Inusable Alain Resnais : un nouveau film en tournage, plusieurs rétrospectives intégrales, une sortie DVD, le scénario de son grand projet avorté des années 60, Harry Dickson. Que du plaisir.
Resnais sance
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans la cosmogonie des grands cinéastes français, Resnais est à l’opposé de Jean Renoir et du courant réaliste. A côté du cinéma du Patron, solaire, cru, en prise directe avec la vibration du monde, l’art de Resnais serait plutôt lunaire, cuit, recréant le monde à travers des dispositifs hautement conceptuels. Si Renoir incarnait une francité majuscule, dans la foulée des grands romanciers du XIXe et des peintres de la génération de son père, l’inspiration d’Alain Resnais a quelque chose de plus nordique, quelque part entre le style anglais et l’école graphique belge. Chez Renoir, le cinéma en tant que processus d’enregistrement se suffisait à lui-même alors que chez Resnais, le cinéma a toujours été mélangé à d’autres mondes, d’autres disciplines, parfois très hétérogènes, comme dans une expérience de laboratoire : l’histoire (Nuit et Brouillard, Hiroshima mon amour, Muriel…), la science (Je t’aime je t’aime, Mon oncle d’Amérique), la littérature de pointe (Hiroshima…, L’Année dernière à Marienbad), la bande dessinée (La vie est un roman, I Want to Go Home, Harry Dickson), le théâtre (Mélo, Smoking/No Smoking, Cœurs), la variété (On connaît la chanson), l’opérette (Pas sur la bouche).
Racontant l’histoire d’un homme sauvé du suicide et que des scientifiques veulent renvoyer dans le passé pour qu’il revive une minute de sa vie, Je t’aime je t’aime, qui sort en DVD, réunit plusieurs des constantes du corpus Resnais. Avec ses répétitions de scènes, ses ellipses brutales, ses sautes de montage volontaires, ses ruptures permanentes dans le continuum spatio-temporel, Je t’aime je t’aime expérimente le temps et déconstruit les modes narratifs sous l’influence probable du structuralisme. On songe aux recherches concomitantes de Chris Marker, mais aussi à une préfiguration des expérimentations lynchiennes. Je t’aime je t’aime est aussi un film très graphique, évoquant des planches de Tintin ou de Blake et Mortimer. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il fut tourné à Bruxelles, capitale de la BD et de la ligne claire.
Les Aventures de Harry Dickson est le grand film d’Alain Resnais que l’on ne pourra pas voir dans les rétrospectives et que l’on ne risque pas non plus de se procurer en DVD. Et pour cause : cet ambitieux projet, qui a mobilisé Resnais pendant toutes les années 60, n’a jamais pu être concrétisé. Le scénario du film est publié ces jours-ci, accompagné d’un long entretien avec Frédéric de Towarnicki, camarade de Resnais et auteur du scénario, et de deux textes de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat racontant l’histoire du projet et analysant son influence souterraine sur les autres films de Resnais.
L’ouvrage est passionnant à plus d’un titre. Il nous rappelle que l’histoire du cinéma est truffée de projets grandioses restés à jamais dans les tiroirs et que la naissance d’un film est chose fragile qui ne tient parfois qu’à quelques fils (un producteur hésitant, un malentendu entre les protagonistes du projet, un désir qui retombe à cause du temps qui passe et de nouveaux projets…). Il nous fait connaître la personnalité intriguante de Towarnicki, partenaire de l’ombre, sorte de dandy, philosophe, journaliste des années 50-60, qui parle ici sans langue de bois, dressant un portrait assez critique d’Anatole Dauman ou confiant sa déception de voir Resnais abandonner le projet. Le livre nous replonge dans le bouillonnement créatif de l’époque et dans tous ses possibles merveilleux : songez que le générique d’Harry Dickson devait annoncer Laurence Olivier ou Dirk Bogarde dans le rôle-titre, Vanessa Redgrave, André Delvaux pour les décors, et Stockhausen pour la musique, une véritable dream team internationale et artistique. Le livre permet surtout de rêver à “ce film dont il est évident aujourd’hui qu’il aurait infléchi le destin du cinéma français”, selon Henri Langlois, une œuvre baignant dans l’esprit du serial et recelant quelques constantes de l’œuvre de Resnais : la BD, le graphisme, l’atmosphère bruxello-anglaise (une série de photos de repérages montrent ainsi la récurrence des ruelles ou immeubles en briques), l’interrogation sur le bien et le mal, la science-fiction, l’ésotérisme… On se prend à imaginer une superproduction tenant de Feuillade ou du Lang du diptyque indien. Mais voilà, l’ambition et le budget du film étaient peut-être trop gros pour le cinéma français, et l’époque, très idéologique et politisée, n’était peut-être pas prête pour trois heures de poésie. Resnais a tourné à la place La guerre est finie et un segment de Loin du Vietnam. Harry Dickson aux prises avec les araignées de Georgette Cuvelier, les sortilèges d’Euryale la Gorgone ou les maléfices de Rheina la momie, c’était vraiment trop loin du Vietnam.
{"type":"Banniere-Basse"}