Quatre ans après Boyhood, qui paraissait lui ouvrir les portes de la consécration, Richard Linklater continue pourtant d’arpenter les sentiers d’un cinéma férocement indépendant et aventureux. Affichant la sérénité de ceux qui n’ont rien à prouver, l’électron libre du cinéma US revient avec le très beau Last Flag Flying.
La dernière fois qu’on a vu Richard Linklater, c’était en 2013, à Austin, au Texas, dans les bureaux de sa société (Detour Production, du nom d’un grand film fauché d’Edgar Ulmer), simples préfabriqués posés sur une ancienne piste d’aéroport reconvertie en studios de tournage – un “lot” (comme ils disent à Hollywood, de la même façon que dans le Sud-Ouest français), fait de bric et de broc, symbolisant à la perfection l’esprit indépendant, bricoleur et partageur du monsieur.
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Il venait à l’époque de dévoiler à la Berlinale le troisième tome de sa saga Before (Midnight, en l’occurrence), et s’apprêtait à terminer le montage de Boyhood, son chef-d’œuvre tourné aux basques d’un adolescent sur douze années. A plusieurs heures d’Hollywood, Richard Linklater vit en son royaume, au milieu de ses affiches vintage, de sa collection de films en 35 mm, de ses trophées dûment acquis.
C’est au fond son propre cinéma qui nous invite au souvenir, lui qui n’a cessé d’arpenter les labyrinthes du temps et de la mémoire, pour y vérifier ce que les années dessinaient sur les corps et dans les cœurs. “Nous devons en permanence composer avec les versions plus jeunes de nous-mêmes, qui sédimentent en nous, qui nous influencent. Comment est-on mû par ces forces ? C’est une question qui me hante, et qui est au cœur de mon nouveau film”, entame-t-il, très affable.
Séquel ou œuvre indépendante ?
Sorti en novembre aux Etats-Unis sans y faire grand bruit, Last Flag Flying nous replonge dans l’Amérique de Bush, circa 2003, ce moment particulièrement déprimant où les cercueils de “boys” commençaient à revenir d’Irak, et où tout espoir de virer le “commander in chief” allait s’évanouir quelques mois plus tard dans un vote pétrifiant (c’est d’ailleurs le même moment que disséquait Ang Lee dans Un jour dans la vie de Billy Lynn, que Linklater avoue avoir raté en dépit du fait qu’il se déroule dans sa ville natale, Houston – preuve que vraiment personne ne l’a vu outre-Atlantique).
Le film raconte comment le père d’un soldat tombé au front (Steve Carell) va s’évertuer à détourner la dépouille de son destin patriotique, à l’aide de deux copains décatis (Bryan Cranston et Laurence Fishburne) qu’il n’a pas vus depuis des décennies. Depuis la guerre du Vietnam précisément.
C’est par ce détail que Linklater inscrit son œuvre dans les pas d’une autre, d’une bien étrange façon il faut le dire. Last Flag Flying (sous titré en France “La dernière tournée”) se présente en effet comme le sequel de The Last Detail (La Dernière Corvée), un roman écrit par Darryl Ponicsan en 1970 mais également un film un peu oublié de 1973, réalisé par Hal Hashby, avec un Jack Nicholson moustachu en marinière, cryptogay comme jamais.
“Ce n’est pas vraiment un sequel, interrompt Linklater, avant de préciser la drôle de nature de son projet. En fait, il y a bien deux romans de Darryl Ponicsan, qui se font suite. Lorsque j’ai découvert le second, vers 2005, j’ai tout de suite eu envie de l’adapter, en sachant qu’il serait impossible de réunir le cast originel du film d’Hashby. Or un sequel avec d’autres acteurs est-il vraiment un sequel ? On peut en discuter mais moi je ne pense pas. Donc, même si on retrouve certains éléments du film de 1973, je préfère considérer le film comme indépendant.” Ainsi soit-il.
