Le roi est nu. En plongeant dans le milieu littéraire parisien, Pascal Bonitzer livre une comédie cruelle et jubilatoire. Si “Rien sur Robert” faiblit dans sa seconde partie après une première heure éblouissante, ce film confirme la finesse d’écriture de Bonitzer et son sens imparable du casting.
Didier Temple est critique dans une revue qu’on devine littéraire, L’Autre. Pascal Bonitzer a été chroniqueur dans une revue de psychanalyse, L’Ane. Les locaux de L’Autre sont en fait ceux des Cahiers du cinéma, la revue où Bonitzer critique s’est fait un nom et une réputation. On constate aussi que Fabrice Luchini/Didier Temple ressemble un peu à Pascal Bonitzer (légère calvitie, léger embonpoint, air intelligent et pas commode), qu’on aperçoit lors d’une courte scène à la librairie Compagnie, scène qui donne son titre au film : « Vous avez quelque chose sur Robert Desnos ? », demande Bonitzer ; « Non, rien », lui répond Sandrine Kiberlain/Juliette Sauvage (la fantasque compagne de Didier Temple). Rien sur Robert donc.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si on ajoute à la librairie Compagnie, sise rue des Ecoles, le café de Cluny, les jardins de l’Observatoire et une sombre affaire de film bosniaque éreinté par Didier Temple sans qu’il l’ait même vu (allusion transparente à la polémique Kusturica/Finkielkraut, suite à l’article de celui-ci à propos d’Underground, paru dans Le Monde), on aura l’air d’insinuer que Rien sur Robert est un film à clés destiné aux happy few, une chronique bien parisienne qui n’amusera que les tenants de l’autarcie germanopratine. On est même prêt à parier que c’est ce qu’on lira ici ou là, sous la plume de ceux qui s’arrêtent aux apparences ou s’en sentent exclus. Or, rien n’est plus faux. Si Bonitzer a situé son film dans un milieu qu’il connaît bien (celui des écrivains et autres critiques), c’est plus par souci d’exactitude documentaire que par complaisance, afin d’éviter le gros trait et la caricature télévisuelle, pour que ça sonne juste. Car une comédie se doit d’abord de sonner juste. Surtout quand elle vise ce degré de férocité. Qui songerait à reprocher à Blake Edwards d’avoir situé La Party, sa plus belle réussite, à Hollywood ?
La première heure de Rien sur Robert est éblouissante, une vraie fête. Car Bonitzer n’a pas son pareil pour pousser furtivement vers la comédie des situations qui n’ont rien de drôle, qui sont même franchement tragiques. Ça, on le savait depuis Encore. Dès les premières séquences, on sent que pèsent sur Didier Temple une pression sociale, une paranoïa larvée, qui l’amènent doucement au bord de la rupture. Il y a un malaise. Qui se manifeste par une impression que tout le monde connaît, celle d’être suivi, épié, comparé défavorablement à un double que l’on croise partout, qui vous regarde et qu’on regarde en se disant « Mais qui est ce type ? Je l’ai déjà vu quelque part. Pourquoi il me fixe comme ça ? »
En plus d’être moqué et montré du doigt pour avoir commis une faute professionnelle (éreinter un film bosniaque sans l’avoir vu ! Quelle idée, surtout en ces temps difficiles !), le pauvre Didier Temple sent une ombre qui plane sur son existence. Même quand il entre dans un tabac où il ne connaît personne, et où personne ne risque de le reconnaître, il se sent percé à jour, jugé sévèrement et condamné à l’indignité sans qu’il ait rien pu dire pour sa défense. Il s’était sans doute rêvé maître du monde, le roi est nu. Rien sur Robert, adaptation libre de Psychopathologie de la vie quotidienne de Sigmund Freud, serait-il à Bonitzer ce que I.A.L. Diamond était à Billy Wilder (son scénariste) ? Il y a de ça, du ça aussi.
Tout va alors s’enchaîner, vers le pire. Car la Juliette de Didier est une casse-couilles de première, toujours prête pour la crise à la moindre contrariété, une tenante de l’amour vache et du redoutable « Si je te dis tout, jusqu’au moindre détail, c’est donc que je n’aime que toi ». Après s’être fait larguer pour un gommeux qui fait dans la télé (Edouard Baer, tel qu’en lui-même), lors d’une dispute mémorable dans un jardin public, Temple est mûr pour tomber dans le piège ultime, juste à point pour son exécution publique. D’abord, il mettra un visage sur ce Jérôme Sauveur dont il envie tant le style, et s’apercevra alors que ses pires soupçons non formulés étaient fondés, que ce Sauveur de malheur est bien le très beau garçon (Laurent Lucas, évidemment) dont il ne cessait de croiser le chemin.
Durant cette première partie où le système se met en place, Bonitzer a le grand talent de camoufler la rigueur de la construction par l’élégante efficacité des dialogues, qui entraînent le film dans leur fluidité virtuose. Portées par des comédiens en état de grâce, les répliques ciselées semblent couler de source et s’apprécient tant qu’on ne prend pas garde où elles nous entraînent. Vers l’origine, vers le théâtre.
