Eden cinéma. Pour voir les films de Duras, il faut tout oublier : le grand écrivain et le personnage médiatique, le Goncourt sur le tard et L’Amant d’Annaud. Alors se déploie un cinéma d’une beauté plastique stupéfiante, une oeuvre expérimentale toujours fondée sur le récit, un art unique à (re)découvrir tout l’été au cinéma Le […]
Eden cinéma. Pour voir les films de Duras, il faut tout oublier : le grand écrivain et le personnage médiatique, le Goncourt sur le tard et L’Amant d’Annaud. Alors se déploie un cinéma d’une beauté plastique stupéfiante, une oeuvre expérimentale toujours fondée sur le récit, un art unique à (re)découvrir tout l’été au cinéma Le République.
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Pour apprécier le cinéma de Marguerite Duras, mieux vaut commencer par oublier tout le reste : le grand écrivain devenu populaire sur le tard et son autoparodie médiatique, Le Ravissement de Lol V. Stein et la scie du « sublime, forcément sublime », la larme que tout être humain est forcé d’écraser à la fin de La Musica et l’interview de Platini façon hooligans (« Je voulais tuer Maradona », on se calme), la confrontation vidéo avec Godard et les entretiens avec Mitterrand publiés par L’Autre journal, La Douleur et le stupide Marguerite Duraille d’un Rambaud pas encore goncourisé, Le Vice-consul et les fesses de Jane March, Yann Andréa et Karl Zéro. Il faudrait aussi oublier, mais c’est plus facile, la tonne d’exégèse indigeste qu’ont suscitée les dix-neuf films (courts et longs compris) de la petite dame de Neauphle-le-Château alors qu’elle-même était si peu théorique , ces milliers de pages d’analyses absconses (à l’exception de Deleuze, Noguez et Magny) qui ont fait qu’on a attendu l’âge respectable de 30 ans pour oser enfin voir un « Duras ». Mais il n’est jamais trop tard pour se découvrir durassien. Et prendre de plein fouet des films qui ne correspondent jamais tout à fait à ce qu’on en a entendu dire, qui sont beaucoup plus surprenants que leur réputation, bonne ou mauvaise. C’est donc une découverte, ça se passe à Paris seulement et ça dure tout l’été. Avec l’intégrale Mizoguchi à la Cinémathèque, c’est même l’événement de cette saison.
Parmi les onze films présentés, tous en copies neuves, par où faut-il commencer ? Peut-être pas par le premier, Détruire, dit-elle (1969), son premier vrai « toute seule » écrit seulement pour le cinéma. Après l’hôtel des amants d’Evreux, la caméra de Duras investit un autre lieu à la fois clos et de passage, le parc et le rez-de-chaussée d’une sorte de maison de repos pour bourgeois dépressifs. S’y déroule un rituel de séduction doloriste entre le trio classique échappé de 68 et une femme mariée. Malgré les voix off et un découpage très influencé par Bresson, Duras peine encore à se défaire du théâtre. Le dispositif est trop posé, les choses sont très dites (« L’amour, le désir, c’est devenu pareil », bon) et les comédiens en font beaucoup. Il faut attendre la dernière séquence pour sentir le souffle d’une vraie folie, d’un excès singulier. Comme par surprise, le film se met alors à déconner franchement et devient très drôle. On est encore au théâtre, mais on s’est rapproché de Guitry, donc du cinéma.
Avec Nathalie Granger (1972), on y est en plein. Tourné dans la maison de Neauphle, c’est le premier chef-d’oeuvre de Duras cinéaste. Dans ce gynécée tout gris où vivent une petite fille, sa mère et une (son ?) amie, les paroles sont rares. Duras trouve dans ce silence le premier secret pour parvenir à ce cinéma qui n’appartiendrait qu’à elle : faire taire ses comédiennes (Lucia Bosé et Jeanne Moreau, vraiment sublimes, pour le coup), sans doute venues dans l’espoir de se mettre en bouche des textes magnifiques et soudain réduites au silence. La violence du film une violence sourde mais palpable et son climat d’inquiétude proviennent de ce silence. Quand les deux femmes parlent un peu, c’est un son postsynchronisé qui surgit, comme séparé des corps des deux actrices. Le comédien émane des textes, des textes et des lieux. Il apparaît d’eux, et non l’inverse. Pour exister quand même, il lui faut apprendre à être réduit à une présence, presque un fantôme, ce qu’il y a de plus difficile à (ne pas) jouer.
