Richard Widmark n’avait rien de l’homme à tout faire des studios hollywoodiens. Il faut plutôt le voir comme un acteur qui n’hésitait à donner un grand coup coups de pompes dans la fourmilière des idées conservatrices. De La Porte s’ouvre de Mankiewicz aux Cheyennes de Ford se dessine une carrière militante qui ne cessera de renvoyer aux spectateurs américains une image peu reluisante et très réaliste de leur pays.
Richard Widmark n’avait sans doute pas grand-chose à son actif pour faire carrière pas à Hollywood. Lors de sa première audition, de pompe sur le film Le Carrefour de la mort, Henry Hathaway l’avait pratiquement lourdé pour des raisons pas forcément bonnes, mais en tout cas très cohérentes, si l’on se donne la peine d’écouter le metteur en scène: un visage de camé, un teint blême, une allure négligée, un front qui n’en finit pas, des petits yeux et un rire débile fait de gloussements nerveux. Sans l’insistance de Zanuck, le grand manitou de la Fox, Widmark n’aurait jamais balancé dans un escalier une vieille dame en chaise roulante en se marrant; à la place, il aurait fait une carrière honorable au théâtre avant de devenir enseignant, et Le Carrefour de la mort serait resté un film mineur d’où seuls émergent un script brillant de Ben Hecht et un éloge appuyé de la dénonciation il faut comprendre Hathaway : Widmark était plutôt le genre de mec que l’on rencontre dans un sanatorium ou un asile de dingues, en tout cas pas le style à tramer dans les soirées en complet blanc et a atterrir en couverture des magazines sur papier glacé. Plutôt le gars qui ne vous lâche pas, un petit rat à la crinière blonde qui s’accroche à vous comme une sangsue et vous pique portefeuille, carte de crédit, copine ? avant de caser votre mère dans le placard. D’ailleurs, au début du Jardin du diable, un formidable western d’Hathaway, Gary Cooper se tourne vers Richard Widmark pour lui demander de lui lâcher les baskets. Dc fait, les rôles les plus marquants de Widmark restent ceux de petites fientes perverses et désaxées qui s’accrochent: le gangster homo de La Dernière rafale croquant une pomme en respirant un inhalateur de poche ; le barge de La Femme aux cigarettes qui s’arrange pour obtenir la garde de celui qui est devenu son ennemi, espérant pouvoir l’abattre ; le redneck raciste de La Porte s’ouvre, qui s’acharne sur un médecin noir interprété par Sidney Poitier. Widmark produit le même effet sur le spectateur : le type qu’on n’oublie pas et qui vous reste dans la tête sans que l’on sache pourquoi. Widmark a eu la chance de tomber dans une période de guerre froide, au moment où l’Amérique perdait sa tête, sombrait dans le maccarthysme et la chasse aux sorcières. Les choses n’y étaient plus noires ou blanches, bonnes ou mauvais’ et le traumatisme véhiculé par Widmark reflétait l’incertitude de tout un pays. Peu d’acteurs auront su symboliser ainsi le malaise de toute une nation. Dans Les Forbans de la nuit, il incarne Harry Fabian, un petit malfrat qui cherche a s’intégrer à un monde parfaitement organisé ? celui de la pègre londonienne et dont il va rompre provisoirement l’équilibre. Il ne faut pas aller très loin pour comprendre que cet très équilibre fragile représentait celui de l’Amérique vacillante et Widmark, une puce qui allait mettre en relief, tout au long de sa carrière, des problèmes sur lesquels beaucoup de spectateurs américains avaient besoin d’ouvrir les yeux: le racisme, la corruption, la guerre froide, la course effrénée à l’armement, le génocide indien.
