Sur les conseils de Christophe Honoré, on peut découvrir en salle et en version restaurée l’œuvre sensuelle et onirique de la cinéaste ukrainienne à travers cinq de ses films longtemps censurés.
Il aura fallu attendre la seconde moitié des années 1980 et la pérestroïka pour découvrir les premiers films de Kira Mouratova, cinéaste russo-ukrainienne dont le nom avait peu franchi le Rideau de fer. En butte à la censure soviétique, des films comme Brèves Rencontres (1967) ou Les Longs Adieux (1971) étaient jusque-là partiellement ou totalement interdits, au point que Mouratova, au début des années 1980, avait été écartée de l’activité de réalisation et reléguée à des fonctions subalternes dans le Studio d’Odessa, là où elle s’était installée avec son premier mari dès les années 1960.
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Même si elle a beaucoup souffert de ces brimades et autres interdictions, il serait dommage de réduire Kira Mouratova à une simple martyre du soviétisme. Ses deux premiers longs métrages, Brèves Rencontres et Les Longs Adieux donc, provoquent en effet d’une sorte d’éblouissement. La texture sensuelle et onirique de ces deux films est unique.
Un tableau hirsute, violent et finalement réaliste de la pérestroïka
Dans Brèves Rencontres, Mouratova orchestre un face-à-face entre deux femmes qui aiment le même homme (interprété magnifiquement par le chanteur et acteur Vladimir Vyssotski, qui fut également le mari de Marina Vlady), le tout sur fond de problèmes de bâtiment et de canalisations, opposant finement la trivialité souvent mesquine de l’administration communiste avec les sentiments profonds de ses personnages.
Le surgissement des flash-backs et la manière dont la cinéaste, qui interprète également l’un des rôles principaux, joue avec les coupes, souvent franches et brutales, sont vraiment marquants. Ce mouvement perpétuel crée un espace labyrinthique qui mélange présent et souvenir, et transporte le spectateur dans une ambiance étrange et fascinante.
Dans Les Longs Adieux, sans doute son chef-d’œuvre, Mouratova s’intéresse, sur un ton légèrement tchékhovien, aux relations flottantes et contradictoires entre une mère et son fils, à peine sorti de l’adolescence. Là encore, la réalisatrice, à travers de longues séquences assez virtuoses, parvient à captiver son spectateur par la manière dont elle fait circuler ses personnages dans un espace à la fois réel et affectif. Une longue séquence au bord de la mer où se croisent, dans la première moitié du film, une kyrielle de personnages est sans doute le sommet du film, et peut-être de tout le cinéma de Kira Mouratova, tant elle parvient ici à créer, avec une infinie subtilité un monde fugace et pourtant frappé d’une sorte d’éternité, par la seule force d’une mise en scène insaisissable.
Parmi les cinq films de Mouratova qu’on peut revoir en salle, il faut encore privilégier Le Syndrome asthénique, qu’elle réalise en 1989, juste après son retour en grâce. Ici, le ton se fait plus brutal et plus désordonné. Mettant en scène un professeur de lycée sujet à de fréquentes crises de narcolepsie, la cinéaste joue à fond de toutes les ruptures et autres syncopes. Et surtout, elle propose un tableau hirsute, violent et finalement réaliste de la pérestroïka, période de transition entre le communisme et le capitalisme pendant laquelle la confusion règne. Un tableau unique empreint d’une folie de tous les instants qui nous laisse pantois et fourbus, mais qui témoigne de la liberté absolue de Kira Mouratova, cinéaste ô combien précieuse, disparue en juin 2018.
Brèves Rencontres ; Parmi les pierres grises ; Les Longs Adieux ; Changement de destinée et Le Syndrome asthénique de Kira Mouratova (URSS, 1967, 1 h 36 ; URSS, 1983, 1 h 23 ; URSS, 1971, 1 h 34 ; URSS, 1984, 1 h 43 ; URSS, 1989, 2 h 23, reprises en versions restaurées)
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