Le secret magnifique. Les femmes dépositaires privilégiées des passions amoureuses : Guiguet est un digne héritier de Douglas Sirk. Avec trois longs métrages et deux courts, Jean-Claude Guiguet a déjà construit ce qu’on a coutume d’appeler une oeuvre. Car même s’il s’agit d’un cinéaste rare à tous les sens du terme, avec une moyenne d’un […]
Le secret magnifique. Les femmes dépositaires privilégiées des passions amoureuses : Guiguet est un digne héritier de Douglas Sirk.
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Avec trois longs métrages et deux courts, Jean-Claude Guiguet a déjà construit ce qu’on a coutume d’appeler une oeuvre. Car même s’il s’agit d’un cinéaste rare à tous les sens du terme, avec une moyenne d’un film tous les quatre ans, chacun de ses plans est aussitôt identifiable : un certain phrasé des actrices, un dialogue ciselé mais qui ne tourne jamais au mot d’auteur, une mise en scène aussi discrète que précise, un petit monde féminin qui résiste et se cogne au vaste théâtre social que les hommes croient gouverner, bref, un univers, fait de constances et d’obsessions. Mais un univers qui ne cesse de s’étendre et de se complexifier, qui part toujours à la découverte de nouveaux horizons, pour s’en nourrir et s’y épanouir.
C’est ainsi que Le Mirage, le dernier long métrage, de 1992, délaissait les lieux clos et parisiens des Belles manières et de Faubourg Saint-Martin pour aller à la rencontre d’une nature édénique aussi séduisante que trompeuse. Avec ce bouleversant conte de printemps, Guiguet laissait libre cours à son goût pour les mélodrames de Douglas Sirk. Sur une intrigue proche de Tout ce que le ciel permet, il débarrassait le sanglot sirkien de ses oripeaux hollywoodiens pour le rendre à son origine, le romantisme allemand poussant le retournement jusqu’à faire de l’objet du désir un jeune Américain épris de culture « continentale ». Adaptation d’une nouvelle de Thomas Mann (La Mystifiée), Le Mirage échappait pourtant à tous les écueils du « cinéma littéraire », les plaisirs de la conversation badine étant sans cesse incarnés (et parfois niés) par la puissance des désirs qui métamorphosent des corps en attente. Nourri de Proust, Guiguet sait que l’amour et la maladie se confondent dans les mêmes symptômes de souffrance et d’abandon. Chez lui, le miracle de la guérison prend souvent l’allure d’un rêve éveillé (la définition même du fantasme) avant de retomber soudainement du côté du cauchemar morbide (le final de Faubourg), seule issue au besoin jamais rassasié de romanesque comme moteur de la vie « La mort prend le visage de l’amour », dit Louise Marleau en expirant.
Qui dit roman dit part obscure, face cachée. Et Guiguet est le grand cinéaste du secret dont la révélation ne fait qu’accroître la brûlure intime. Il fait de ses interprètes féminines autant de « tombeaux de secrets ». Dans Le Mirage, l’expression est mise dans la bouche de Véronique Silver, à qui Guiguet redonne son personnage de confidente-observatrice inquiète de La Femme d’à côté. Telle l’exquise mais redoutable Patachou dans Faubourg Saint-Martin, la femme vieillie celle qui s’est mise hors circuit, trop fatiguée, mais pas hors service, plus aiguisée que jamais occupe la place centrale, au milieu des courants contradictoires des passions. Elle est la narratrice cachée de toutes les histoires, la dépositaire obstinée qui tente de réguler les conflits et d’apaiser les maux. Dans La Visiteuse (la « nouvelle » d’Archipel des amours), Françoise Fabian est un vibrant condensé de la femme selon Guiguet : une recluse des sentiments, toujours prête à écouter les autres mais toujours tentée de replonger une dernière fois pour son propre compte, une amoureuse blessée qui souffre le martyre de s’être fait une raison. C’est elle qui tourne les pages du livre, c’est elle qui se souvient du détail enfoui qui fait toute la saveur de l’intrigue.
Cette recherche d’un bonheur toujours fuyant, qui paie toujours son exigence au prix fort, portée par des femmes de tête au coeur gros, Guiguet la promène à travers ses mondes de grand cinéaste cinéphile. Pour son premier film, Les Belles manières, il organisait la rencontre improbable d’un prolétaire bressonien et d’une veuve sereinement viscontienne. A travers les miroirs, les personnages tentaient en vain de s’apprivoiser, de s’affranchir de leurs mondes. Comme dans Faubourg, où Guiguet s’emparait de la défroque du « réalisme poétique » et des pires clichés hérités de Carné pour créer sa propre poétique réaliste, faite de funambulisme au bord des ravins du ridicule et d’autant de redressements miraculeux. Quand Fabian chante un poème d’Aragon sur un air de Ferrat, on ne ricane pas, on pleure à chaudes larmes. Parce que Guiguet a toujours l’intelligence de ses sentiments. C’est ce qui nous le rend si précieux.
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