Le premier long métrage signé par le duo Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, porté par l’actrice Adèle Exarchopoulos, a tout à voir avec son temps. De l’ubérisation du marché du travail à l’omniprésence des smartphones, il décrit avec une rare acuité l’état d’esprit de la jeunesse et propose un modèle de résistance.
Dire d’un film qu’il est générationnel n’est pas toujours bon signe. Il y a parfois, dans l’expression, un parfum de séduction trop entêtant pour être honnête. Si on a envie de coller ce qualificatif à Rien à foutre, c’est moins parce qu’on pense qu’il se destine à entrer dans la catégorie des films cultes réalisés à grand renfort d’effets de manche (Trainspotting, Fight Club, Requiem for a Dream) que parce qu’il offre soudainement à une jeunesse une représentation cinématographique sans précédent, et ce en adéquation avec une nouvelle manière de faire du cinéma.
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Sans être aussi révolutionnaire, Rien à foutre est générationnel comme Easy Rider l’était : en bousculant, sur le fond et sur la forme, la production et la société actuelles. On y suit Cassandre (Adèle Exarchopoulos, dans son plus grand rôle depuis La Vie d’Adèle), hôtesse de l’air de 26 ans qui compense la dureté de son emploi dans une compagnie low cost en s’anesthésiant à grands coups de nuits blanches et de dates Tinder, repoussant tant bien que mal un état de souffrance larvée.
Un couple de cinéastes formé en 2016
À l’aide d’un dispositif de mise en scène qui glane un fort sentiment de réel en mêlant improvisation et reconstitution minutieuse, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre parviennent à raconter l’état émotionnel de la génération Y. “On ne voulait pas faire un film générationnel, ce n’est qu’après les premières projections que les réactions du public nous ont fait réaliser que Rien à foutre avait une dimension générationnelle évidente”, nous explique le duo en préambule d’une conversation de plus de deux heures sur son premier long métrage.
C’est que le couple de cinéastes, qui s’est formé en 2016, aime prendre son temps. L’idée de Rien à foutre date de l’année de leur rencontre. À cette époque, Julie jonglait entre plusieurs boulots allant de l’événementiel à la mode en passant par le marketing, et Emmanuel venait de boucler son court métrage multirécompensé Le Film de l’été. C’est sur le projet suivant, D’un château l’autre (2018), que débute leur collaboration artistique. Emmanuel a l’idée de filmer la relation entre une retraitée handicapée et l’étudiant qu’elle héberge dans le moment particulier de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2017.
Sauf qu’il ne lui reste que quelques jours pour organiser un tournage lors du dernier meeting de Macron. Julie, habituée de la logistique ogresque et empressée des défilés de mode, rend le projet possible en un éclair. C’est pour elle une révélation : “Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie à ma place.” Pour le premier long métrage d’une œuvre qui avance donc à un rythme quinquennal, le couple veut
Prolonger une méthode alliant gestation lente et tournage pirate, en urgence et en équipe réduite.
“Un Carpe Diem désabusé”
Leur rejet de la division industrielle du cinéma passe par un plateau où les hiérarchies tombent et où se mêlent potes et acteurs et actrices non professionnel·les. Ce n’est finalement qu’à la fin du tournage qu’il est acté que le film sera signé de leurs deux noms. Pour Emmanuel, la décision est cohérente par rapport à leur démarche : “La notion d’auteur est liée à la Nouvelle Vague, à ce moment où l’affirmation de la singularité d’un regard est au-dessus de tout. Aujourd’hui, nous avons envie de dépasser cette singularité en construisant un film à travers plusieurs regards.
Au moment d’hyper-individualisme que l’on décrit, où chacun doit être autoentrepreneur de sa vie, ça a du sens d’aller vers du ‘faire-ensemble’. Ce que j’aime au cinéma et dans la vie, c’est quand je suis obligé de me déplacer. Repenser la signature du film, c’était remettre en cause la façon dont je m’y identifie. En école de cinéma, on nous apprend un storytelling de la figure de l’auteur qui n’est pas compatible avec le partage de la réalisation.” Pour Julie, cela va avec le désir de faire du cinéma de façon indocile, à rebours des codes de l’industrie.
“Sans en appeler à la psychologie ou la sociologie, on voulait poser la question de l’attachement et du détachement.”