De Red skies of Montana à Alamo, Widmark aura souvent incarné des héros ? mais il faut croire que ce n’est pas cela dont on se souvient. Widmark aura plus inquiété qu’il n’aura fait rêver. On pourrait encore dire de lui qu’il s’agissait d’un acteur hors pair ? comme se sont plu à le souligner dans des interviews Jules Dass et Samuel Fuller, qui le rendent en partie responsable des succès des Forbans de la nuit et du Port de la drogue , d’un libéral échu dans la plus belle tradition américaine, d’un mari fidèle, d’un producteur honnête, d’un acteur intègre. Toutes sortes de choses qui font très bien dans une nécro. Mais on ne fera jamais plus belle nécro que celle prononcée par Gary Cooper dans Le Jardin du diable lorsqu’il se penche, dans un superbe plan, sur le cadavre de Widmark: Il valait mieux que ce que nous pensions, en fait il était un petit peu meilleur que nous tous.?
Dans The Last wagon, un western méconnu de Delmer Daves qui vaudrait la peine d’être redécouvert, Felicia Barr va rejoindre Widmark, et lui dit à peu près: Peu importe si nous mourons, du moment que nous aurons passé une nuit d’amour sous les étoiles. » Les performances de Widmark étaient de cette étoffe: on a l’impression en le regardant jouer de décrocher la lune à chaque fois comme si chacun de ses films nous apportait la certitude que, quoi qu’il arrive, on ne mourra pas tout à fait idiot.
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Richard Widmark : En 1937, un ami et moi faisions un tour de l’Europe à vélo ? mais qui s’est essentiellement limité à l’Allemagne. Nous y avons tourné un documentaire sur les camps de jeunesse hitlérienne. Un de mes professeurs en sciences politiques avait étudié de très près la montée d’Hitler au pouvoir et avait réussi à m y intéresser. C’est une époque sur laquelle je continue de me documenter. J’ai tenu à aller là-bas pour voir ce qui se passait: l’Allemagne commençait déjà à s’armer et des trains remplis de soldats sillonnaient tout le pays. Je savais que quelque chose se tramait. Nous avions entendu parler d’un camp à Dachau. Le consul d’Allemagne à Chicago ? le père d’un ami à l’université ? m avait donné une lettre de recommandation pour aller voir à Berlin un fonctionnaire qui pourrait nous faciliter notre voyage. Nous lui avons demandé s’il était possible de se rendre à Dachau. Il s’est enfoncé dans son fauteuil et a éclaté de rire mais, pour ne pas nous décevoir, il nous a envoyés dans ce camp de jeunesse: nous y avons passé une semaine et pris pas mal de photos. Une expérience fascinante. Cette vision de gamins de 6 ans, endoctrinés par des types en uniforme, saluant tous les matins le drapeau nazi, restera gravée en moi à tout jamais.
Qu’est-il advenu de ce film
Nous caressions l’espoir de le diffuser. Il est passé un soir à l’université ? j’étais étudiant en droit, puis en sciences politiques et en théâtre, à Chicago. Lors de la présentation, le consul d’Allemagne à Chicago était présent ; j’ai parlé de mes craintes et de l’inquiétude que devaient susciter de telles images. Le consul s’est levé et m a traité de menteur, il était fou de rage ? et le film ne l’avait pas remué le moins du monde. J’ai encore ce documentaire avec moi, la pellicule est désormais en très mauvais état et je viens de la transférer en vidéo. J’aimerais bien que quelqu’un voie ce film, histoire de ne pas oublier.
Avez-vous fait la Seconde Guerre mondiale
J’ai été réformé. L’armée n’a pas voulu de moi à cause de problèmes persistants aux oreilles. J’y suis même retourné une seconde fois et, devant mon insistance, ils m ont pris et envoyé dans un camp en Californie. Mais là encore, rien à faire, ils m ont renvoyé dans mon foyer. J’avais, paraît-il, un trou dans la tête, incompatible avec le devoir de soldat.
Quels rôles avez-vous joués au théâtre
J’ai dû jouer dans cinq ou six pièces. Je ramassais souvent des rôles de jeune premier, bien loin des rôles de méchant qui m ont été dévolus par la suite. J’étais un ami d’Elia Kazan, qui était acteur à l’époque et travaillait surtout pour la radio ? où je l’ai rencontré. Il est sans doute le meilleur directeur d’acteurs que j’aie connu, mais parlait peu. Je continue à le voir, mais il ne va pas très bien.
