Redécouvrir encore Mikio Naruse, le troisième génie du cinéma japonais, radiographe de la révolte des femmes à la discrétion souveraine. Mikio Naruse a fait 89 films, de 1930 à 1967. Mais la connaissance d’un seul a suffi pour qu’on reconnaisse en lui un immense cinéaste, le troisième génie japonais, avec Mizoguchi et Ozu. Candidat sérieux […]
Redécouvrir encore Mikio Naruse, le troisième génie du cinéma japonais, radiographe de la révolte des femmes à la discrétion souveraine.
Mikio Naruse a fait 89 films, de 1930 à 1967. Mais la connaissance d’un seul a suffi pour qu’on reconnaisse en lui un immense cinéaste, le troisième génie japonais, avec Mizoguchi et Ozu. Candidat sérieux au titre du « plus beau mélodrame du monde » en même temps qu’évocation fiévreuse et ramassée de l’histoire du Japon d’après-guerre, Nuages flottants (Ukigumo, 1955) est à la fois une récapitulation des grands thèmes narusiens et un des rares exemples de passion féminine poursuivie jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Pour une fois libre de toute attache familiale, l’héroïne (incarnée par l’immense Hideko Takamine) ne renonce jamais et suit l’homme qu’elle aime à travers toutes les épreuves qu’il lui fait subir. Le grand art invisible de Naruse consistant à faire passer le lyrisme passionnel qu’appelait le sujet dans un réalisme du moindre détail. Car Naruse est d’abord un cinéaste réaliste qui inscrit toujours ses chroniques et ses personnages dans une quotidienneté étouffante.
« Tous les jours sont les mêmes », constate l’héroïne du Repas (Meshi, 1951), épouse exploitée et ignorée qui devra fuir le domicile conjugal pour que son mari s’aperçoive à quel point elle lui est indispensable. Mais même dans la fugue, le monde de la femme se réduit à sa famille. C’est un monde balisé et clôturé. Pour y échapper, il faut contrôler la provenance de l’argent, donc se vendre. D’où le nombre impressionnant de geishas et de « madames » (les patronnes de bar) qui parsèment l’oeuvre de Naruse, la soeur séduite et abandonnée, et bientôt prostituée, de Frère et soeur (Ani imoto, 1953) en étant la figure paroxystique.
S’il a tâté de la comédie à l’américaine, du jidaigeki (film de samouraïs) ou du genre geido (inspiré du théâtre traditionnel), Naruse reste un spécialiste du shomin geki, le mélodrame populaire qui met en scène des gens ordinaires dans la vie de tous les jours. Il est considéré comme l’inventeur du sous-genre fufu mono, le film de « mari et femme ». C’est son côté « physiologie du mariage », dont Le Repas est un des meilleurs exemples.
Le grand succès commercial de ce film permet à Naruse de se sortir d’années de crise personnelle et artistique. Il a trouvé sa voie, il ne la quittera plus, enchaînant les films et les succès pendant quinze ans. Si l’épouse du Repas finit par retrouver son mari au bout d’un long processus d’acceptation qui rappelle Voyage en Italie (la renonciation lucide et déchirée venant supplanter le miracle), la jeune fille de L’Eclair (Inazuma, 1952) repousse fermement le modèle en vigueur et ne trouvera son éventuel salut que dans la fuite. Elle oppose sa soif de savoir et de solitude au fatalisme social de sa mère (« Le monde est comme il est »). Car la révolte ne suffit pas aux femmes de Naruse. Il leur faut rompre violemment avec leur famille pour espérer conquérir la liberté dont elles sont privées.
Si l’argent est sans cesse évoqué dans les films de Naruse, c’est qu’il est le Dieu visible qui pèse sur le monde. Dans tous ses films, Naruse peint un univers cloisonné, empoisonné par l’omniprésence des rapports d’argent, et dont toute tentative de mise en branle paraît vouée soit à l’échec, soit à un destin très incertain. Non réconciliée mais pas sauvée pour autant, l’héroïne de L’Eclair raccompagne sa vieille mère et se perd dans une nuit suspendue, riche de promesses et de dangers. Comme la femme humiliée et secrètement amoureuse de son beau-père du Grondement de la montagne (Yama no oto, 1954) se retrouve avec celui-ci face à une vaste étendue plane et déserte, avec ce qui lui reste d’avenir à inventer. Si Naruse est si grand, c’est qu’il ne cède jamais au pathos ostentatoire ni aux effets de style. Poète de la grande illusion entre mouvement et immobilisme, fermeture et libération, il ordonne sa mise en scène autour de la répétition des mêmes gestes et des trajets de ses personnages. Afin d’indiquer avec une discrétion souveraine le contraste entre les aspirations contrariées de ses personnages féminins et la terrifiante immuabilité de l’ordre des choses. Mikio Naruse n’avait finalement qu’un seul sujet, le plus difficile qui soit : le frémissement.
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