Un petit studio loin d’Hollywood pour ne rien sacrifier à sa liberté artistique
Indépendant, il l’est en tous les cas par ses moyens de production, comme pratiquement tous les films de Richard Linklater. Ayant commencé sa carrière en 1991 avec Slacker, sensation du festival de Sundance cette année-là, le cinéaste texan s’est presque toujours tenu éloigné des studios hollywoodiens, leur préférant le sien, plus petit, à Austin, qu’il a toujours su alimenter par de l’argent de qualité – entendez “auquel il ne sacrifie pas sa liberté artistique”.
aAprès avoir réalisé le sous-estimé Everybody Wants Some!! grâce à l’appui d’Annapurna Pictures (la maison des auteurs prestigieux Kathryn Bigelow, Spike Jonze, Bennett Miller, Paul Thomas Anderson…), il a signé cette fois-ci un deal avec Amazon Studios (qui contrairement à Netflix accorde autant d’importance à la salle qu’à sa plate-forme de streaming).
“Les modes ne m’intéressent pas, sinon je n’aurais jamais fait un film sur la guerre d’Irak !”
Avec un petit million de dollars engrangé, un accueil critique mitigé et aucune nomination aux divers “awards”, le film ne réitérera pas le carton de Boyhood en 2014. Mais à 57 ans, Linklater semble n’avoir cure de ces aléas. “Le succès d’un film, je l’ai appris avec les années, est très aléatoire. Et cela fait de toute façon bien longtemps que je ne cherche plus à capter l’air du temps, si tant est que je l’aie déjà fait consciemment. Les modes ne m’intéressent pas, sinon je n’aurais jamais fait un film sur la guerre d’Irak !”, confie-t-il dans un éclat de rire.
Le sujet, en effet, est connu pour ne pas passionner le public américain, à une ou deux exceptions près, comme American Sniper, qu’il égratigne au passage : “Clint Eastwood a fait un film héroïque, très peu critique et assez imprécis historiquement. En réalité, la seconde guerre d’Irak a été une sale guerre, laborieuse, tout sauf excitante. La guerre du Vietnam aussi avait été sale, mais du fait de la conscription obligatoire, elle concernait toute la nation. Chaque famille avait un des siens là-bas.”
Le réalisateur poursuit : “Avec Last Flag Flying, je voulais faire un film lent, mélancolique, qui explore les conséquences d’un choix, celui de s’engager dans l’armée, qui rejaillit sur ceux restés à la maison et qui n’ont rien demandé. L’inverse d’un film de guerre, donc, même s’il y a bien une mission à remplir ici.”
Tourner un maximum, travailler pour le temps long
Même sans l’avoir en face de nous, il se dégage à l’évidence de son témoignage une forme de sérénité. Celle de ceux qui n’ont plus rien à prouver. Tourner un maximum, travailler pour le temps long, voilà ce qui le motive, certain que “(son) travail sera vu d’une façon ou d’une autre, de même que certains de (ses) films préférés furent confidentiels à leur sortie”.
De fait, avec une vingtaine de longs métrages en trente ans, et jamais plus de deux ou trois années entre chacun, sa carrière a suivi un rythme effréné, relativement décorrélée du box-office, et pratiquement sans équivalent aux Etats-Unis – on ne voit que Soderbergh à qui le comparer.
“Là, j’ai quatre scénarios d’avance. Il arrive qu’il me faille plus de dix ans avant qu’un projet n’aboutisse…”
“Je pense que cela tient à deux choses, avance-t-il comme explication. D’abord, j’ai toujours un scénario sous le coude. Là, par exemple, j’en ai quatre d’avance. Il arrive qu’il me faille plus de dix ans avant qu’un projet n’aboutisse, comme ce fut le cas pour Last Flag Flying, que j’ai écrit en 2005, mais ce n’est pas grave, je m’occupe en attendant. Ensuite, je suis raisonnable sur les budgets et je ne dépasse jamais. J’ai même fini celui-ci un peu en avance. C’est ça la clé de l’indépendance”, conclut-il.
Outre cette sérénité affichée quant à la réception de son œuvre, son optimisme sur les conditions de production étonne, dans un contexte volontiers morose : “Je sais que beaucoup de mes collègues se plaignent de l’état de l’industrie (lui le premier d’ailleurs, lorsqu’on le rencontrait en 2013 – ndlr), et c’est en effet déprimant que les studios préfèrent désormais produire un film à 200 millions que quatre à 50. Pour autant, il y a aujourd’hui de nouvelles fenêtres de diffusion, de nouveaux distributeurs audacieux et je constate, très prosaïquement, qu’il est plus facile de faire un film en 2018 qu’en 2008. Lorsqu’il m’arrive de donner cours à des étudiants en cinéma, voici ce que je leur dis : ‘Félicitations, vous arrivez dans la meilleure période de l’histoire pour faire du cinéma’.”
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