En 2000, Richard Kelly, 25 ans, tourne Donnie Darko, son premier long métrage : un lapin géant y annonce la fin du monde à un ado (Jake Gyllenhaal). Schizophrénie, multivers, voyage dans le temps ? Le film, devenu culte, ressort dans une version remontée. Le cinéaste raconte cette folle histoire.
ll existe certainement, perdue dans les confins du multivers, une réalité parallèle où les noms de Richard Kelly et de Donnie Darko n’évoquent rien à personne.
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Une recherche sur l’IMDb local nous informerait tout au plus qu’un film intitulé Donnie Darko fut bel et bien réalisé en 2001 par un certain Richard Kelly, retourné à l’anonymat après la sortie de son seul et unique long métrage directement en DVD, dont les nombreux invendus furent rapidement envoyés au pilon.
Dans ce triste monde, quelques collectionneurs d’incunables de la science-fiction en détiendraient la poignée de copies encore en circulation, qu’ils se passeraient sous le manteau comme la dernière des cames, une drogue dure, violemment psychédélique, à ne pas mettre entre toutes les mains…
Un réalisateur célébré à défaut d’être célèbre
Par bonheur, nous ne vivons pas dans cet univers – même s’il s’en est fallu de peu. En ce jour caniculaire de juin, dans ce bar d’un hôtel parisien, se tient face à nous un réalisateur célébré à défaut d’être célèbre, auteur de trois longs métrages, dont le premier, Donnie Darko donc, ressort ces jours-ci en salle, restauré en 4K et dans une version director’s cut inédite en France.
Pour ceux, tout de même nombreux depuis 2001, qui l’ont déjà vu, c’est le prétexte idéal pour s’y replonger ; pour les autres, il serait criminel de le rater à nouveau. Ils y découvriront, dans une banlieue banale de Virginie-Occidentale en 1988, un adolescent portant un nom de superhéros (avec son allitération en D), persuadé que la fin du monde est proche : dans 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes exactement.
Pourquoi ? Parce qu’un lapin géant le lui a dit dans un rêve, le soir où un moteur d’avion est tombé directement du ciel, sur son lit vide. Un miracle ?
Vingt et une minutes supplémentaires
Elaboré en 2004 pour le marché américain, ce montage remanié comporte vingt et une minutes supplémentaires, consistant en de petites rallonges de scènes plus ou moins discrètes ; un changement de morceaux (dans la première séquence, Never Tear Us Apart d’INXS a remplacé The Killing Moon d’Echo And The Bunnymen, qui a quant à lui été déplacé plus loin, lors de la fête d’Halloween) ; et surtout une intégration assez audacieuse (et payante) de plusieurs pages d’un livre fictif sur le voyage dans le temps, qui permet de mieux comprendre l’ésotérisme du film, sans pour autant le trivialiser.
“Quand j’ai conçu ce nouveau cut en 2004 (…), le but était d’entretenir la flamme et d’élargir l’audience”
Aussi, même si la première version tenait très bien sur ses deux jambes, celle-ci justifie une révision. « Quand j’ai conçu ce nouveau cut en 2004, sur la suggestion du distributeur, le but était d’entretenir la flamme et d’élargir l’audience, grâce à une vraie, belle ressortie en salle. En 2016, j’ai profité de la fin des droits d’exploitation DVD pour également restaurer le film en 4K, et c’est cette version (disponible jusqu’ici uniquement sur un Blu-ray anglais – ndlr), comme neuve, que je suis heureux de présenter en France aujourd’hui – oh, vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux », insiste le réalisateur, Richard Kelly.
Sa joie, de fait, est visible. Venu à Paris (et à Bruxelles) présenter son film lors de cinq avant-premières à guichets fermés, il s’est largement nourri de l’amour offert par les spectateurs. Souvent, la France a réservé un accueil chaleureux aux cinéastes américains en délicatesse dans leur propre pays (les De Palma, Carpenter, McTiernan…), et Kelly s’inscrit dans cette tradition.