Comment avez-vous été engagé pour le film Le Carrefour de la mort
La Fox voulait tourner ce film à New York, et mon agent est parvenu à me dégoter une audition pour le rôle du méchant. C~ était un rôle assez mineur ? treize jours de tournage seulement ?, mais il a eu un impact considérable sur le public. Pour l’obtenir, j’ai dû signer un contrat de sept ans avec la Fox. Je ne m étais jamais engagé de la sorte auparavant, j’en avais tellement honte que je ne l’ai même pas dit à ma femme. Et puis, j’étais persuadé que ce serait un fiasco ? le film devant se planter, je restais peinard à New York et ma femme ne saurait jamais rien de cette affaire. Seulement, le film a marché, le studio m a demandé de m installer sur la Côte Ouest, et j’ai dû annoncer du jour au lendemain à ma femme : «Chérie, on déménage demain. »
D’où vient le rire nerveux du méchant que vous interprétez De vous, ou était-il prévu dans le script de Ben Hecht
De moi : j’étais très nerveux au moment de l’audition et lorsque je suis dans un tel état, je ne peux plus m’empêcher de rigoler. Henry Hathaway, le metteur en scène, n’arrivait plus à me calmer. Hathaway est l’une des pires salopes que la terre aie jamais portée. Après l’audition, je me suis dit Je ne veux rien à voir avec ce film, de près ou de loin’. Hathaway ne voulait pas de moi pour le rôle, de toute manière, il tenait à engager un pianiste de jazz nommé Harry The Hipster. Mais l’un des producteurs exécutifs s’y opposait. En me regardant, Hathaway s’était écrié « Pufff. trop intello ! » Il s’était aussi plaint de mon front trop large, suggérant que je mette une perruque. C’est finalement Zanuck qui a tranché: «Prenez Widmark. » Je ne vous raconte pas l’ambiance avec Hathaway les premiers jours ce con m a vraiment fait chier. Au bout de quatre jours, je suis parti du plateau en plein milieu d’une scène. Ce sadique me rendait trop nerveux et j’étais certainement mieux chez moi qu’avec ce con. Je l’ai poussé contre un mur en lui disant d’aller se faire foutre. Son assistant m a rattrapé dans la rue et m a dit «Fais pas le con, et viens déjeuner avec lui. » Je suis retourné sur le plateau, j’ai fini la scène et Henry ne m a plus jamais fait chier. Curieusement, lui et moi sommes devenus très amis par la suite et avons fait six films ensemble. C’était vraiment un brave type, sauf sur un plateau, où il devenait une espèce de Mister Hyde.
N’aviez-vous pas peur, en signant un contrat de sept ans avec la Fox, d’être cantonné dans les mêmes rôles de méchant, comme l’a prouvé votre second film, La Dernière rafale.
Je l’étais de fait, mais Daryl F. Zanuck, le producteur, était un homme suffisamment intelligent pour comprendre que pour rentabiliser son investissement ? car j’étais un investissement pour lui ?? il valait mieux m offrir une palette de rôles plus large. Je me suis retrouvé en sept ans à jouer toutes sortes de rôles, de pickpocket à marin. Mes rapports avec Zanuck n’ont jamais dépassé le cadre professionnel. C’était un dur, comme tous les chefs de studio à l’époque, mais il aimait tellement le cinéma et possédait un sens inné de ce que les gens voulaient voir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: les types sont content tant que leurs films font de l’argent. En ce temps-là, les chefs de studio avaient le plus grand respect pour leur tâche, il leur était essentiel de faire de bons films. Zanuck ayant commencé par travailler comme scénariste, il lui était resté un respect pour les écrivains ? qu’il n’éprouvait d’ailleurs pas pour les acteurs. C’était une bête de travail qui ne quittait jamais le studio et regardait chaque mètre de pellicule tourné ? et la Fox produisait alors une cinquantaine de longs métrages par an.
C’est lui qui vous a mis dans Le Port de la drogue et Le Démon des eaux troubles, les deux films de Samuel Fuller
J’aime beaucoup Sam, nous nous parlons encore régulièrement. Ses scripts avaient tous une tonalité bien particulière, surtout celui du Port de la drogue. Mais pour moi, il s’agissait d’un simple film de série B. Ni moi ni Jean Peters n’étions très chauds à l’idée de réaliser un film pareil. Nous l’avons tourné en quatre semaines, en extérieurs à New York.