Premier sommet de Rien sur Robert, la grande scène de la punition du mauvais élève par une figure de maître ombrageux procure au spectateur une jouissance extraordinaire. Si Bonitzer peut se permettre d’y pousser si loin la théâtralité boulevardière, c’est qu’elle est prise comme un cliché répertorié qui se transforme en une synthèse de toutes les angoisses diurnes et nocturnes de celui qui se sait un imposteur tout juste habile, le Critique. Face à l’Ogre, prisonnier volontaire de sa tanière et de ses sujets, Didier Temple est rendu à sa misérable condition d’« affamé ».
Démasqué par meilleur acteur que lui, il ne peut qu’encaisser l’incarnation outrée de son cauchemar favori et voir tomber son masque de respectabilité en pleine lumière, sous le regard de tous, sans réveil en sursaut possible. Mais d’où vient qu’on soit si prompt à laisser tomber notre héros humilié au profit de son persécuteur ? Parce que Bonitzer a aussi le génie du casting qui tue. En jouant des images publiques de Luchini et Piccoli, donc du contraste entre la logorrhée de l’histrion pour Pivot et l’éloignement
solitaire et aventureux d’un Lear respecté de tous, il anticipe le désir secret du spectateur : que Luchini soit réduit au silence, qu’un plus vieux et plus fort bouffon lui cloue enfin le bec. Et les deux comédiens complices de s’amuser comme des fous de cette malice à peine cruelle…
Plaqué et offensé, rendu à son néant, Temple n’a plus qu’à disparaître, son personnage est dans une voie sans issue. Il lui faut donc ouvrir une porte pour passer dans un autre monde, moins éclairé mais tout aussi dangereux que le précédent. Le film change alors de registre et bascule de la comédie sociale aux poussées gothiques, avec une belle et brune Aurélie, cloîtrée contre son gré et d’allure vénéneuse (Valentina Cervi), secrets familiaux qu’on devine terribles et mot de passe lourd de sens (« Pamplemousse… »). Scénariste des Soeurs Brontë de Téchiné, de Hurlevent de Rivette, des Bois noirs de Deray et de Généalogies d’un crime de Ruiz, Bonitzer est aussi à l’aise dans l’étrangeté fantastique que dans le cinéma de la parole cher à Rohmer.
En multipliant les éléments connotés « psychanalyse amusante », il camoufle la rupture de ton sous une continuité frivole et propose à son film un grand écart aussi grisant que gracieux. Celui qui grince, c’est Temple, écartelé entre une salope qu’il aimerait bien récupérer et une folle qu’il hésite à suivre dans ses délires de sacrifice. Considérer les femmes soit comme des salopes, soit comme des folles est bien sûr exagéré et très contestable… Bonitzer, lui, à la suite de Michel Leiris dans L’Age d’homme, préfère distinguer les Lucrèce et les Judith. C’est le point de vue, éternel, du « vagin denté ». Toujours est-il que le film s’offre le luxe de suivre ces deux pistes divergentes sans se désunir. Avec la scène des confidences sexuelles de Juliette, il s’offre même un second « clou » comique. Avant d’accuser une nette baisse de régime.
Tout fier, et à juste titre, de son habileté à tisser son intrigue de deux fils antagonistes mais entremêlés, d’un motif et d’un contre-motif, le scénariste Bonitzer finit par en demander un peu trop au cinéaste Bonitzer. Le premier exige du second que les quatre personnages principaux soient soumis à une unité de temps et de lieu. Réunis dans un chalet de montagne, Temple, Juliette, Sauveur et Aurélie ont l’air d’être convoqués pour une séance de brainstorming scénaristique (« à la Rivette » ?). Mais le coup de force se fait soudain trop visible, et la mise en scène peine à y répondre. Rien de bien neuf ne surgit de cette confrontation trop artificielle, sinon une grosse dose d’explicite, un travers que le film avait su éviter jusque-là. Lors de leur retour en train, Juliette et Aurélie se livreront à une conversation étiquetée « les filles parlent de cul » qui sent trop le fantasme de mec et la scène à faire pour être vraiment réussie. Il faudra attendre que tout ce petit monde regagne Paris pour que Rien sur Robert retrouve son peps et son mordant.
Reprenant les choses là où il les avait laissées, puisque l’escapade montagnarde n’a servi qu’à démontrer par l’absurde qu’elle était frappée d’inutilité, Bonitzer rattrape le temps perdu et achève de démontrer sa capacité à coincer le rire dans la gorge. Seul au milieu de la rue, vu de dos, Didier Temple doit se dire que la liberté réside parfois dans l’encombrement et le mixage. La réussite presque parfaite de Rien sur Robert s’appuie sur la vérité de cet axiome.
{"type":"Banniere-Basse"}