai jamais une fille à faire quelque chose qu’elle ne veut pas. Mes limites comme acteur sont là : je ne peux faire l’amour qu’avec quelqu’un qui est consentant. Je n’ai jamais testé la zoophilie. Et, même si ce n’est pas pareil, je n’ai jamais été tenté par l’homosexualité : je n’ai jamais fait l’amour avec un homme. Peut-être que ça changera un jour, mais il n’y a que les femmes qui m’aient jamais attiré. » Au-delà du stade fatidique de la quatre millième, Rocco dit « les avoir comprises ». Y a-t-il plus grande marque de respect que de défoncer l’autre à grands coups de boutoir qu’elle réclame ? Adepte de la vraie baise (par rapport aux autres hardeurs qui, trop souvent, « baisent mal »), Rocco aime les femmes, qui le lui rendent bien (?). « Mon souvenir le plus douloureux, c’est quand une Allemande, sur un tournage, me mordait et voulait m’arracher la queue : c’était horrible, j’ai fini à l’hôpital avec six points de suture. Mais, comme pour tout souvenir négatif, je le vois de manière positive avec le recul. Là, ce qui est positif, c’est que j’ai toujours ma queue ! » Des souvenirs, Rocco en a à profusion, la plupart liés au X et à la vision qu’ont les autres, y compris ses proches, de lui. Il dit sa chance d’avoir eu des parents qui, « quoique très catholiques, ne m’ont jamais condamné, il paraît que j’étais comme mon grand-père », une femme elle aussi « très, très compréhensive », ex-Miss Hongrie avec qui il vit aujourd’hui entre Rome et Budapest, et deux enfants qui ont changé sa vie. Ses enfants seront eux aussi très compréhensifs : « Mon fils, qui a 3 ans, m’a dit un soir, en rentrant de l’école, alors qu’on regardait un film à la télé : « Papa, c’est toi qui joues dans les films avec un gros zizi ! C’est toi, Rocco Siffredi » et il s’est marré ! C’est fou, j’aurais pensé avoir ce genre de discussion avec lui quand il aurait 6 ou 7 ans ! »
Cette compréhension tous azimuts théoriquement idéale, cette famille qu’il a montée, c’est aussi un monde tout nouveau pour Rocco. « Ma femme me reproche souvent d’avoir épuisé tous mes fantasmes, et c’est vrai. C’est pour ça que je suis l’homme le plus frustré du monde ! Vous n’allez pas le croire, mais je le répète, il n’y a pas d’homme plus frustré que moi aujourd’hui ! Je tourne beaucoup moins, cinq, six jours par mois, car c’est trop dur physiquement, contre vingt-cinq jours par mois il y a encore quelque temps. Si je suis toujours derrière les filles, c’est aussi derrière une caméra ! Et c’est souvent difficile de voir de jolies filles avec un autre, surtout s’il les baise mal ! » Si l’âge a impliqué des remises en cause, Rocco n’ose pourtant pas vraiment envisager de reconversion. Et sûrement pas dans le cinéma classique. « Je ne prétends pas être un vrai acteur, je fais bien la séparation entre cinéma classique et cinéma X. Un acteur de X ne peut aller au cinéma traditionnel que s’il est bien entouré, comme moi avec Catherine Breillat, sur Romance. En revanche, je vois beaucoup d’acteurs classiques qui jouent tellement mal qu’ils pourraient jouer dans des films X ! Après Romance, j’ai refusé six ou sept rôles classiques. Je regrette seulement de n’avoir pas pu faire un rôle dans un film du metteur en scène portugais João César Monteiro, un monologue avec mon autre moi-même d’une trentaine de pages, un rôle difficile mais qui me plaisait. J’étais prêt à faire l’effort, mais j’ai dû refuser car ma femme devait accoucher au moment du tournage. »
L’évocation de ses goûts culturels est révélatrice : il n’aime pas les films à gros budget, préfère les productions indépendantes, tient Scorsese et Tarantino en haute estime Italian connection oblige, sans doute. Edward Norton est son acteur préféré et Nine Inch Nails (« Un Clou de 23 cm », hum), son groupe préféré « J’ai sans arrêt leur musique en tête quand je tourne. »
Dans deux, trois ans, le mythe Rocco sera donc définitivement passé de l’autre côté de la caméra. L’avenir du genre (dont il regrette que « 90 % des productions aujourd’hui soient dégueulasses, du vrai porno, extrêmement pornographiques ») passera sans doute par des films à gros budget avec de vraies histoires, par le DVD et, bien sûr, par Internet « même s’il y a quand même encore beaucoup à faire technologiquement. Le jour de lancement de mon site officiel, j’ai fait l’amour en direct sur Internet avec deux femmes depuis Bergame, et j’étais déjà sous la douche quand mes fans pouvaient voir l’éjaculation ! »
L’idée d’avoir presque accompli son long sacerdoce messager d’une autre planète pour les humains à vie sexuelle nécessairement plus réduite, aux rêves moins étoilés le hante. Rocco se tient là, en marge de ce paysage fantôme, où il n’y a peut-être rien à découvrir, sinon soi-même et une certaine idée du féminin, dessinée à grands coups d’orgasmes dans des cheveux (b)longs. De ce paysage, Rocco connaît chaque rayon et chaque ombre. Sur l’autoroute à sens unique du désir, il s’est ainsi inventé cet autre lui-même, assouvissant ses envies et rendant sa vie »remplissante » ce qui n’est pas donné à tout être humain. Au-delà de l’obscène, du X, au-dessus du vide abyssal, Rocco funambulise sur le fil ténu de son paradoxe : celui de l’obsédé heureux. Vitrine idéale pour un milieu en voie d’acceptation et dont il se détache de plus en plus, Rocco Siffredi finira peut-être par prendre du Viagra un soir ordinaire de fatigue et de fin de fantasmes, paralysé comme certains personnages caricaturaux qu’il aura incarnés par le passé. En attendant, livré à cette équation mystérieuse de sueur, de stupre et de points de suture qu’est le sexe, c’est une certitude : Rocco bande encore.
Par Jérôme Rosso
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