Musclé et bronzé (l’abonnement à la salle de gym n’est visiblement pas resté au fond du tiroir ces dernières années), affublé d’un bouc, le cinéaste de 44 ans n’a pratiquement pas changé depuis la dernière fois qu’on l’a vu, il y a pile une décennie, pour la sortie de The Box.
Pratiquement pas changé : comme sa filmographie hélas, restée bloquée à ce relatif échec, autant public que critique – pas dans ces pages toutefois. Depuis 2009, les annonces de nouveaux projets se sont multipliées, mais toutes sont restées lettre morte : un film avec Edgar Ramírez, un autre avec Nicolas Cage, un autre encore avec James Gandolfini, ou bien une suite de Donnie Darko ont été évoqués… Mais rien ne s’est jamais concrétisé.
La genèse, miraculeuse à tout point de vue
Avant d’évoquer son avenir, nous le cuisinons d’abord sur ce qui motive sa venue ici : la genèse, miraculeuse à tout point de vue, de son premier long métrage. « Posez-moi toutes les questions que vous voulez, je ne me lasserai jamais d’en parler », prévient-il d’une voix enjouée, avant de dérouler son récit.
1998, Los Angeles, Richard Kelly a 23 ans et vit en colocation à Hermosa Beach. Tout juste diplômé en cinéma de la prestigieuse USC, University of Southern California (comme George Lucas, John Carpenter, Judd Apatow, James Gray ou Shonda Rhimes), il travaille en tant qu’assistant dans une boîte de postproduction.
“J’avais en tête l’histoire vraie d’un pic de glace tombé de nulle part dans la chambre d’un adolescent”
« Je n’y faisais rien de passionnant, se souvient-il, les tâches les plus marrantes qu’on me confiait étaient de servir des cappuccinos à Madonna ou à Jennifer Lopez qui peaufinaient là leurs clips. Et le soir, en rentrant chez moi, je ne faisais que lire et écrire.«
Le premier jet de Donnie Darko sortit ainsi de son cerveau en un petit mois, dans un état qu’il décrit comme « une sorte de transe. J’avais en tête l’histoire vraie d’un pic de glace tombé de nulle part dans la chambre d’un adolescent, heureusement absent cette nuit-là, et à partir de là, tout le reste s’est déroulé ».
Une œuvre riche et complexe
Ils sont peu nombreux, les auteurs capables de déployer une œuvre aussi riche et complexe en si peu de temps, surtout à un si jeune âge. Aussi, très vite, le prodige décroche un agent qui, impressionné, fait lire le projet à tous les producteurs qui comptent.
« On trouvait mon scénario formidable, mais on m’expliquait qu’il était trop ambitieux, trop cher, et que j’étais trop jeune”
Beaucoup acceptent de le rencontrer, mais aucun ne semble y croire suffisamment pour se lancer dans l’aventure. « On trouvait mon scénario formidable, mais on m’expliquait qu’il était trop ambitieux, trop cher, et que j’étais trop jeune. Comme il était hors de question pour moi de le confier à quelqu’un d’autre, je me faisais doucement à l’idée que je le garderais pour plus tard, et commençais à travailler sur autre chose.«
Il ébauche notamment ce qui deviendra en 2006 Southland Tales, et qui n’était alors qu’une simple comédie noire, sur des acteurs ratés cherchant à extorquer de l’argent à une célébrité (un arc narratif parmi tant d’autres dans la version finale).
Jake Gyllenhaal, follement charismatique
L’obstination finit cependant par payer, et une première fée se penche sur son berceau en la personne de Jason Schwartzman, qui se dit intéressé par le rôle titre. Le comédien, alors âgé de 19 ans, n’a qu’une seule mais prestigieuse ligne à son CV (Rushmore de Wes Anderson), mais aussi un carnet d’adresses qu’il ouvre généreusement à Richard Kelly.
Ce dernier rencontre ainsi Francis Ford Coppola (oncle de Schwartzman), qui lui prodigue conseils et encouragements ( » je suis ressorti de cet entretien gonflé à bloc »), puis Drew Barrymore, qui accepte à son tour de s’impliquer, en tant que prof d’anglais du héros.
