A l’attaque ! marque le retour en grande forme de Robert Guédiguian . L’auteur de Marius et Jeannette s’y affirme comme un cinéaste plus complexe qu’il n’y paraît, fin dialecticien méridional plutôt qu’idéologue bourré de convictions, militant sincère qui parvient à accorder les contraires. Où lutte des classes rime avec farces.
C ‘est amusant que ce film arrive maintenant, quelques mois après la vaine polémique déjà oubliée qui a opposé une poignée de cinéastes en retraite à un quarteron de critiques félons.
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Au moment où on n’attendait plus grand-chose de Robert Guédiguian, après l’autoparodique Marius et Jeannette et le lourdaud A la place du c’ur, il signe sans crier gare son film le plus enlevé depuis A la vie, à la mort ! A l’attaque ! est une petite merveille de comédie brechtienne, l’autocritique farceuse du camarade Robert en même temps qu’une réponse forte et claire à ses contempteurs.
Guédiguian n’a pas beaucoup changé : il ne regrette rien, est toujours le même conteur humaniste et reste bien campé sur ses positions hautement affirmées de cinéaste politique et de héraut sans peur du petit peuple de l’Estaque. Droit dans ses bottes, le Robert. Ça tombe bien, c’est comme ça qu’on avait coutume de l’aimer, avec sa colère jamais apaisée, cette manière entêtée d’enfoncer le même clou encore et toujours tout en le tordant au passage, sa troupe bergmanienne de comédiens fétiches et son immuable ancrage régionaliste. Tout juste s’était-on permis de constater que Marius et Jeannette tournait au système clos sur lui- même, que le film sentait trop la récapitulation un peu flemmarde, un best-of guère remixé des situations et des personnages des films précédents, et qu’A la place du c’ur poussait le bouchon du manichéisme social tellement loin que Guédiguian avait bien du mal à transformer en mélodrame de combat une histoire simplette plutôt que simple, qui finissait de se suicider à Sarajevo.
Du coup, on avait oublié que Guédiguian est plus un cinéaste de la variation subtile qu’un bloc monolithique confit dans ses certitudes politiques ou cinématographiques. En bon marxiste, il n’aime rien tant qu’étudier à la loupe ses propres contradictions afin de les transformer en forces vives : son partage intime entre glorification du travail des pères et droit à la paresse des fils, sa passion pour les particularismes culturels méridionaux et sa volonté de se poser en raconteur d’histoires universelles, son respect presque transi pour ses personnages et son besoin de ne pas les ménager (voire de se payer carrément leur tête), son goût renoirien de la saisie du vécu et ses talents de dialoguiste orfèvre qui le font parfois pencher du côté du « mot d’auteur ». Sans oublier la noblesse suraffichée de ses figures féminines, alliée à une crudité langagière où la vanne sexuelle côtoie souvent la déclaration d’amour courtois.
S’il a la lucidité de ne pas se poser en grand cinéaste formaliste, Guédiguian filme bien ce qu’il connaît par c’ur, les hommes comme les lieux, Marseille et l’Estaque comme cette théâtralisation amusée de soi-même, que Pagnol a passé sa vie à saisir avec un mélange de tendresse fataliste et de cruauté exaspérée.
Pour animer encore un peu plus le tableau de son petit théâtre de proximité, Guédiguian ne cesse d’afficher sa mélancolie profonde de grand sentimental, sa nostalgie lucide mais irrépressible d’un passé recréé de toutes pièces, où tout était plus beau parce que plus simple et plus net, où on savait qui étaient les bons et les méchants, les pauvres et les riches, les maris et les amants.
Depuis son très beau premier film (Dernier été, 1980), ses personnages se débattent entre les règles à suivre qu’ont édictées leurs pères, l’obligation d’être dignes d’eux et de ne pas faillir, et leur envie d’envoyer valser un code d’honneur prolétarien, qui leur pèse autant qu’il les constitue. Tout ça n’est pas simple à gérer, mais ça fait des films ouverts et passionnants.
Alors Guédiguian exactement comme Pagnol ne fait qu’osciller entre un naturel tragique et une culture assumée de café-concert marseillais, entre des histoires familiales terrifiantes où des vies entières peuvent être gâchées sur un simple malentendu (comme dans Marius-Fanny-César ou Manon des sources) et des répliques hautes en couleur, à l’effet garanti. Dans ce registre, il faut aller chercher Le Roman d’un acteur de Philippe Caubère pour trouver une telle schizophrénie féconde entre projet proustien d’apaisement du passé et immédiateté comique fondée sur l’exagération tordante. Car Guédiguian a aussi beaucoup d’humour, de la verve à revendre quand il s’agit de pointer la plus totale mauvaise foi (un trait constant de tous ses personnages), toujours fondée sur un sens inné de la repartie qui tue.
