Comment réaliser un nouveau film de science-fiction quand on est l’auteur des chefs-d’oeuvre insurpassables Alien et Blade Runner ? Thématiques, mythes et héroïnes : l’essayiste Michel Chion regarde Prometheus à l’aune du parcours unique de Ridley Scott.
Une chose qui peut “plomber” le film de Ridley Scott, et qu’il faudrait jeter par-dessus bord, me semble-t-il (tel du lest dans une expédition en montgolfière), pour lui permettre de s’envoler, c’est son titre. Prométhée est certes, dans le mythe grec, celui qui donne le feu aux hommes et que les dieux ont puni – mais là, on n’en retrouve rien sur l’écran, comme on ne retrouvait rien du mythe de Pandore sur la planète Pandora d’Avatar.
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Ce n’est plus que le nom du vaisseau spatial qui transporte les personnages, et le film – qui aurait pu s’appeler au moins “Promethea”, en hommage au personnage principal – est en porte-à-faux avec son titre. Est-ce si grave ? Lâchons également, comme un autre poids mort, l’attente lourde, lourde, dont Prometheus a été l’objet, du fait qu’il est le premier opus de science-fiction depuis trente ans de son auteur. Il nous faut alors accepter que ce film ne rivalise pas avec les deux coups de maître que furent en leur temps Alien et Blade Runner.
En 1979, la force d’Alien, dont on se sert aujourd’hui pour dénigrer Prometheus, est qu’il n’y avait pas d’attente particulière, de “grand thème” impliqué par le titre. Ce thème surgissait de l’histoire elle-même et s’est imposé tout seul : c’est celui, à mon sens, de l’horreur que la reproduction sexuée inspire à des vivants dépressifs, qui ne veulent que rentrer chez eux ; sans compter, comme des féministes américaines ont su le voir dans un article marquant de Camera Oscura, une métaphore de l’avortement et des fantasmes que déclenche dans notre espèce l’IVG médicalisée. Avec cela renoue le film d’aujourd’hui, en une scène dont je reparle plus loin.
Puis, d’après un roman de Dick dont c’était la première adaptation à l’écran, il y eut Blade Runner, sorti en 1982, dont le titre, emprunté à Burroughs, ne faisait attendre non plus rien de précis ; pour moi le plus beau film du monde, éclairé par la beauté de trois actrices magnifiquement filmées, par un Harrison Ford inspiré, la lumière palpitante de Jordan Cronenweth, le mixage sonore symphonique de Graham V. Hartstone. La nuit, la pluie, et une splendeur cinématographique évoquant The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg (1941). Dans ces deux cas, notons-le, la SF trouvait sa référence en dehors de son champ : dans le thriller d’horreur pour Alien (même si le film reprend des éléments à La Planète des vampires de Mario Bava, 1965), dans le film noir et le film romanticoexotique pour Blade Runner (qui cite Casablanca).
Seulement, le réalisateur de ces deux perles a vécu ensuite, en 1985, un grave échec, douloureux pour lui d’être à la fois commercial et (partiellement) artistique, celui de l’ambitieuse féerie Legend. Après cette épreuve, il semble s’être juré de ne pas glisser vers le film “arty” et de veiller à la viabilité commerciale du moindre de ses films. Nous avons donc tout autre chose ici : un film épique très scénarisé, bourré de décors, de personnages et de péripéties, et qui a par moments un aspect de serial déchaîné.
Bien au-dessus du lot, foisonnant en beautés visuelles, Prometheus souffre parfois d’être de la science-fiction pure, si je peux dire, revenant sans le renouveler sur un thème fatigué, celui de l’origine de l’espèce humaine. Généreux en ingrédients, telle une grosse pizza commandée par un affamé, le film recourt abondamment au montage parallèle. Cette richesse affaiblit certaines scènes, quand elle nous fait quitter des personnages auxquels nous avons commencé à nous attacher pour suivre le destin d’autres qui nous sont indifférents. Un des arguments commerciaux du film est également de nous faire assister à la genèse des images qui troublaient si fort dans Alien, notamment celles du mystérieux pilote de l’espace.
Sans “spoiler” comme on dit maintenant, les dernières minutes , disons que c’est parfois aussi décevant que de voir un futur Dark Vador sans son armure, même si cela entre dans le genre connu du prequel. Le film est aussi contemporain de l’explosion du 3D sur les écrans. Les personnages vivent eux-mêmes dans un environnement d’images en relief, venues du passé, qui se superposent très fréquemment à leur monde “réel”, et c’est là où le film s’avère très poétique (jusque dans la proposition audacieuse d’une mise en relief d’une scène de Lawrence d’Arabie, film-fétiche pour David, le personnage de robot joué par Michael Fassbender) Mais peu à peu l’action se centre sur la mystique, la chercheuse d’absolu, Elizabeth Shaw, incarnée par Noomi Rapace, que la fin du film laisse poursuivre sa quête, comme pour offrir la possibilité d’une suite.
La symétrie est voulue avec la fin d’Alien : là où Ripley regagne sa couche de Belle au bois dormant, en route vers la Terre avec un chat, Elizabeth Shaw repart dans l’espace “pour de nouvelles aventures” avec un robot en pièces détachées. Depuis Aliens et Terminator 2, nous savons en effet que l’avenir est à ce couple – chaste, c’est sa limite – d’une femme têtue et d’un androïde à l’aspect masculin, aussi fort qu’il est attentionné, aussi déterminé qu’il est fidèle. En quoi il n’a pas de mal à s’imposer par rapport à des mâles humains presque toujours défaillants. Sommet d’un film inégal, mais riche, la scène, destinée à mon avis à faire date, où Elizabeth s’auto-avorte en urgence dans une machine chirurgicale initialement prévue pour des hommes, est à la fois une belle idée de scénario et un choc cinématographique (sans compter qu’elle valide l’interprétation dont je parlais plus haut de la saga d’Alien).
Grâce notamment à cette séquence, et aux quelques plans qui la concluent, le petit corps ardent, blessé, claudiquant et vaillant de Noomi Rapace fait entrer son personnage dans la grande galerie des héroïnes ridleyscottiennes, aux côtés de Ripley, de Rachael, de Pris, de Thelma, de Louise – et même de cette “G.I. Jane” incarnée par Demi Moore dans un film injustement méprisé (A armes égales, 1997). Ridley Scott est notre Sternberg, qui à chaque film renouvelle sa Marlene.
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