« A partir de là, les choses se sont débloquées, explique le cinéaste. Même si le budget de 4,5 millions de dollars restait insuffisant pour satisfaire toutes mes envies, notamment en terme d’effets spéciaux, j’ai décidé d’y aller. » Problème : la seule semaine que peut lui accorder Drew Barrymore est incompatible avec le calendrier de Jason Schwartzman.
Or, les financements dépendant d’elle, celui-ci se résout à laisser sa place. Ce sera Jake Gyllenhaal qui la saisira, un acteur du même âge, moins connu mais un peu expérimenté. Et surtout follement charismatique.
“[ Jake Gyllenhaal] est entré dans la pièce et j’ai tout de suite compris que c’était lui, avant même de l’entendre”
Le cinéaste se remémore l’audition : « Il est entré dans la pièce et j’ai tout de suite compris que c’était lui, avant même de l’entendre. Il y a certains comédiens pour lesquels on n’a aucun doute.«
On trouve là un autre jeune acteur promis à un grand avenir, Seth Rogen, dans le petit rôle d’un bully de cour de récré. « Il sortait tout juste de Freaks and Geeks, et je me souviens d’un garçon timide et concentré. Parfois, il sortait de sa réserve et enchaînait les blagues hilarantes. On pouvait par ailleurs deviner qu’il deviendrait cinéaste à sa manière de tout observer », confie Richard Kelly, qui termine ce tour d’horizon en évoquant « l’aura et le pouvoir de fascination intacts » de Patrick Swayze, qui accepte d’interpréter un inquiétant gourou du développement personnel.
Maggie Gyllenhaal complète enfin ce beau casting, en jouant son propre rôle de grande sœur du personnage/acteur principal.
Sundance en ligne de mire
Son équipe réunie, Richard Kelly se lance, à 25 ans, dans « un tournage court, intense et joyeux. Je me disais à l’époque qu’on ne me laisserait pas deux chances de forger mon identité. Je pensais : ‘Si tu foires ce coup, c’est terminé pour toi, tu ne seras jamais cinéaste.’ Alors j’ai tout donné.«
Il entre en salle de montage à l’été 2000, avec Sundance en ligne de mire. Il y est sélectionné, et la première s’y tient en janvier 2001. Et c’est la douche froide : « Les gens trouvaient le film intéressant mais pas abouti. Ils admettaient qu’il y avait quelque chose, un charme, mais ne le comprenaient pas.«
Dans cette foire annuelle du cinéma indépendant américain, où la plupart des films arrivent sans distributeur, c’est souvent quitte ou double. Une lutte pour la survie, pour parler en termes darwiniens, et en cet instant précis, le Darko est en voie d’extinction.
« Ce qui m’attendait était une sortie direct-to-DVD, afin de minimiser leurs pertes. Le film n’aurait eu aucune critique, les morceaux que j’avais pris la peine d’assembler (la BO, somptueuse, emprunte aux new-wave et cold-wave anglaises des années 1980 : Tears For Fears, Joy Division, Duran Duran, Echo And The Bunnymen – ndlr) seraient remplacés par de la musique de catalogue… La catastrophe. »
C’est à ce moment-là qu’un nouveau miracle advient : Christopher Nolan, venu lui aussi à Sundance présenter son second long métrage, Memento, y voit le film de Kelly. Et l’adore sans réserve.
Pas encore le magnat qu’il est aujourd’hui, il a cependant suffisamment d’influence sur son jeune distributeur, New Market, pour le convaincre d’acheter le petit film de son camarade si prometteur mais incompris. Et voilà comment la ligne de destin de Richard Kelly, comme celle de son héros, soudain se scinda en deux.
Le DVD se vend comme des petits pains
En deux seulement ? A vrai dire, nombreux furent encore les embranchements avant d’en arriver à cet univers qui est le nôtre, où Donnie Darko est un film important. Le film sort le 26 octobre 2001 et recueille cette fois-ci de bonnes critiques.
Mais, nouvelle déception, le public ne se déplace pas. Et pour cause : un gros mois après le 11-Septembre, les Américains ne vont presque plus au cinéma, et certainement pas pour y voir le crash d’un moteur d’avion sur une maison.