Dans ses plus belles réussites, Guédiguian adore discuter le coup, le discutailler même, jusqu’à plus soif, passant d’un instant à l’autre de la plus solide certitude à un complet scepticisme. Ce qui fait de lui un mauvais idéologue mais un excellent dialecticien, de ceux qui savent tenir une réunion de cellule communiste ou un comptoir de l’Estaque dans le creux de leur main, en plus d’un très bon cinéaste dans la grande lignée de Renoir.
Si les deux films précédant A l’attaque ! péchaient justement par leurs discours forcés et leurs certitudes trop revendiquées, ce nouveau Conte de l’Estaque ne pense d’abord qu’à s’amuser de lui-même en s’emparant d’un procédé de distanciation vieux comme le monde : un cinéaste et son scénariste souffre-douleur construisent à vue un nouveau « film de Guédiguian », avec ses impasses et ses repentirs, ses péripéties devenues rituelles et ses variations contrôlées, ses passages obligés et sa thématique ô combien récurrente, de la présentation des personnages habituels interprétés une fois de plus par les mêmes comédiens jusqu’aux hésitations sur le final fatalement optimiste.
Une mise en abyme simple et efficace pour un film plus subtil qu’il n’y paraît. Car si Guédiguian et Jean-Louis Milesi se mettent eux-mêmes en scène pour répondre à ceux qui leur cherchent des poux (« Fais gaffe, y vont encore dire que c’est trop manichéen… Mais qu’ils aillent se faire enculer ! », je résume) et s’accordent tous les possibles, même les plus farfelus, de leur petit jeu de mise à distance, le ludisme inhérent au projet n’est pas une simple tenue de camouflage auteuriste. En optant pour le work in progress en public, Guédiguian ne cherche ni à se justifier ni à se faire pardonner quoi que ce soit. Il ne dévoile les coulisses laborieuses de sa création qu’afin d’imposer à son cinéma un surcroît de risques. Il ne s’agit pas de faire prendre au film des rails bien huilés, mais d’observer en grandeur nature jusqu’où il peut aller sans se mettre à dérailler complètement : de l’audace, camarade, encore de l’audace !
Souvent louangé pour son sens de « l’authentique » (ce que voulait « cultiver » Jean de Florette, encore Pagnol), Guédiguian se recadre lui-même en manipulateur expert, en cinéaste de la fabrication surconscient de ses fins et de ses moyens, au lieu de se contenter de son image publique de militant sincère sujet à de multiples « coups de chaud ». Que peut supporter un film ? Est-ce que les outrances, les digressions et les dérapages qui ne le tuent pas le rendent plus fort ? Jusqu’où peut-on ne pas aller trop loin ?
Mais A l’attaque ! n’est pas seulement une expérience de laboratoire, de la chimie amusante pratiquée par un créateur omniscient qui ressent soudain le besoin de se mélanger les éprouvettes, d’alterner comédie musicale à la Demy (la séquence du bordel, grandiose) et veine communautariste, ou de faire servir de grandes causes par de tout petits individus. Ça, Guédiguian l’a toujours fait, et la mise à nu des rouages de son inspiration ne change pas fondamentalement la face de son cinéma. En revanche, il est trop profondément homme de spectacle pour ne pas profiter pleinement du dispositif en miroir qu’il a lui-même conçu : si je dis tout ou presque de mes doutes et de mes intentions (« Je veux des rapports de classes », exige le cinéaste au travail), est-ce que ma fiction peut fonctionner quand même ? Si je critique avec une drôlerie féroce ma propre tendance à la routine ou à la caricature, quand est-ce que mon film gagne son autonomie de divertissement ?
A ce jeu du chat Guédiguian et de la souris spectateur, A l’attaque ! gagne sur tous les tableaux, justement parce que c’est d’abord un spectacle de haute volée dialectique, un sommet de film paradoxal. C’est en le remettant sans cesse en cause que Guédiguian parvient à faire admettre son typage qui devenait si pesant dans ses deux films précédents. Comme c’est en se lançant à corps perdu dans « la perversité », synonyme de « modernité » dont son personnage de cinéaste intègre se défend hautement face à son scénariste, qu’il confère à son film une force presque gênante. Quand une comédienne dévoile une poitrine charmante pour appâter un « ennemi de classe », c’est tout à la fois putassier et étrangement émouvant, parce que le spectateur a été tellement prévenu contre ce type de facilité qu’il l’admet d’autant plus facilement. De la même manière, c’est à force de se vouloir didactique que ce film Meccano parvient à faire oublier son mode d’emploi. Et c’est en accumulant les obstacles sur la voie de son émancipation que Guédiguian fait de A l’attaque ! un si curieux objet, un film à la réflexivité euphorisante, une thèse aussi fraîche qu’un bon pastis, une lutte des classes aussi drôle qu’une conversation de café à propos de l’OM.
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A l’attaque ! Un conte de l’Estaque de Robert Guédiguian, avec Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin, Jacques Boudet, Lætitia Pesenti et toute la troupe au grand complet.
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