Trouble in Chabroland. Fidèle à sa dialectique, Claude Chabrol fait donc succéder à un chef-d’oeuvre, La Cérémonie, ce qu’il a coutume d’appeler lui-même « une couillonnerie ». Fondé sur la littérature de gare, les chromos de romans-photos, la laideur des mauvais téléfilms, Rien ne va plus ne fait que refléter vainement ces clichés et finit par ressembler […]
Trouble in Chabroland. Fidèle à sa dialectique, Claude Chabrol fait donc succéder à un chef-d’oeuvre, La Cérémonie, ce qu’il a coutume d’appeler lui-même « une couillonnerie ». Fondé sur la littérature de gare, les chromos de romans-photos, la laideur des mauvais téléfilms, Rien ne va plus ne fait que refléter vainement ces clichés et finit par ressembler à du Mocky auteuriste.
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C’était trop beau pour durer. Depuis les calamiteux Jours tranquilles à Clichy et Docteur M il y a sept ans, Claude Chabrol avait aligné quatre très bons films de fiction, L’oeil de Vichy mis à part tout en relevant des défis fort différents : réussir deux adaptations littéraires pas commodes (Madame Bovary et Betty), transformer en coup de maître un projet aussi absurde que reprendre le scénario d’un film inachevé de Clouzot (L’Enfer) et atteindre la quasi-perfection avec ce qui restera sans doute comme son chef-d’oeuvre de la période (La Cérémonie). Il lui fallait donc réagir : Rien ne va plus sera un navet, un vrai. Déjà, le titre sonne comme un aveu. Evidemment, le nanar chabrolien reste souvent mais pas toujours, voir Les Magiciens plus intéressant que bien des films « réussis ». Intéressant, certes, mais pas agréable à regarder. Car Chabrol, malgré ses dires lors d’un récent Cercle de minuit, est tout à fait incapable de mener à bien un projet impersonnel mais de correcte facture voir La Ligne de démarcation pour s’en persuader.
Ses films peuvent se ranger dans trois catégories distinctes : le majeur (mettons Que la bête meure), le mineur (mettons Poulet au vinaigre) et « l’ineptie » (terme choisi par Chabrol pour qualifier le désormais mythique La Route de Corinthe). Au sein de cette classification élémentaire, le rééquilibrage reste bien entendu possible à mesure que le temps passe et que progresse la connaissance de l’oeuvre. C’est ainsi que selon les chabroliens les plus fervents, un film comme Le Sang des autres ne mérite pas sa mauvaise réputation et doit être extirpé de la troisième catégorie pour rejoindre la seconde. Et dans quelques années, quand Chabrol lui-même aura exprimé sa déception rétrospective à la faveur d’un énième entretien (« Ensuite, j’ai fait Rien ne va plus, une « comédie alerte » ! Quelle connerie ! », citation à peine adaptée, il a dit ça à propos des Magiciens), il se trouvera bien un esprit paradoxal pour déclarer que « Non, vraiment, Rien ne va plus, c’est pas si nul que ça. »
Mais en attendant de pied ferme cette inévitable et distrayante réévaluation critique, on est bien obligé de constater que ce film est bel et bien raté. Pourtant, il venait de loin, de Trouble in paradise de l’immense Ernst Lubitsch. Dans le livre que lui a consacré Joël Magny, Chabrol déclarait : » Trouble in paradise m’a toujours frappé : l’intrigue est absurde et mal conduite, mais ça n’a aucune importance, parce que la construction s’y soumet. » Mouais, admettons, pour l’instant… L’intrigue de Rien ne va plus est donc conforme à son modèle avoué, « absurde et mal conduite », franchement à dormir debout même. Elle commence par une arnaque réussie, se poursuit par la séparation temporaire du « couple » d’escrocs Serrault-Huppert (tous deux en roue libre, genre « On parie que j’arrive à en faire encore plus que toi ? »), continue par leur désunion apparente l’espace d’un « gros coup » et se termine par leurs retrouvailles émues. Entre-temps, Chabrol nous aura baladés (c’est bien le mot) des Alpes suisses à la Guadeloupe, et retour. Et tout ça se voudrait une comédie d’essence lubitschienne… En fait, on dirait du Mocky des bons jours, du Mocky propre sur lui, avec ce même goût du « n’importe quoi » qui caractérise l’auteur de La Machine à découdre, ces « gueules » (Berroyer, Benguigui), ces caricatures esquissées à grands traits (la vieille nympho à caniche qui poursuit Serrault de ses assiduités), ces acteurs-monstres et ce sens du dérisoire. Mais tout le talent du Mocky inspiré consiste à traiter son « n’importe quoi » n’importe comment, très vite donc. Or, Chabrol se traîne, il insiste lourdement au lieu de glisser à la va-comme-je-te-pousse. Lui qui se préoccupe tant de « construction » semble avoir oublié que le rythme lubitschien est d’abord fondé sur l’ellipse folle mais rendue invisible, le vide béant érigé en système narratif (Truffaut appelait ça « les trous dans le gruyère » ). Au lieu de retrancher, Chabrol ne songe qu’à en rajouter, toujours un peu plus, au cas où on n’aurait pas bien compris. Mais compris quoi, au juste ?