À la base de Rien à foutre, il y a la volonté d’explorer la frontière entre vie privée et vie professionnelle, frontière qui, à la faveur du développement du télétravail et de l’ubérisation de l’emploi, a tendance à
disparaître. Pour Julie, le projet est aussi habité d’une forme de continuité avec les courts métrages : “Notre intention était de travailler sur les non-lieux. Après un hôtel Formule 1, une aire d’autoroute, un magasin Ikea, on avait envie de filmer une hôtesse de l’air, avec ce fil rouge tissé à partir de notre ressenti sur la construction de nos sociétés et de nos modes de vie contemporains. Avec l’hyper-individualisme, tout nous pousse aujourd’hui à aller de l’avant, à être la meilleure publicité de nous-même. C’est le temps de la notation permanente. C’était notre ressenti et on l’a étayé en faisant des recherches documentaires en amont du tournage, en passant du temps dans les centres de formation de Ryanair.”
Flânerie
Emmanuel ajoute : “Sans en appeler à la psychologie ou la sociologie, on voulait poser la question de l’attachement et du détachement, de la séparation, de la tristesse associée à la vitesse et à la soudaine redécouverte de l’ennui. Mais en faisant attention à ce que tout cela reste souple et se produise avant tout sur le tournage. Pour moi, ça n’aurait pas eu de sens de faire un film qui dénonce l’optimisation et fait l’éloge de l’errance sans pratiquer nous-mêmes une forme de flânerie dans notre manière de réaliser.”
Au cours de leurs recherches, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre découvrent que, pour cette jeunesse, la précarité d’emplois ubérisés, devenue la norme, crée un sentiment de discontinuité : impossibilité de créer de la durée et de la stabilité, et l’opportunité toujours offerte de reprendre à zéro. “Cette possibilité d’appuyer sur ‘reset’ et recommencer sa vie est purement contemporaine. On n’est plus dans les révoltes punk type No Future, mais dans le carpe diem désabusé. On s’accroche au peu qu’on a.
Cette jeunesse est moins nihiliste et plus triste, je crois. Elle vit dans un paradoxe où la réalité de la pénurie côtoie un modèle basé sur l’abondance”, analyse Emmanuel. Et Julie d’enchaîner : “Face à ça, la stratégie de Cassandre est la fuite en avant, en ayant recours à pléthore de moyens de diversion comme l’hypermobilité, les réseaux sociaux, les applications de rencontre, la consommation et le divertissement.”
“Si on devait travailler avec une actrice, ça ne pouvait être qu’elle.”
Pour incarner ce personnage, le choix d’Adèle Exarchopoulos n’a d’abord pas été évident. Le couple n’avait jamais travaillé avec une comédienne professionnelle et cherchait à la base une véritable hôtesse de l’air. “Si on devait travailler avec une actrice, ça ne pouvait être qu’elle, et le personnage a vraiment été écrit à six mains et à partir de l’expérience du tournage”, nous déclarent les cinéastes. Lorsque nous rencontrons Adèle quelques jours plus tard, elle parle de Rien à foutre comme de son film “le plus engagé” : “Leur façon d’aborder la thune, la consommation, le fantasme, la solitude, le monde du travail et l’omniprésence des téléphones est pour moi propre à la génération à laquelle j’ai le sentiment d’appartenir.”
Cependant, Rien à foutre ne s’attaque pas frontalement à son époque. Lucide, il raconte plutôt la façon dont on vit avec ce réel-là, dont on s’en accommode malgré tout, tout en mesurant notre place et la portée de nos choix. Pour Emmanuel, il ne s’agit pas de résilience mais plutôt de prise de conscience : “J’ai un problème avec l’idée que tous les films doivent être le récit d’une thérapie. Dans notre film, il n’y en a aucune. Par contre, il y a une chose qui nous importe beaucoup, c’est de parler du rapport à l’aliénation et de montrer la différence entre le point de départ et celui d’arrivée qui est que, même si Cassandre n’a rien changé, elle est plus libre de vouloir ce qui advient.
Nous voulions aller à rebours de l’idée de l’accomplissement par l’exceptionnel, car cela implique forcément des inégalités. Nous souhaitions ramener du commun, dans le bon sens du terme. Rien à foutre est une tentative d’écrire un personnage d’aujourd’hui, sans rien d’exceptionnel, mais pas terne. La banalité n’est pas terne.”
Rien à foutre de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin (Fr., Bel., 2020, 1 h 50). En salle le 2 mars.
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