“Une petite voix me disait que ce serait peut-être le dernier [film], si jamais la troisième guerre mondiale venait à éclater »
Richard Kelly évoque cette poisse en des termes apocalyptiques : « D’un côté j’étais soulagé que mon premier film ait une vie, de l’autre une petite voix me disait que ce serait peut-être le dernier, si jamais la troisième guerre mondiale venait à éclater. »
Pour l’anecdote, c’est dans cette atmosphère dépressive et surchauffée ayant suivi l’attaque du World Trade Center, puis la seconde invasion de l’Irak, que Kelly remanie le scénario de Southland Tales pour en faire la farce politique que l’on connaît – et dont le destin sera lui aussi mouvementé, avec un rejet violent à Cannes en 2006, un remontage forcé et une sortie en catimini (mais c’est une autre histoire)…
L’honneur est donc sauf, et l’intégrité du film préservée, mais son succès trop limité pour ouvrir le champ des possibles. C’est alors qu’un troisième miracle advient, un an après : le DVD se vend comme des petits pains, notamment sur les campus américains.
« Il s’est passé quelque chose dont je rêvais, mais que je n’osais plus espérer, après tant de déceptions : le film a fini par trouver son public », confie Kelly, avec une émotion toujours vivace. Donnie Darko devient ainsi un sujet de conversation sur les forums de cinéma et les premiers blogs, où les exégètes commencent leur travail de fourmi, et des séances de minuit sont organisées un peu partout dans le pays.
Archétype de film geek, à l’heure où ces derniers s’emparent du trône de fer de l’industrie du divertissement, objet sublimement impur, aussi cryptique que lyrique, appelant l’interprétation rigoureuse autant que le laisser-aller lové dans le velours bleu de ses voiles d’illusions, ce coup de maître impose son réalisateur comme un grand espoir.
Un état de grâce de courte durée
Fort de cette hype inopinée, il signe le scénario de Domino de son idole Tony Scott, brûlot anar et déluré, film le plus radical du cinéaste anglais suicidé en 2012, dont Kelly garde le souvenir d’un « aventurier fou mais d’une extrême gentillesse, avec qui le travail consistait (métaphoriquement ou littéralement, la question demeure – ndlr) à rouler dans les dunes en buggie ».
Mais l’état de grâce sera de courte durée : avec le crash retentissant de Southland Tales – dont il ne s’est toujours pas remis, rêvant toujours de le ressortir et de le compléter – puis l’échec, plus discret, de The Box, son capital s’épuisera aussi vite qu’il s’était constitué, le plongeant dans les infâmes marécages hollywoodiens, ceux dont les auteurs les plus libres et audacieux ont tant de mal à s’échapper.
On s’aventure à lui demander pourquoi ses projets n’aboutissent pas, et si, entre-temps, on ne lui aurait pas proposé des commandes, pour patienter…
Sa réponse fuse : « Réaliser des films ou des épisodes de séries que je n’ai pas écrits ne m’intéresse pas. J’ai décidé de prendre mon temps. De jouer le long plutôt que le court terme. J’ai de nombreux projets sous le coude, de formats différents, pour des structures différentes, mais tous reliés entre eux. Mon équipe (agent, manager, producteur) a élaboré un plan précis afin de les lancer l’un après l’autre, pour que je n’aie plus à m’interrompre. Ce sera comme des dominos », lâche-t-il, le plus sérieusement du monde, l’œil lumineux comme jamais.
L’histoire d’Hollywood, cruelle, invite à la prudence, mais comment ne pas avoir envie d’y croire ? Sera-ce comme un « Richard Kelly Cinematic Universe », hasarde-t-on ? « Quelque chose comme ça, oui.« Préparez-vous donc à voir #RKCU en trending topic sur tous vos réseaux sociaux.
Donnie Darko de Richard Kelly, avec Jake Gyllenhaal, Maggie Gyllenhaal, Drew Barrymore (E.-U., 2001, 1h53). Version restaurée
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