« Mon cinéma, au fond, c’est une mise en scène de textes », écrivait Duras en septembre 92, à l’occasion de la rétrospective intégrale que lui consacrait la Cinémathèque. Elle simplifiait alors à l’extrême un processus créatif plus complexe que cela. Il n’empêche qu’elle était bel et bien parvenue à inverser ce processus, à passer d’un style d’écriture dit « cinématographique » à un cinéma qu’il serait bien sot de qualifier de « littéraire ». Qui n’est même pas un « cinéma d’écrivain », avec toute la lourdeur, l’artifice et la maladresse que cette expression laisse supposer. Pour Duras, bazinienne extrémiste sans le savoir, le cinéma, c’est le réel, ce qui existe, ce qui peut être enregistré par la caméra. Ce qui n’existe pas, ou plus (comme l’Indochine de sa première expérience sexuelle), ne saurait être filmé. Le cinéma ne peut pas faire « comme si… », il n’y a pas d’équivalences ni de reconstitution possibles, et Annaud est un triste faussaire. Seule la littérature peut approcher le souvenir et « rendre compte de l’oubli ». Elle reste donc le premier travail à accomplir. La fiction, le récit de la fiction, c’est l’écrivain qui l’amène, c’est Marguerite Duras elle-même. Le cinéma fournit « le réel véritable », « le contenant de l’écrit », des lieux vides que le texte vient habiter, des corps dont la caméra enregistre la seule présence, comme s’ils étaient des tableaux accrochés au mur (ce sont les fameux « tableaux vivants » d’India song). Duras ne cessera de répéter et de systématiser ces préceptes simples. Et de les pousser toujours plus loin, en détruisant leurs premières ébauches si nécessaire.
Après le succès d’India song (1974), elle tourne Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), une expérience unique dans l’histoire du cinéma, un film qui reprend l’intégralité de la bande-son d’India song, mais sur de nouvelles images. Dans India song, un monde perdu resurgit par la seule force de son évocation. Dénommer les choses et les êtres les fait apparaître dans leur éclat originel. Son nom de Venise… retranche les tableaux et ne donne plus à voir que des ruines. « C’est toujours quand même sur le versant de la destruction que le travail se fait. (…) J’ai voulu faire un film sur l’oubli d’India song« , explique Duras à Dominique Noguez au cours d’une série d’entretiens filmés. Et plus loin, « Je crois qu’on peut le voir sans rien, ce film, sans texte. C’est une énorme construction de la destruction. » Appelés par le texte et la musique d’India song (dont le « tube » entêtant de Carlos d’Alessio), les plans du château Rothschild en ruine gagnent peu à peu leur autonomie et finissent par se suffire à eux-mêmes. Le cinéma de Duras tend vers un « moins » qui est toujours synonyme d’approfondissement et d’enrichissement.
Duras cinéaste invente aussi son économie propre, parfaitement adaptée à la relative étroitesse de son public et de ses moyens financiers. Tournés avec de tout petits budgets, ses films sont pourtant d’une beauté plastique proprement stupéfiante, grâce à l’exactitude de leur topographie et au talent de leurs opérateurs, les meilleurs du cinéma français de l’époque (Bruno Nuytten, Ghislain Cloquet, Sacha Vierny, Pierre Lhomme), ravis de pouvoir se consacrer à rien d’autre qu’au rendu des contours du réel. Autre chef-d’oeuvre, Le Camion (1977) soumet le cinéma à un nouveau dispositif de projection, qui provient de la cinéaste elle-même, de sa voix. Assis à une table de la maison de Neauphle, dans « la chambre noire », Duras et Depardieu lisent un film « dépeuplé », au conditionnel, presque virtuel donc, qui vole « le spectateur d’un certain type de représentation ». Mais c’est pour lui en fournir aussitôt une autre, moins étalée mais plus riche et plus libérée, très proche de l’expérience du lecteur que la puissance d’évocation du texte amène à se projeter des images jamais tout à fait complètes, encore ouvertes. Sans doute le plus beau film de Duras, Le Camion est celui où elle s’expose le plus, à la fois comme auteur et comme personnage, celui où elle parle le mieux de sa solitude, de sa soif intacte de fictions proliférantes, et de la folie qui parfois la gagne, quand le soir tombe. Mais c’est aussi son film le plus politique, celui où elle laisse libre cours à son hystérie réactionnaire de « déstalinisée meurtrie » (pour reprendre l’expression de Manchette à propos de Montand), celui où elle règle ses derniers comptes avec Marchais et proclame que « Karl Marx, c’est fini. » Soyons charitables et n’insistons pas.
Mieux vaut se souvenir que le cinéma de Duras, aussi moderne et « expérimental » soit-il, ne quitte jamais les rives du récit. C’est de la compulsion fictionnelle qu’il tire ses premières forces. Il devient très drôle quand il joue consciemment du décalage entre le côté « Collection Harlequin » des fictions de l’écrivain et la modernité intransigeante de son filmage. Ce décalage assumé et souligné par l’omniprésence de la musique « exotique » de d’Alessio fait tout le prix de Baxter, Véra Baxter (1976), à la fois roman-photo baigné d’antonionisme, stridence féministe sur l’horreur conjugale et poursuite du travail sur les limites de la représentation de la vie rêvée. Le dernier film, Les Enfants (1984), sera encore plus drôle, modèle de comédie sociale et populaire (qu’il faudrait passer en boucle à Rochant, Klapisch et consorts…), et retour au théâtre mais un théâtre émancipé par une forme télévisuelle de rêve, proche de celle qu’avait imaginée Rossellini. Qualité supplémentaire, le cinéma de Marguerite Duras est autosuffisant et intransmissible, sans postérité possible, sans risque de suiveurs laborieux, seulement valable pour l’écrivain Duras, inventé par elle et pour son seul usage. C’est un cinéma unique.
Marguerite Duras, Les Yeux verts (numéro spécial Duras de juin 80 des Cahiers du cinéma) est réédité dans la Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 162 pages, 59 f.
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