Que lassé de sa facette la plus faussement évidente pour aller vite, la naturaliste, celle qui s’exprime essentiellement aux dépens de la bourgeoisie , il a tenu à (re)faire un film qui serait purement grotesque, une fantaisie vaguement teintée de morale farceuse qui échapperait à tout terreau culturel et social pour s’occuper uniquement de jeu sur les apparences, pour se soucier seulement de creuser les reflets du monde, les images qu’il produit sans cesse pour se rassurer quant à sa propre existence. Avec Rien ne va plus, on aurait pu assister au plus beau des spectacles, celui d’un grand cinéaste qui a décidé de se faire plaisir. Hélas, ça ne fonctionne jamais. Peut-être parce que Chabrol excelle trop dans le contraste et les changements de tons pour se passer de mélange. Pour prendre tout son essor, son génie du décalage a besoin de s’appuyer sur des bases solides, qu’elles soient sociétales (la télévision dans Masques), historiques (l’Occupation dans Une Affaire de femmes), géographiques (la région du Boucher), topographiques (l’hôtel, le lac et la petite ville de L’Enfer) ou simplement thématiques (l’idée qu’on se fait de la déchéance alcoolique dans Betty, de la vengeance dans Que la bête meure, de la jalousie dans L’Enfer). Ces données préexistantes et longuement observées, il n’a pas son pareil pour les plier à sa vision violemment antinaturaliste, en fait, jusqu’à ce qu’un cauchemar pulsionnel sorte de l’ordinaire affectif c’est son côté Buñuel et que des règles profondément immorales (car inhumaines, tout bêtement) accouchent de leur propre transgression c’est son côté Lang.
Ici, en revanche, Chabrol se place dès le début dans un éther fictionnel, dans un univers romanesque (de gare ou d’aéroport) où tout est permis. Mais tel un onaniste en manque d’imagination, il ne sait pas quoi faire de cet affranchissement. Rien ne va plus est un film de peine-à-jouir.
Alors Chabrol brode, joue la montre et fait l’intéressant, à nos dépens bien sûr. Dans la première séquence, quand Huppert « lève » le malheureux Berroyer, il use et abuse déjà de ce qui sera le fil rouge formaliste de tout le film : le dispositif en miroirs, des reflets comme s’il en pleuvait. C’est joli comme tout, d’une virtuosité étalée et impressionnante, mais parfaitement vain. Parce qu’ici le reflet chabrolien n’est plus l’envers de rien, les miroirs ne renvoient qu’à du vide. Au lieu d’apporter une dimension supplémentaire et inquiétante à un univers de normalité rassurante, ils ne font qu’accentuer la totale gratuité de l’ensemble. Ce ne serait pas grave si Chabrol savait doser et scander ses effets au lieu de les saturer frénétiquement. Ce qui le fascine, c’est le cliché, le chromo même, celui que le roman-photo avait fondé et dont la télévision s’est emparé pour l’exacerber encore un peu plus. C’est sur cet univers déjà ripoliné à l’extrême que Chabrol rajoute encore quelques couches. Du coup, Rien ne va plus ressemble vite à une sorte de Coeurs caraïbes auteuriste et foutraque. De son modèle, il a gardé l’extrême pauvreté du matériau et le goût des paysages de cartes postales. Tout sera donc laid et bête, d’une laideur et d’une bêtise revendiquées à chaque plan, à chaque réplique. Il ne s’agit pas de transformer la citrouille en carrosse mais d’accuser autant que faire se peut son essence de citrouille. « Regardez comme tout ça dégouline de connerie » semble nous dire le cinéaste. Et effectivement, c’est très con, mais pas si drôle. Pourquoi ? Parce que ça dure une heure quarante-cinq, parce que ça ne débouche sur rien d’autre que rien. Et parce qu’une démonstration par l’absurde lasse vite, surtout quand elle est aussi paresseusement menée.
Le pire est que Chabrol en est parfaitement conscient. Misant sur l’ennui qui l’accable, il ne cesse d’envoyer au spectateur des signaux bien peu discrets (des reflets, oui, on a compris) sur sa triste condition : le grandiose « On se fait un peu chier quand même » que marmonne Serrault, le voyage en avion transformé en pub Air France (avec le gag interminable des deux passagers anonymes qui conversent sur le colonialisme) et, comble du comble, le tunnel explicatif avec La Tosca en arrière-fond sonore. Pour ce sommet d’emmerdement volontaire, Chabrol ose une figure inédite d’intégration du public dans l’écran : un comparse qu’on n’a encore jamais vu et qu’on ne reverra plus jamais dort au premier plan, à poings fermés et la bouche ouverte, manière aussi subtile que le reste de nous indiquer la seule échappatoire possible. Message reçu.
Mais s’il continue de connaître de brusques chutes de tension, Chabrol a progressé dans un domaine d’une importance vitale : l’art de vendre ses navets. Comme Hitchcock avant lui, il est devenu un expert en publicité, tirant profit de sa tête malicieuse et de son physique débonnaire. Quand le film est réussi, il s’efface ; quand il est raté, il paie de sa personne, monte au créneau et trouve le truc marketing qui permettra de faire passer la pilule. Pour Rien ne va plus, où il est un peu question de jeu et de chiffres, Chabrol et Marin Karmitz son fidèle producteur ont inventé le leurre génial du « cinquantième film de Claude Chabrol ». Bien accompagné par divers hommages institutionnels, le film sera commercialisé sur sa numérotation (d’ailleurs douteuse, il a fallu compter les sketches et éliminer les téléfilms) plutôt que sur sa qualité intrinsèque. Avec un peu de chance et pas mal de complaisance, l’opération devrait fonctionner correctement. Ce qui permettra à Chabrol de rebondir une fois de plus et de nous livrer bientôt un mets raffiné et non un infâme brouet. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
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