Vous est-il arrivé de traîner avec des pickpockets’
Jamais de la vie. J’utilisais mon imagination et je faisais tout à l’instinct. Je n’ai jamais traîné avec des flics ou des pickpockets. Jouer, c’est d’abord faire preuve d’imagination. Je ne mène aucune recherche de ce type.
Dans ce cas, comment votre méthode de travail s’est-elle adaptée à celle de Kazan lors du tournage de Panique dans la rue
Le film est presque improvisé. Nous avions un scénario, mais il était d’une médiocrité extrême. Jack Palance faisait alors ses premiers pas au cinéma. C’est le type le plus dur que j’aie rencontré, le seul acteur qui m ait jamais fait peur. Je me souviens d’une cascade que l’un de nos cascadeurs n’arrivait pas à réaliser ? il s’y était repris une bonne douzaine de fois, sans succès. Palance en a eu marre, l’a faite à sa place et l’a réussie du premier coup. Dans une autre scène, Palance devait m assommer avec un pistolet. Nous avons répété avec un faux pistolet. Mais en tournant la scène, il en a pris un vrai et je suis resté KO vingt minutes. Pourquoi a-t-il pris un vrai flingue ? Allez savoir… Jack Palance avait aussi pris la mauvaise habitude de casser la figure à Zero Mostel entre deux prises, à tel point qu’il a fallu l’hospitaliser au bout d’une semaine de tournage. Ceci dit, Palance était un bon comédien et un chic type ? simplement, il ne fallait pas se trouver entre ses pattes.
Pourquoi Jules Dassin vous a-t-il pris dans Les Forbans de la nuit
C’est, encore une fois, Zanuck qui m a imposé. J’étais très content: le script était formidable et Dassin un très bon metteur en scène. Nous avons tourné durant l’été 1949, à Londres, qui était encore dévasté à cause des bombardements allemands. La nourriture était toujours rationnée ? la nôtre venait directement des Etats-Unis. Ce fut un tournage passionnant, nous avons travaillé soixante nuits d’affilée, j’arpentais cette ville en tous sens ? à force de courir, j’avais fini par perdre plus de dix kilos. Un an plus tard, Jules Dassin était victime du maccarthysme et fut contraint de quitter les Etats-Unis. Ce fut une époque terrible pour notre pays.
Quelle a été votre position durant cette période
La plupart de mes amis ont été blacklistés: Edward Dmytryk, Zero Mostel, Abraham Polonsky, Ring Lardner, plus une dizaine d’autres personnes. Je n’ai jamais été communiste ou membre d’une quelconque organisation, j’ai toujours été un démocrate libéral. Les chefs de studio étaient très prudents en la matière. Leur réserve s’expliquait par le fait que beaucoup de talents avaient des liens avec le parti communiste et ils tenaient à protéger leur investissement. Des comités ont commencé à se mettre en place à Washington et des gens, comme mon ami Gary Cooper, ont commencé à dénoncer leurs copains. Robert Taylor aussi a donné des noms à la pelle, alors que personne ne lui demandait rien.
Votre engagement politique se manifeste dans Aux postes de combat, que vous produisez: un film violemment anticonservateur et pacifiste.
James B. Harris, le metteur en scène, m avait demandé de produire le film. Je tenais absolument à tenir les rênes de la production, pas tant pour des raisons d’argent que d’indépendance. D’autres acteurs avaient fait la même chose que moi : John Wayne, Kirk Douglas. Le personnage de l’officier belliqueux est inspiré de Barry Goldwater, le candidat du parti républicain à l’élection présidentielle de 1964. Je le connaissais personnellement : un très brave type, mais sur la question politique, il était fou à lier ? il aurait été prêt à déclencher une guerre nucléaire. Il y a aussi le personnage interprété par Sidney Poirier. J’avais d’abord pensé à d’autres acteurs, mais j’ai voulu Sid, histoire de prendre un acteur noir de talent dans un rôle où sa couleur ne joue pas un rôle décisif. C’était bien l’une des premières fois qu’un acteur noir échappait aux rôles de chauffeur, d’esclave ou de truand. Poitier en était d’ailleurs le premier surpris et il avait du mal à trouver ses repères. Malheureusement, le film n’a pas rapporté un rond, et mes expériences de producteur se sont arrêtées là. J’aurais pu continuer, mais j’avais envie de passer à autre chose.
Comment s’est déroulé le tournage de Troublez-moi ce soir, avec Marilyn Monroe
J’aimais beaucoup Marilyn. Elle était un cas difficile, elle avait surtout peur de jouer ? et ce, durant toute sa carrière. Pour elle, c’était la croix et la bannière de se mettre les pieds sur le plateau, mais une fois qu’elle y était, tout allait pour le mieux. Elle était très vulnérable et dépressive, mais c’était une chic fille. Elle avait toujours un coach avec elle, qui lui donnait des indications sur sa diction et sa manière de se déplacer. Elle était incapable de se rappeler plus de trois mots. Le film n’était pas très bon, ce fut l’occasion pour Zanuck de donner un premier rôle à Marilyn après plusieurs seconds rôles, et elle s’en est remarquablement sortie. Elle était une bête de cinéma. Il se passait quelque chose d’unique entre elle et la caméra, sans qu’on sache de quoi il s’agissait. Sur le plateau, on se disait elle est nulle, jamais on ne pourra garder cette prise . Et le soir, en voyant les rushes, tout le monde était enthousiasmé par le résultat.
Vous avez fait deux films avec John Sturges: Coups de fouet en retour et
Le Trésor du pendu.
Sur Coup de fouet, j’étais producteur ? bien que cela ne soit pas mentionné au générique. J’ai fait le film pour Universal contre 5000 des bénéfices. Je m occupais de tout, c’est même moi qui ai choisi John Sturges. Le film a bien marché et a lancé sa carrière, c’est lui qui m a ensuite engagé pour Le Trésor du pendu.
Etiez-vous conscient, au moment d’accepter de tourner dans ce film, de son sous-texte homosexuel’
Vous faites allusion aux rapports entre Robert Taylor et moi lorsque Robert Middleton dit à Robert Taylor, en parlant de mon personnage: Le drame, Jake, est que Clint n’a jamais aimé quelqu’un autant qu’il vous a aimé. » Croyez-le ou non, ni Robert ni moi n’avions compris de quoi il retournait. Ce n’est qu’en assistant à la première que nous avons compris qu’il se passait quelque chose d’étrange. C’était l’époque des buddymovies: deux types ensemble à la vie et à la mort ? Lancaster et Douglas ont tourné un paquet de films de ce genre, et tout le monde trouvait ce sous-texte évident. Un producteur était même venu me voir pour me dire Très chouette, cette histoire d’amour entre deux hommes’. Je n’ai pas revu le film depuis 1957, mais tout le monde me rebat les oreilles avec.
Vous êtes pourtant habitué aux rôles de pédé : Tommy Udo dans Le Carrefour de la mort n’est entouré que d’hommes, Stiles dans La Dernière rafale est un gangster qui ne cache pas son attirance pour un jeune boxeur et, dans Le Jardin du diable…
Mais j’en sais rien du tout (rires)… Vous avez un problème, ou quoi Où allez-vous donc chercher ça
Comment avez-vous connu John Ford’
Je l’avais rencontré brièvement sur l’un des plateaux de la Fox quand il tournait What prive glory Je l’ai revu sur le tournage d’Alamo, où il a traîné durant quelques mois. Nous sommes alors devenus amis. On dit qu’il était là pour filer un coup de main à John Wayne. Cela faisait douze ans qu’il voulait faire ce film et il disait souvent au vieux « Tu crois que je peux le faire » Et le vieux lui répondait « Bien sûr que tu peux le f aire, vas-y ! » En réalité, Ford ne rêvait que d’une chose : que Wayne le supplie de l’aider. Mais il s’est démerdé tout seul et Ford s’est contenté de lui pomper l’air. Wayne et moi n’avons jamais pu nous piffer. Je l’avais rencontré dans plusieurs soirées en Californie, mais nous n’avions pas accroché. J’ai la plus grande admiration pour son talent d’acteur, mais politiquement, nous étions tous les deux à l’opposé: lui à l’extrême droite et moi à gauche. Sur le plateau, tout s’est bien passé. Un vrai pro. Nous sommes revenus, Ford et moi, au même endroit l’année suivante pour tourner Les Deux cavaliers: l’un des plus beaux souvenirs de ma vie.
Comment avez-vous tourné la scène de la rivière
Nous attendions un matin, James Stewart et moi, que Ford se remue. Il s’agissait d’une longue scène ? six pages ?, que Jimmy et moi avions longuement répétée. Un assistant de Ford se ramène et nous annonce Le vieux veut vous voir . On va tous les deux dans sa petite maison, il nous accueille cigare au bec, avec son oeil caché, vêtu d’une chemise ? pas mal, d’ailleurs, la chemise: « Les mecs, impossible de tourner avec un temps pareil. » Pourtant, le temps était magnifique. «Retournez sur le plateau, les mecs, je vous appellerai. » On s’exécute et on attend. A 2 h d l’après-midi, un assistant vient nous dire « Les mecs, c’est bon, on tourne » L’endroit où nous devions tourner se trouvait assez près, on s’est assis, James et moi, sur le bord de la rivière et Ford a tourné deux plans ? don un pour les six pages de script. Ford a emballé la scène en deux heures et demie. Nous étions chez nous assez tôt pour prendre le thé.
Ford prenait-il en compte les suggestions des acteurs’
Et puis quoi encore! Il ne disait rien, mais il ne fallait surtout pas l’ouvrir. Ford était très autoritaire et son sens de l’humour pouvait tourner au sadisme. Il se servait par exemple souvent de sa surdité. Je lui disais « Tu sais John, ils préparent une rétrospective de tes films à New York » « Où ? » « A New York Quels films ?? «Les tiens » «Et ils vont faire quoi ? » En fait, il savait très bien de quoi je parlais. A l’époque, Ford avait du n à trouver du travail. Ce métier est vraiment difficile. Un jour, je mange à la cantine de la Fox lorsque D.W. Griffith est entré. Je débutais alors, j’ai pensé «Voilà le mec qui a inventé le cinéma . Mais personne ne lui adressé la parole, tout le monde s’en foutait. Ford n’était pas très emballé à l’idée de tourner Les Deux cavaliers, mais on ne lui avait rien offert d’autre. De plus, il était très affecté par la mort de Ward Bond. De toute façon, quand il travaillait, c’était plein pot ? que le boulot lui plaise ou non. Et il avait fini par aimer ce film. Plus tard, j’ai essayé d’acquérir les droits de The Last frontier d’Howard Fast (Kubrick a adapté son roman Spartacus pour son film du même nom), mais c’est la Columbia qui avait mis la main dessus, ils avaient déjà produit un film avec le même titre (La Charge des tuniques bleues d’Anthony Mann) et ils n’étaient pas très chauds. Seulement l’histoire du livre était tombée dans le domaine public. J’ai fait faire des recherches à l’université de Yale et, une fois le travail terminé, j’ai proposé le projet à Ford: c’était Les Cheyennes. Ford était très hésitant au début, persuadé que les Indiens étaient incapables de jouer, mais j’ai insisté. Deux ans plus tard, je me trouvais en Yougoslavie quand un producteur m’envoie un script intitulé Les Cheyennes. Ford allait le mettre en scène et tenait absolument à ce que je joue dedans. C’était sa façon à lui de me remercier. Je pense que, sinon, il aurait choisi John Wayne ou James Stewart. Le sujet m importait beaucoup, comme pour Ford, qui semblait habité par le remords. C’est une raison pour laquelle le film n’est pas aussi bon qu’il aurait dû l’être Ford ressentait en permanence le besoin de s’excuser de l’image des Indiens qu’il avait véhiculée dans ses films précédents.
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